Concours : « Chasse à l’Homme » de Fritz Lang à gagner jusqu’au 16 février 2015
En 1941, Man Hunt n’est pas le premier film hollywoodien dit anti-nazie, mais il fait assurément franchir un cap supplémentaire aux studios américains vers des films plus orientés « propagande » : la guerre en Europe se rapproche à grands pas des Etats-Unis, et avant-même le conflit ouvert, le mogul Daryl F. Zanuck est clairement prêt à mettre les moyens de la Fox au service de la lutte contre le régime hitlérien.
Le prétexte est ici une adaptation de Rogue Male, roman de Geoffrey Household de 1939 mettant en scène un chasseur anglais traqué après avoir mis en joue « pour le sport » un dictateur d’Europe centrale. Alors qu’il n’est pas nommé (même si clairement suggéré) dans l’œuvre d’origine, le scénariste Dudley Nichols va clairement identifier Hitler, au cours d’un travail d’adaptation en plusieurs temps qui ne se permet plus de prendre beaucoup de précautions de neutralité face à un adversaire clairement désigné. Pourtant le fameux Code Hays veille au grain : la représentation ou la suggestion d’un assassinat politique est formellement interdit et le final, même en ayant pris ses précautions, est encore pointé du doigt à la relecture du script.
Même si le studio est « engagé », son producteur ne prend pas pour autant des risques démesurés en allouant à ce titre un budget assez serré, qui n’est pas loin de le faire basculer dans la série B. Pour Fritz Lang, le problème n’en est pas vraiment un : fort du succès des deux westerns qu’il vient de réaliser pour la Fox, se voir proposer ce film est foncièrement stimulant au niveau des thématiques, lui qui n’est pas encore revenu à un sujet européen depuis son arrivée aux Etats-Unis. La modestie de la production et les quelques contraintes de départ (Walter Pidgeon et Roddy McDowall, futurs stars de la grosse production Qu’elle était verte ma vallée, désignés au casting) sont même une fois acceptées finalement un gage de liberté pour le cinéaste qui peut travailler avec une certaine marge de manœuvre. Il en use et en « ruse » d’ailleurs du point de vue de la logistique quand on lui « interdit » de tourner une scène coûteuse sur un pont, où qu’on lui recommande d’éviter de disséminer des croix gammées à l’écran… L’un et l’autre seront astucieusement présents dans le film. Pour Lang, cela aboutira au final à l’un beau succès critique et public, rapportant plus que certains projets plus couteux de la Fox en son temps. Le cinéaste ne pourra pas se vanter ensuite d’avoir toujours autant de chance dans sa carrière américaine.
Attention aux révélations sur le film.
Dés l’ouverture, l’auteur de M livre une séquence proprement stupéfiante : dans un silence absolu et prolongé qui détonne dans la production hollywoodienne de cette période, Fritz Lang offre au spectateur une plongée subtilement onirique dans une forêt quasiment mythifiée. Comme le souligne le critique et historien Bernard Eisenschitz (1), on se croirait presque revenu au temps où Lang adaptait les Nibelungen. La découverte du chasseur et de sa ligne de mire reste encore un choc de cinéma assez stupéfiant, et le simulacre de tir sur Hitler, puis la balle finalement chargée « pour rien » qui suit, un gouffre à ambiguïtées qui n’a pas fini de faire parler. Est-ce un commentaire acerbe sur les accords de Munich et l’attitude des démocraties? Sur les Etats-Unis passifs? Ou confrontation directe entre Lang et le « Führer » ? Dans son livre d’entretien avec Peter Bogdanovitch, le réalisateur ne fait rien pour dissiper l’étrangeté que constituent encore ces images au-delà de l’élégant découpage, qui restent parmis les plus fortes dans le rapport trouble que le cinéma peut avoir avec la représentation d’évènements historiques en cours.
« Dans la scène, Hitler est juste au milieu du viseur ; Pidgeon tire, le fusil fait un « clic », mais il n’y a pas de détonation, il n’y a pas de balle dans la culasse. Ensuite – est c’est une chose que j’avais complètement oublié, mais j’ai revu le film il y a peu, à la télévision – il ouvre la culasse et y met une balle. C’est alors qu’il se fait arrêter. J’avais complètement oublié cette scène. A vous de psychanalyser le metteur en scène… »(2)
Ou même le spectateur ! Si la séquence fonctionne toujours aussi bien, c’est aussi parce qu’elle positionne celui qui la regarde dans une position doublement voyeuriste : nous sommes à la fois du point de vue de celui qui observe l’Histoire se dérouler sous ses yeux à la lunette télescopique, à la dérobade en mimant une action sur le cour des choses, tout en observant également nous même à distance ce chasseur « voyeur » et ses hésitation, jusqu’à ce que le sort s’en mèle… par une simple feuille d’arbre.
