L’affaire est entendue. Aux côtés de la Nouvelle Vague française, mais aussi du Free Cinema anglais et de la modernité italienne, il y eut, dans les années 1960, celle de Tchécoslovaquie. Contribution majeure au vent de liberté et d’audace qui souffla sur l’Europe durant cette décennie, cet âge d’or du pays fut notamment porté par les œuvres de Vera Chytilova, Milos Forman, Jaromil Jeres, Jiri Menzel, Jan Nemec et Ivan Passer. Mais en marge de ce courant retenu dans les livres d’histoire, il existe également des figures méconnues du cinéma tchèque de la période. Parmi elles, se trouve le nom de František Vláčil. Contrairement aux auteurs de la Nouvelle Vague, celui-ci n’a pas étudié le cinéma à la FAMU, la grande école du pays, mais l’histoire de l’art à l’Université de Brno. Après avoir été réalisateur de films pour l’armée tchèque durant son service militaire obligatoire, il commence sa carrière en 1960 avec La Colombe blanche puis la poursuit avec Le Piège du diable (1962), Marketa Lazarova (1967) et La Vallée des abeilles (1968). L’invasion soviétique qui fait suite au Printemps de Prague marque un coup d’arrêt dans sa filmographie qui se prolonge toutefois jusqu’en 1988, onze ans avant son décès en 1999. La première sortie française, en DVD, de certains de ses longs-métrages, par Artus Films, nous conduit à la découverte de ses deux premières œuvres : La Colombe blanche et Le Piège du diable.

© Artus Films

La Colombe blanche

En Belgique, plusieurs individus attendent l’arrivée du soleil pour relâcher des colombes de leurs cages. Une fois le jour levé, les oiseaux s’élèvent dans le ciel pour se rendre sur une île baltique où l’attendent d’autres personnages : un jeune homme, une bande de vieillards et une petite fille, Suzanne. Mais la colombe de cette dernière s’est perdue en chemin, à cause d’une tempête, laissant l’enfant, seul et démuni, face à l’immensité de la mer. Au lieu de débarquer sur l’île, elle a en effet atterri à Prague, où elle est bientôt recueillie par un artiste peintre, puis par un petit garçon. Les raisons de ce voyage ne seront jamais dévoilées, de même que les relations entre les personnages ne seront au mieux qu’esquissées, dans ce film où les dialogues ne jouent qu’un rôle minimal. Car l’intrigue ne constitue ici qu’un simple prétexte pour l’élaboration d’un tissu poétique de motifs qui se confondent et se répondent, formant ainsi une rêverie contrariée sur la condition humaine et ses besoins.

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Pour cela, Vláčil s’appuie sur sa formation artistique tournée vers l’histoire de l’art et construit des images saisissantes, parfois à la frontière du surréalisme, qui jettent un voile sur la réalité de nos visions. D’emblée, il se présente comme un cinéaste pictural, aimant imposer des compositions qui se suffisent à elles-mêmes pour contenir son récit cinématographique. De Prague à l’île baltique, où l’on retrouve un même duo composé d’un enfant et d’un homme plus âgé, dans une position de manque et d’expectative, s’élabore une même iconographie, fait d’univers carcéraux, de seuils et de promesses incertaines. Michal, le petit garçon de la ville, est un être handicapé, reclus chez lui dans son fauteuil roulant, tandis que Suzanne reste les yeux rivés sur la mer, dans l’attente de sa colombe. Avant de se spécialiser dans les fresques historiques, le réalisateur s’intéresse pour sa première œuvre à la société contemporaine, mais en effectuant un pas de côté dans sa représentation du réel. Fonctionnant par associations d’images, le montage abolit les frontières et relie le destin de ces jeunes personnages en montrant la proximité de leur situation. Le cauchemar de la petite fille, dont la porte de la maison ouvre sur une mer noire et sans limites dans laquelle elle se perd, renvoie à celui du petit garçon dont la porte conduit à un autre univers noir, celui de la salle d’opération où il fut jadis opéré. De même, à la structure géométriquement rigide de l’appartement moderne dans lequel vit Michal, répondent les barreaux des grillages qui enferment Suzanne sur sa plage. Ces grillages, ce seront également ceux sur lesquels le garçon s’accrochera désespérément avant d’en tomber, dans un flashback qui révèle la cause de son handicap. Le réalisateur dessine donc un univers commun, en dépit de la diversité des lieux qu’il met en scène, où l’être s’enferme en lui-même face aux moqueries et aux injonctions dont il est victime.

