Fritz Lang – « J’ai le droit de vivre » (« You Only Live Once ») (1937)

Alors que les années 30 démarrent sur les chapeaux de roue pour Fritz lang, avec les succès de M le maudit en 1931 et du Testament du docteur Mabuse en 1933, larrivée au pouvoir du régime nazi pousse ce dernier, ainsi que nombre de ses confrères, à quitter lAllemagne en urgence. Approché par Goebbels lui-même afin de devenir le cinéaste officiel du parti, il décline la proposition, quitte sa femme Thea von Harbou, sympathisante national-socialiste, et senvole pour la France où il tourne Liliom dès lannée suivante. À Hollywood, Joseph L. Mankiewicz en quête de nouveaux auteurs, propose à Lang de le rejoindre à Los Angeles et de réaliser pour le compte de la MGM un film intitulé Furie. La collaboration avec le producteur est plus que houleuse et, dès lannée suivante, cest vers Walter Wagner, que le réalisateur retrouvera plus tard à loccasion du Secret derrière la porte et de La Rue rouge, quil se tourne. Wagner se charge, à cette occasion, de reformer l’équipe derrière Mary Burns, fugitive de William K. Howard quil a financé en 1935 : l’actrice Sylvia Sidney, mais également les scénaristes Gene Town et C. Graham Baker ou le directeur de la photographie Leon Shamroy. Intitulé J’ai le droit de vivre (You Only Live Once de son titre original), le long-métrage prend comme point de départ la sortie de prison d’Eddie Taylor. Le jeune délinquant épouse enfin Joan, l’élue de son cœur, mais le bonheur du couple est de courte durée. Accusé à tort d’un hold-up, Eddie doit partir en cavale avec sa femme et son bébé. Deuxième volet d’une trilogie thématique sociale et judiciaire entamée avec Furie (déavec Sidney) et que viendra compléter Casier judiciaire, il a rejoint la collection Make My Day ! de Studiocanal dans un combo Blu-Ray / DVD, sa première édition HD sous nos contrées.

(copyright Studiocanal)

S’il est un élément central dans la réussite du long-métrage, c’est bien le choix d’Henry Fonda pour incarner Eddie, cet homme de bien que la vie et sa condition sociale ont poussé au crime. Véritable incarnation de la rectitude morale et de la droiture au cinéma, l’acteur n’en est alors qu’au début de sa carrière (il s’agit là de sa septième apparition sur grand écran), peu avant que John Ford ne façonne sa légende avec Vers sa destinée en 1939. Ce futur statut est déquestionné par un Lang qui fait naître le doute quant à la culpabilité du héros dans l’esprit du spectateur, notamment lors dun plan où lon croit, à tort, pouvoir identifier son regard si reconnaissable, comme le souligne le professeur Jean-Loup Bourget dans son interview présente en supplément. À y regarder de plus près, le cinéaste sessaie déjà à une déconstruction précoce et étonnante a posteriori, que pousseront plus loin encore Alfred Hitchcock dans Le Faux coupable et, évidemment, Sergio Leone lorsquil offrira à Fonda le rôle de Frank dans Il était une fois dans lOuest. Ce personnage, le metteur en scène lintroduit dans le milieu quil connut à trois reprises, celui de la prison. Présenté comme un microcosme où les amitiés et les inimitiés se font ou se défont, où geôliers, aumôniers bienveillants et condamnés se côtoient, partagent des instants de complicité. Les murs du pénitencier, constamment présents à l’image, occupent lespace sur la plupart des plans, que le bâtiment massif écrase les taulards ou qu’il devienne presque abstrait lors dune scène d’évasion embrumée. Une dimension expressionniste, héritée des œuvres allemandes de Fritz Lang et résultat du talent du chef-opérateur Leon Shamroy (Cléopâtre, La Planète des singes, Péché mortel), qui pousse certains à considérer J’ai le droit de vivre comme lun des premiers films noirs. Nhésitant pas à sinspirer du polar hollywoodien pur jus, le réalisateur orchestre un spectaculaire braquage de fourgon entièrement muet, où les criminels s’effacent dans la fumée des lacrymogènes. Un moment de tension dune brutalité telle que le tout dut être amputé de quinze minutes aujourdhui encore malheureusement invisibles. La course contre la montre pour prouver l’innocence du protagoniste, véritable point d’orgue du récit à la mécanique implacable, nest finalement rien face à l’inéluctabilité de sa condition. Lorsquil fait les cent pas avant sa probable exécution, les barreaux de sa cellule envahissent toute la pièce, comme pour signifier que, quelle que soit lissue, il sera toujours rattaché à cet endroit, ou, pour citer l’un de ses codétenus, « Tu seras toujours des nôtres ».

