Dramaturge et scénariste hyper productif, Franco Brusati n’a réalisé que huit longs-métrages, entre 1955 et 1989. Auteur de nombreux scripts pour Alberto Lattuada (Anna), Roberto Rossellini (La Machine à tuer les méchants), Mario Monicelli (Les Infidèles), Franco Zeffirelli (Roméo et Juliette) et Vittorio De Sica (Le Jardin des Finzi-Contini), il signe son premier passage derrière la caméra à l’occasion de la comédie dramatique Il Padrone Sono Me. En 1974, alors que l’Italie est en pleine période de troubles (terrorisme, contestation étudiante, corruption des élites…), le chômage et la misère poussent certains habitants à quitter leurs familles pour rejoindre les états frontaliers. Ces vagues de migrations inspirent au réalisateur l’histoire de son cinquième film, Pain et chocolat. En compagnie de Jaja Fiastri, célèbre parolière de comédies musicales à succès, avec qui il écrira Oublier Venise cinq ans plus tard, il donne vie à Giovanni “Nino” Garofoli, Italien déraciné qui a abandonné femme et enfant afin de trouver du travail en Suisse. Poursuivi par la malchance et perdu au sein d’une culture qu’il ne comprend pas, il découvre le triste quotidien de ses compatriotes exilés. Alors que Brusati songeait à Ugo Tognazzi pour tenir le rôle principal, c’est finalement Nino Manfredi qui se retrouve en tête d’affiche. L’apport du comédien à son personnage est tel, qu’il se voit crédité en tant que coscénariste à la demande du metteur en scène. Récompensé de l’Ours d’Argent du meilleur réalisateur à la Berlinale de 74, Pane e Cioccolata s’impose comme une comédie grinçante qui resta malheureusement longtemps invisible en France, faute de support physique. ESC Édition corrige cette lacune en éditant un combo Blu-Ray / DVD du long-métrage, remasterisé en HD pour l’occasion.
Fantasmée tel un véritable jardin d’Eden, un Eldorado par tous les immigrés, la Suisse dévoile un visage moins reluisant à mesure que les mésaventures s’enchaînent. Dans les premiers instants, le pays est introduit via des images idylliques, presque oniriques : un jeune couple traverse un lac à bord d’une barque, des femmes font du cheval, un orchestre joue du violon dans un parc… Lorsque le protagoniste pénètre enfin le cadre, c’est de dos et en partie masqué, dans l’ombre. Il n’est visiblement pas à sa place, un intrus au milieu de ce conte de fées. La couleur de ses cheveux (tout le monde est blond autour de lui), la barrière de la langue et l’écart de moyens (il mange un simple carré de chocolat dans un bout de pain alors que les badauds participent à de somptueux pique-niques) finissent de l’exclure du paysage. Malgré sa bonne volonté et son ambition, il ne fait pas – et ne fera jamais – partie de leur caste. Sous leurs atours sages et bien élevés, les locaux se révèlent égoïstes et méprisants, en témoigne cette scène où un enfant refuse de jouer au football avec le héros et préfère s’amuser seul. Ce dernier prend d’abord la situation avec humour et détachement (« Ils [les Suisses, N.d.A.] ne sont pas froids, ils sont civilisés, nuance ! »), avant d’ouvrir les yeux sur l’hypocrisie ambiante. Les apparences doivent à tout prix être sauvées, la réputation de havre de paix nécessite être conservée, rien ne peut dépasser, déborder. Cette logique est poussée jusqu’au macabre lorsque Nino découvre, à deux pas de familles en train de se prélasser, le cadavre d’une jeune fille, abandonné par son meurtrier, un prêtre sadique. Les institutions sont gangrenées et tout le monde semble avoir des secrets à cacher. L’occasion de saccager cette façade est alors trop belle et donne l’une des séquences les plus jouissives du long-métrage, lorsque les accidents se multiplient dans le restaurant dans lequel Garofoli travaille et qu’il salit littéralement ce monde trop parfait. Pire encore, pour un Italien comme lui, le mode de vie local est d’un ennui mortel. Interdiction de fumer, silence et calme poussent ce dernier à constater qu’il a l’impression de vivre « dans un cimetière ». Chimère financière pour les voisins transalpins, la Suisse est dépeinte comme un mirage où les travailleurs viennent se perdre, être exploités avant de finalement retourner chez eux, souvent détruits par leurs emplois. Le train du retour devient un aveu d’échec pour quiconque a failli à sa mission.
