Déjà à lorigine de la sortie en Blu-Ray du formidable Le Moment de la vérité, la collection Make My Day ! initiée par Jean-Baptiste Thoret pour le compte de Studiocanal, sest récemment enrichie d’un autre long-métrage signé Francesco Rosi : Salvatore Giuliano. Réalisateur majeur, si ce nest essentiel, son nom semble pourtant passer au second plan lorsque lon évoque les maîtres du cinéma italien, loin derrière Fellini, Rossellini ou Visconti. Cest pourtant aux côtés de ce dernier quil débute en qualité de scénariste puis assistant, notamment sur La Terre tremble. Comme ses confrères Pietro Germi, Elio Petri, il demeure malheureusement encore trop méconnu du grand public malgré des œuvres telles que Lucky Luciano ou Cadavres exquis, la faute probable au rejet dune partie de la critique, en témoigne laccueil catastrophique de Chronique dune mort annoncée, que le regretté Michel Ciment aborde dans son entretien présent en bonus de cette édition. Foncièrement politique et engagé, offrant une vision critique des institutions de son pays, il était inévitable quil finisse par semparer de la figure de Giuliano, bandit et révolutionnaire sicilien,. Pour mener à bien sa fresque – récompensée dun Ours dArgent à Berlin en 1962 – le metteur en scène s’entoure de pas moins de trois auteurs. Suso Cecchi DAmico, scénariste, entre autres, du Guépard, Rocco et ses frères ou Le Voleur de Bicyclette (excusez-du peu), déjà à la plume sur Profession Magliari de Rosi, Enzo Provenzale, quil retrouvera à loccasion de Main basse sur la ville lannée suivante, et Franco Solina responsable des scripts d’État de siège ou encore Colorado. Du beau monde auquel il faut ajouter le producteur Franco Cristaldi (Le Pigeon, Le Nom de la rose) afin de conter l’histoire de lindépendantiste qui défraya la chronique et s’attira les foudres du pouvoir. Mais loin d’offrir un biopic classique, le cinéaste en profite pour donner à son œuvre une forme aussi révolutionnaire que son héros.

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De simples crédits blancs sur fond noir. Dès son générique, Salvatore Giuliano impose explicitement son parti-pris. Aucune emphase, le film se veut factuel. Ce n’est en outre pas au rebelle flamboyant ou au criminel impitoyable que le spectateur se verra confronté en premier lieu, mais à son cadavre. Ainsi, nous assistons à un compte-rendu de médecin énumérant les causes de la mort du jeune homme sans passer par un quelconque carton de présentation ou une traditionnelle voix-off pour poser le contexte. Un flou qui, s’il requiert une certaine connaissance de l’histoire italienne, invite également à nous plonger dans les faits sans préjugés et nous oblige à questionner sans cesse notre rapport au personnage. Pas de protagoniste, encore moins de héros, et seulement deux acteurs professionnels (Salvo Randone, vu dans LAssassin dElio Petri, et Frank Wolf, Américain dorigine, devenu véritable « gueule » du cinéma transalpin) au milieu dun casting composé danonymes et de militants communistes locaux. Exigeant, le film l’est surtout par sa narration. Rosi fait le choix de déconstruire son récit, orchestre des va-et-vient entre passé et présent, des ellipses brutales, usant peu de marqueurs temporels. Un refus de toute linéarité qui fit énormément pour la postérité du long-métrage, inspiration revendiquée par Costa Gavras, Martin Scorsese (pour Taxi Driver d’après ses propres dires) ou Oliver Stone, qui reprend peu ou prou le même dispositif dans son JFK. Sa peinture d’une véritable guerre décoloniale entre rafles, opérations de guérilla et pures batailles rangées, eut également une influence considérable sur un certain Gillo Pontecorvo lorsqu’il réalisa La Bataille d’Alger seulement quatre ans plus tard. Michel Ciment évoque dailleurs le désir de Rosi de dresser un parallèle limpide entre la lutte du Mouvement pour lIndépendance de la Sicile et celle du FLN. Le montage de Mario Serandrei (aux manettes sur Le Masque du démon ou Six femmes pour l’assassin), volontairement haché et chaotique, bousculant le banal énoncé des événements, fait se succéder une séquence d’action à des interviews d’habitants de Montelepre par des journalistes. Cest la voix du metteur en scène lui-même qui énumère les « exploits » du bandit à la manière dun reportage télévisé, simpliquant de facto dans la retranscription de son histoire. Celui-ci réfute pourtant toute velléité documentaire, préférant le terme de « cinéma documenté », et sautorise à recourir à des audaces formelles inattendues au sein de lascèse, de lassèchement général. Ainsi, la mise en place dun guet-apens saisi sur le vif aboutit à une fusillade plongée dans le noir, seulement éclairée par les flammes des mitraillettes, et un zoom brutal et tremblotant vient briser lharmonie dun cadre parfaitement composé.