(copyright Studiocanal)

En une courte introduction qui voit un épicier se plaindre des vols à répétitions quil subit de la part dun agent de police, Fritz Lang synthétise toute sa rage à l’encontre dune société viciée, corrompue, en proie au mensonge et à la duperie. Bourget mentionne ainsi le rapport particulier que celui-ci entretient aux figures bibliques et à la notion de péché originel (les pommes dérobées par le flic), opposé à la valorisation de la rédemption chère à Hitchcock, bien que les deux auteurs aient parfois traités les mêmes thématiques. Chez le metteur en scène, tout le monde trompe son prochain dans son propre intérêt, à limage de ces pompistes qui font croire à leur supérieur quils se sont fait braquer la caisse pour mieux en profiter et la dévaliser eux-mêmes. Une humanité gangrenée qui, hypocritement, se choisit des boucs émissaires afin de ne pas avoir à regarder ses propres fautes en face. Ainsi, Eddie Taylor est sans cesse renvoyé à son statut de repris de justice sans aucun espoir de réinsertion. Un coupable idéal en somme qui, dans une Amérique tout juste sortie de la Grande dépression, est utilisé par ses différents employeurs qui traite les anciens prisonniers comme de la main d’œuvre exploitable à lenvi. Bien que Lang filme la sortie de cellule de son héros comme une libération visuelle, sa caméra franchissant symboliquement le seuil, il continue par la suite à enserrer ses personnages dans des cases, les sur-cadre, les sépare par une grille, accumule les gros plans pour mieux les isoler les uns des autres, comme le précise judicieusement Jean-Baptiste Thoret. Malgré ses efforts, Ed ne peut s’extraire totalement de son passé. Les médias profitent de la situation en jouant sur la peur de la population tout en faisant des criminels de véritables stars. Un cynisme qui voit le rédacteur en chef dun journal préparer deux Unes à propos du procès afin d’être le premier à couvrir l’actualité, ou une foule ne pas hésiter à simproviser tribunal populaire et huer le jeune homme, dans une réminiscence de M Le Maudit. Jean-Loup Bourget aborde d’ailleurs cette « chasse à lhomme » pour reprendre le titre dun futur film de Lang, telle une métaphore de la montée du nazisme. Le cinéaste se reconnaît dans cet individu traqué par des autorités tyranniques autant que par des citoyens collaborateurs (tel ce couple de gérants dtel), où un banal achat de cigarettes peut coûter la liberté. Lironie du sort veut que, bien quinnocent et fuyant le crime (un simple plan sur un revolver caché sous un oreiller exprime son tiraillement), Eddie devienne un assassin malgré lui. Hasard, chaos ou destin ? Le long-métrage ne semble jamais prendre position mais la seule échappatoire de celui-ci, piégé par cette mécanique déterministe, demeure son amour pour Joan.

(copyright Studiocanal)

Campée par Sylvia Sidney, alors connue par son rôle dans Sabotage en 1935, avant de devenir, des décennies plus tard, une fidèle de Tim Burton (Beetlejuice, Mars Attacks !), la jeune femme est introduite telle une amoureuse transie qui attend la sortie de son compagnon et nourrit les messes basses de ses collègues lorsquelle a le dos tourné. Les deux amants ont tout pour être heureux, ils se marient, achètent une maison, envisagent lavenir ensemble dans une séquence à l’économie de dialogues payante qui résume leur idylle en une poignée de plans. Pourtant, malgré leur passion évidente, le monde alentour semble œuvrer à les séparer. Dun baiser échangé entre deux barreaux, à cette séquence de parloir où leurs visages sont morcelés, jamais réunis dans un même plan, en passant par leur reflet qui se brouille à la surface dun étang, leur paradis ne semble que temporaire, déobscurci. Le conte des grenouilles inséparables quEd évoque au début du métrage savère une métaphore tragiquement visionnaire de leur couple, dautant que le coassement des batraciens accompagne leur bonheur fugace. Si Roméo et Juliette sont évoqués, cest surtout de Bonnie and Clyde (qui influenceront également Nicolas Ray pour ses Amants de la nuit) que Lang sinspire pour illustrer la cavale finale des deux tourtereaux, devenus des légendes à mesure quils sombrent dans la criminalité. Paradoxalement cest durant cette période quils paraissent le plus en adéquation avec leurs rêves. Le réalisateur filme enfin leur amour fou, comme lors de ce long travelling arrière qui suit Joan dans une gare de triage ou encore lorsquils trouvent un havre de paix passager en pleine nature, instant dont Arthur Penn se souviendra lorsqu’il livrera sa propre version des célèbres gangsters. Vivant en marge de la société, ils sont enfin unis, loin des dangers et des trahisons, loin des lois et des inégalités également. Un couple foncièrement libre, qui préfigure les antihéros du Nouvel Hollywood et qui constitue le véritable ancrage émotionnel dun film majeur tourné par une cinéaste essentiel alors en pleine réinvention.

Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Studiocanal.

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A propos de Jean-François DICKELI

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