D’où vient Nino ? Pourquoi est-il là ? Depuis combien de temps ? Le film laisse planer le doute et dévoile les ambitions de son protagoniste en cours de route. Poussé à migrer loin de son foyer pour des raisons économiques, il n’est alors pas question de regroupement familial, il se retrouve esseulé dans une ville dont le nom n’est jamais mentionné. Véritable métonymie du pays tout entier et de ses travers, elle est une prison dorée à ciel ouvert. Après deux ans passés dans des cabanes d’ouvriers, on découvre donc un homme las, fatigué, sur le point de perdre tout espoir. Incarné par l’excellent Nino Manfredi (réalisateur trois ans plus tôt du superbe Miracle à l’italienne), Giovanni se révèle tour à tour cynique et émouvant, à l’image de cette séquence où, assis sur son lit, seul, il parle à la photo de son épouse, dont la voix lui répond avec tendresse avant que son beau-frère n’intervienne afin de lui faire des remontrances. Descendant peu à peu l’échelle sociale, il va croiser sur sa route un riche industriel (campé par l’humoriste Johnny Dorelli), qui se pose en tout point comme son exact opposé. Riche et dépensier, ce dernier est un immigré italien parfaitement intégré qui vit dans le faste, tout en se montrant bienveillant et généreux…en apparence tout du moins. En réalité, sous ce vernis respectable, se cache un tout autre individu. Il joue les économies du protagoniste en bourse (« Ce n’est pas en travaillant qu’on gagne de l’argent, mais avec de l’argent »), est détesté de ses propres enfants, et se révèle un homme d’affaires sans scrupules qui ferme des usines et met des centaines de travailleurs au chômage. De plus, il a fui son pays pour échapper au fisc, en toute illégalité, mais il est pourtant reçu comme un prince dans les lieux les plus luxueux. Conscient de cette injustice et qu’il ne sera jamais accepté tant qu’il restera lui-même, Garofoli décide de surjouer l’intégration en se teignant en blond et en reniant ses origines – il siffle ses compatriotes lors d’un match de foot -, avant de finalement craquer et assumer sa culture. Mais cette Italie que tous regrettent tant est-elle si parfaite ? Ou leurs souvenirs sont-ils biaisés par leur nostalgie ? Après tout, seuls les habitants du Sud migrent et sont déjà victimes de racisme dans leur patrie, de la part des Turinois et des Milanais, selon les dires de Nino. Ce questionnement trouve finalement sa plus belle illustration lors de l’ultime plan, d’une simplicité bouleversante.
Pain et chocolat, bien que très drôle, camoufle une amertume terrible en son sein. Le film alterne humour noir (les musiciens qui viennent réveiller un mort), absurde (la séquence de l’orange), voire burlesque (les différents gags en compagnie du « Turc » dans les cuisines), mais la comédie se fonde constamment sur d’authentiques drames. La compétition entre Giovanni et son collègue, avec qui il partage une minuscule chambre, est souhaitée par leur patron alors que chacun désire au fond la même chose : retrouver les siens. Lorsqu’il parvient à faire venir sa famille en Suisse, Nino regarde ce rival avec une infinie tendresse, leurs deux destins se croisent alors sur le quai d’une gare. Mis en opposition pour gagner un peu d’argent, les employés doivent se dénoncer, s’épier, alors que l’illégalité demeure la seule échappatoire pour certains. Sans merci, la société dévore le prolétariat venu chercher un avenir meilleur, que ce soit pour des raisons économiques ou politiques, à l’image de la réfugiée grecque campée par Anna Karina. En cela, la longue séquence du poulailler s’avère une vision d’horreur pure et simple. Les travailleurs clandestins sont contraints de tuer pour espérer avoir un salaire décent (« Plus tu tues, plus tu gagnes »), et vivent dans des conditions inhumaines auxquelles ils ne prêtent plus attention. Courbés pour pouvoir loger dans des maisons ridiculement petites, ils finissent par perdre toute dignité et se comportent comme les poules qui les entourent. Grotesques et pathétiques à la fois. L’une d’eux semble prendre conscience de sa condition en apercevant de jeunes Suisses riches et libres, flâner nus au bord d’un ruisseau. Résignée, elle ne peut que les admirer et les envier derrière un grillage. Cruel, le long-métrage parvient néanmoins à faire surgir de la douceur et de l’humanité à de nombreuses reprises. Ainsi, un simple regard d’enfant enfermé dans le noir, capté par la caméra du chef opérateur Luciano Tovoli, devient un instant presque surréaliste. Le directeur de la photographie présente d’ailleurs un CV impressionnant : il a travaillé aux côtés de Michelangelo Antonioni (Profession : reporter), Barbet Schroeder (JF partagerait appartement), Valerio Zurlini (Le Désert des Tartares) et même Francis Veber (Le Dîner de cons). Ici il emballe le tout dans une forme élégante et quasi expressionniste, à l’image de ce long travelling en contre-plongée qui dévoile le restaurant étoilé dans toute sa démesure. Au détour de quelques séquences, Franco Brusati extrait une beauté et une grâce inattendues au milieu de cet environnement précaire. Ainsi, un petit garçon qui se met à jouer du piano, ou des ouvriers bourrus fondant en larmes en apercevant l’un des leurs travesti, éveillant un trouble et une mélancolie de leurs femmes restées au pays, dévoilent une émotion certaine, accentuée par la très belle bande originale de Daniele Patucchi (Les Bêtes féroces attaquent). Farce acerbe et foncièrement politique, Pane e Cioccolata demeure une œuvre essentielle et intemporelle, dont les tristes échos résonnent encore dans notre actualité.
Saluons encore une fois le travail d’ESC qui propose enfin une édition digne de ce nom sous nos latitudes. Fort d’un master 4K, le combo comprend également un long entretien avec le critique Jean-Antoine Gili intitulé Aller sans retour. Il revient en détails et avec passion sur la figure méconnue de Brusati, qu’il considère comme l’égal de Dino Risi, ainsi que sur le rôle de Manfredi, véritable coauteur de Pain et chocolat. Définitivement indispensable.
Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez ESC Editions.
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