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Ciment revient sur cette dichotomie, en apparence irréconciliable, en abordant lentièreté de l’œuvre de Francesco Rosi tiraillée entre un propos volontairement factuel, concret, et un traitement onirique, sous-tendu par des figures religieuses ou mythologiques. Ici, cest Salvatore Giuliano lui-même qui revêt une dimension messianique. Entouré de compagnons de lutte, soit autant d’apôtres, dont Pisciotta (Frank Wolff), sorte de pendant révolutionnaire de Judas Iscariote, son existence sachève dans une relecture de La Lamentation sur le Christ mort de Mantegna. Au centre de toutes les attentions, lhomme n’apparaît pourtant que sous la forme dun cadavre, dune vague silhouette, dune photo déposée sur sa tombe, jamais dans sa gloire, sa toute-puissance. Dès la scène dintroduction, et son plan zénithal sur le corps, la police se donne pour mot dordre d’éviter que celui autour de qui tous gravitent, ne devienne un martyr. Cest pourtant toute une foule de journalistes et de badauds qui s’attroupent aux balcons et aux terrasses pour voir le libérateur régional à terre. La chute dun héros se change en spectacle malsain, renvoi direct selon les dires du cinéaste à la dépouille de Jules César, autre figure majeure de lhistoire transalpine qui lui inspira un projet qui naboutit malheureusement jamais. Michel Ciment revient dailleurs sur la prépondérance de la mort dans la filmographie du réalisateur, entité quasi déifiée qui pèse de tout son poids sur lexistence des personnages. Il est peu dire que Rosi s’évertue à démystifier Giuliano, rejetant toute héroïsation. Socialiste engagé mais anti-stalinien, il ne croit pas en lhomme providentiel et dépeint le révolutionnaire comme prêt à trahir ses proches à tout moment. Il nest quun pion, un bandit propulsé colonel par un mouvement en quête d’icônes. Son combat politique se mue peu à peu en action criminelle, organisant des kidnapping et des rackets pour le compte de la mafia qui souhaite tirer profit de la poudrière. Loin de limage dEpinal du héros populaire, dont la célébrité explique possiblement le carton du film en Italie, qui inspirera à Mario Puzo son roman Le Sicilien, adapté pour le grand écran par Michael Cimino, est surtout le prétexte pour le metteur en scène de dresser un portrait de l’île.

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Cest au cœur même des villages de Montelepre et Castelvetrano, que l’indépendantiste traversa jadis, que le cinéaste choisit de poser sa caméra entouré de quidams qui connurent ce dernier, comme un écho aux partis-pris du néoréalisme. Les décors naturels, faits de collines et de vallons, deviennent un personnage à part entière, amenant certains habitants à sadresser directement à leur terre. Malgré le soleil écrasant, magnifié par le noir et blanc de Gianni Di Venanzo, collaborateur de Fellini, Antonioni, Losey ou Mankiewicz, et par la restauration de la Film Foundation de Scorsese, le long-métrage évite heureusement les relents de carte postale. Dans cet environnement hostile aux autorités, le danger peut surgir de n’importe où, les montagnes sont hantées par les silhouettes de voyous qui saccompagnent de sifflements et de sons de guimbarde, prémices des tropes du western spaghetti. Plus encore, c’est un véritable univers hermétique, régi par ses propres codes et la sacro-sainte loi du silence, qui se dessine en creux. Les agents de l’Etat doivent se rencontrer dans des caves pour fomenter leurs actions alors que les criminels agissent à visage découvert, et les liens troubles entre police, mafia et petit banditisme s’affichent en une des journaux. La tragédie à l’œuvre continue d’ailleurs de déchirer la région, comme en témoigne la glaçante séquence de conclusion. Rien ne sera jamais pardonné, l’impunité continuera de sévir. Un villageois interrogé par des journalistes romains rétorque même à ces derniers qu’ils ne pourront « jamais comprendre la Sicile ». Fiers de leur région, de leurs valeurs, les locaux, mais aussi le MIS et l’EVIS, sa branche armée, sont pourtant soumis aux influences tant intérieures (la Cosa nostra, les propriétaires terriens) quextérieures (les Anglais et les Américains, qui comptent bien tirer parti de ce désir d’indépendance). Giuliano lui-même souhaitait ouvertement que son île devienne un nouvel État des USA. En découle une séparation claire entre deux nations, voire deux peuples vivant sur le territoire commun de lItalie unifiée. Michel Ciment évoque cette division propre au cinéma de Rosi : le Sud, pauvre et exploité, face au Nord industriel et bourgeois. Le Moment de la vérité délocalise d’ailleurs cette même opposition et montrait un jeune Andalous devant se faire une place dans les grandes villes espagnoles. Auscultant ses contemporains dans leurs contradictions mais aussi leur grandeur, le réalisateur signe avec Salvatore Giuliano un acte fondateur du film politique et témoigne, si besoin était, de sa maestria.

Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Studiocanal.

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A propos de Jean-François DICKELI

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