L’ambivalence et l’ambiguïté de Man Hunt, sa dimension de conte philosophique tout en images mentales, est contenu presque entièrement en substance dans cette première séquence, autant dire qu’il faut un cinéaste génial pour tenir ensuite le film entier au-delà de cette introduction. Malgré un rythme sans doute plus relaché au coeur du film, moins porté par les chocs visuels, et une musique qui reste assez stéréotypée, les petits défauts n’arrivent pas à prendre le pas sur l’importance de ce chef d’oeuvre et surtout son assimilation une fois la projection achevée.
Comme pour ne pas brusquer après ce prologue, Fritz Lang laisse s’installer progressivement la parole et le dialogue, parfois en seul allemand non sous-titré, pour aboutir à la net confrontation entre le colonel Quive-Smith (George Sanders), l’aide de camps nazie, et le héros Thorndike (Walter Pidgeon): leurs goûts commun de la chasse introduit forcément le dédoublement, et se trouve être l’occasion d’échanges essentiels, où la didactique parvient à ne jamais être trop raide, d’autant qu’encadrée par une scène de torture hors champs encore stupéfiante de maîtrise et de suggestion. Tout le film va être la prise en compte par Thorndike d’un état de chasseur qui s’impose presque à lui, alors que dilué dans le jeu et l’inconséquence : pour Quive-Smith ce serait une preuve de la « dégénérescence de la race anglaise ». La chasse à l’homme qui s’en suivra, entre plongée boueuse et âpre façon Compte Zaroff, et paranoïa onirique lors du retour en Angeterre, jusqu’à la séquence du terrier qui aboutira à la confection d’un arc et à la naissance d’un guerrier qui en passe par un « retour » au primitif. Tout est est ambiguë là encore : Thornidke qui déclare détester la force (et fait par la-même de cette idée seule une « force passive » pour ne pas céder à la torture), se voit contraindre de rejoindre finalement ce que le colonel nazie l’enjoint à assumer.
Comme si « le mal » poussait à devoir adopter ses armes pour le combattre, pour la survie d’un plus grand bien? Le film peut certes être vu dans cette optique de faire évoluer les positions encore pacifistes de l’époque dans les mentalités américaines et de préparer à une « nécessité » de la violence et de l’entrée en guerre. Mais l’oeuvre via le parcours de Thorndike, est aussi pour Lang le moyen de se réapproprier plusieurs éléments propre aux thématiques de décadences et retournements moraux nietzchéens qu’il s’agit de ne pas laisser aux seule mains parodique de l’idéologie nazie. Ce parcour presque initiatique permet aussi d’abolir la distanciation, de regarder face à face la proie et la bête pour ce qu’elle est, de se repenser et se revitaliser comme être humain, au-delà du simple combat nations contre nations : c’est ce dont va prendre conscience aussi le héros losqu’à son retour en Angletterre, son pays d’origine lui parait transfiguré. Loin du récit d’espionnage un peu défouloir façon Cinquième Colonne, la fuite est finalement presque une manière pour Thorndike de se retrouver face à face avec des figures de civilisations et de l’Etat devenues apathiques, entre politiques impuissants, et postières et policiers à double visage… Passé sa traversée à fond de cale, c’est un univers de cauchemar peut-être pire qui attends le héros, jusqu’à cette séquence expressionniste d’anthologie dans le métro.