© Artus Films

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À cette violence de la parole s’oppose les images, celles que l’on scrute, par ces regards tournés vers le ciel ou celles que l’on dessine, à travers l’activité du peintre, forme d’alter ego du cinéaste, qui semble posséder la capacité de faire advenir les événements avant leur réel surgissement. Apparaît ici le véritable objet de la réflexion menée par le cinéaste : l’art, sa fonction et son potentiel pouvoir. Celle-ci ne se réduit pas au personnage évoqué ici mais s’élabore à l’échelle du long-métrage, lui donnant ainsi une dimension métafilmique, à travers la tension qu’il orchestre entre la réalité et sa transfiguration, ente l’inanimé et le mouvement. La beauté du geste de Vláčil réside alors dans cette croyance selon laquelle l’art peut apparaître comme une puissance de vie, de celle qui ranime les oiseaux et qui fait voler les enfants.

© Artus Films

Le Piège du diable

Après ce premier essai poétique, l’œuvre du réalisateur prend un tour plus politique avec Le Piège du diable. Délaissant Prague et l’époque contemporaine, il se tourne vers la Moravie pour un film d’époque, situé au XVIème siècle. L’histoire prend place dans un petit village où le régent Valce, qui gouverne sur ce territoire, voit d’un mauvais œil la popularité croissante du meunier, Mlynar, bienfaiteur auprès du peuple doté d’une capacité à prédire l’avenir. Pour anéantir celui qu’il considère comme un opposant, il répand des rumeurs sur la dimension prétendument diabolique du personnage et engage un prêtre, Probus, chargé de sa surveillance.

Comme le dévoile ce bref résumé, ce deuxième long-métrage emprunte une voie davantage traditionnelle ou, du moins, narrative, ce dont témoigne le nombre de dialogues, ici bien plus conséquent. De la même manière, son esthétique se fait relativement plus classique, sans sacrifier pour autant à son ambition picturale et à ses ruptures formelles, comme en témoigne ce travelling avant en forme de leitmotiv, qui se précipite à plusieurs reprises sur la maison du meunier. Car l’enjeu du film se situe ici autour du conflit orchestré entre ces deux figures, le prêtre et le meunier, incarnations respectives de la religion et de la science. La première, et l’obscurantisme qu’elle permet, est représentée comme un agent du pouvoir visant à assurer l’asservissement du peuple tandis que la deuxième a pour, seule doctrine, le respect et l’écoute des éléments naturels. L’aveuglement de la foi par opposition à la clairvoyance de la science, le propos n’a, semble-t-il, rien de nouveau mais il est quelque peu complexifié ici par les valeurs maléfiques que l’on attribue au personnage du meunier, comme s’il s’agissait de retourner les termes de l’opposition pour faire apparaître la raison du scientifique comme la seule puissance d’action, la seule susceptible de faire apparaître des événements considérés à tort comme des miracles. En dépit de leurs différences, on retrouve dans ces deux films de František Vláčil une même volonté : celle consistant à alerter sur les dangers de la résignation et de la fatalité et à ouvrir sur d’autres horizons.

La colombe blanche (1960, Tchécoslovaquie) de Frantisek Vlácil.
Le Piège du diable (1962, Tchécoslovaquie) de Frantisek Vlácil.

Suppléments

  • Présentation du film par Christian Lucas
  • Diaporama d’affiches et de photos

Combos DVD / Blu-Ray édités par Artus films

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