Lang ne devient jamais dans cette longue « traque » un cinéaste de l’action : tout ici semble accabler le personnage principal, lequel se raccroche à des restes d’humour et d’aristocratie qui paraissent de pauvres apparats, s’illusionnant dans sa fuite. Thorndike est terriblement seul et son monde a perdu l’imposture de sens auquel il prétendait. Que le seul échappatoire soit une petite prostituée qui évolue un peu en marge en dit long : Jerry, la jeune femme incarnée par Joan Bennett, a pour elle d’être une personnage d’une sincérité à toute épreuve, dans son désir comme dans sa manière de ne pas jouer le jeu du simulacre social, et sans que celà ne soit une pose. Le meurtre même hors champs de cette dernière sera finalement l’évènement de barbarie le plus révoltant du film, mettant moins à mort l’innocence (cette héroïne ne l’est pas malgré le paternalisme agaçant de Thorndike à son égard) que la figure la plus vitaliste et authentique du film. Le nazisme, soudain figuré au travers d’un lache faux groupe de civils et d’un faux policier, n’échappera pourtant peut-être pas à la dernière petite flèche laissée en héritage par la femme torturée, de la subtilité de la notion de « force » quand elle est travestie… Lang est allé au bout de sa logique derrière son apparence d’adaptation d’un petit feuilleton, présentant ainsi le visage du fascisme en deux temps, et pas seulement au travers de la seule Allemagne nazie et de son chef : c’est un « mal » qui apparait bien plus diffus et global que la seule notion de luttes entre nations et civilisations, ne se limitant pas aux symboles en uniformes mais surtout à une prise de conscience et à un engagement individuel. L’espace mental de Man Hunt, presque totalement irréel, magie des studios et génie du cinéaste oblige, est un véhicule idéal à ce voyage intérieur qui renverse toutes les représentations de son héros. Au final, la seconde forêt du film s’avère comme la continuation directe de celle de l’ouverture, comme si aucune frontières n’avait été traversée.
Si pour le cinéaste et son scénariste, le film s’achevait idéalement sur la confrontation entre les deux chasseurs, qu’il nous soit permis de trouver essentiel pourtant le dernier petit montage à l’oeuvre. déjà car on peut en soit tout aussi bien le voir comme une rêverie et un délire post-mortem de revanche autour de ce tir manqué. Surtout, le saut en parachute final reste intégré à un combat qui reste là encore purement individuel et libre.
Moins dilué dans la paranoïa fantastique que son futur Ministry of Fear, Man Hunt est de la part de Lang une œuvre implacable, et s’il faut la comparer à une œuvre d’Hitchcock de la période ce serait plutôt Lifeboat : les deux films partagent finalement l’idée de positionner l’Allemagne nazie avant tout comme révélateur des paradoxes et conflits des alliés, et de provoquer des retournement intérieurs en profondeur. Mais le film d’Hitchcock, aussi excellentissime soit-il, cède peut-être à un certain sadisme de cinéma avec son Allemand fascinant et manipulateur, lorsque Lang ne s’arrête pas à la séduction de son procédé et de sa forme, et semble dépasser le seul cinéma au niveau des arcanes de son récit. Il est intéressant à ce titre de constater certaines corrélations avec un autre film de Lang bien plus tard, et qui parait pourtant totalement différent : Moonfleet. Thorndike et Jeremy Fox partagent tous deux le fait d’être des faux jouisseurs finalement assez tristes, prisonniers de la mise à distance qu’ils ont instaurée avec leur propre personne, et se retrouvant confrontés à leurs logiques faîte de petits compromis et de fausses statures. Le passage dans le bateau avec le petit marin joué par Roddy McDowall est comme une préfiguration de John Mohune et de son regard d’enfant confiant posé sur des problématiques foncièrement adultes mais médiocres, au sein d’un faux film d’aventure encore une fois baigné dans une atmosphère tentaculaire plutôt que dans l’action. Surtout, George Sanders y réapparaît en double et mauvaise conscience du héros, pas si éloigné du personnage de Quinn Smith, figurant une élite aristocratique décadente et dangereuse. Le cinéaste qui achèvera sa filmographie sur un nouveau Mabuse n’en aura jamais terminé avec le mal…
(1) Eisenschitz Bernard, Fritz Lang au Travail, Editions de l’Etoile / Cahiers du Cinéma, 2011, p.154
(2) Fritz Lang en Amérique, entretien par Peter Bogdanovitch (1969), Editions de l’Etoile / Cahiers du Cinéma, 1990, p.56
Le Blu-ray / DVD
Sidonis propose le retour de ce titre dans les bacs en blu-ray et dvd le 3 février, après une première sortie en octobre 2013. Très belle copie qui sert parfaitement la belle photo d’Arthur Miller. Deux suppléments de qualités : les croquis en musique réalisé par le chef décorateur pour les scènes les plus emblématiques du films, et une conversation passionnante d’une heure autour du film entre Patrick Brion (M. Cinéma de Minuit ), habitué des bonus de l’éditeur, et l’excellent Bernard Eisenschitz. Voici le genre de complément qu’on aimerait voir plus souvent, qui se révèle bien plus instructif que beaucoup de petits making-of improvisés.
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