[Critique du 28/03/2022 originellement publiée à l’occasion de la sortie salles]

Ne laissons pas planer le doute. Après On l’appelle Jeeg Robot, Gabriele Mainetti confirme tout le bien qu’on pensait de lui, s’affirmant comme un grand cinéaste populaire, peaufinant un univers bien personnel avec ce spectacle flamboyant, de ceux qu’on croyait perdus, véritable déclaration d’amour à la culture italienne, celle des anonymes, des humbles, des marginaux.

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Italie. 1943. Cencio (un albinos commandant aux insectes), Fulvio (un homme-bête à la force surhumaine), Mario (un nain contrôlant le métal) et Matilde (une jeune fille dotée d’étranges pouvoirs électriques) sont contraints d’abandonner le cirque dans lequel ils travaillent. Ils tentent de fuir les nazis et tout particulièrement le fanatique Franz, un pianiste pourvu de six doigts à chaque main, possédant des dons de divination, résolu à les capturer et utiliser leurs capacités afin de « sauver le IIIe Reich ».

Par où commencer pour décrire Freaks Out ? Sa campagne promotionnelle et ses affiches hésitantes sonnent comme un aveu de la part du distributeur de son incapacité à se positionner sur le public auquel il est destiné, ou le genre dans lequel on voudrait le classer. Car le plus beau compliment que l’on pourrait faire à Freaks Out serait qu’il échappe à toutes les règles. Comme s’il nous incombait, à nous, de réordonner les idées de ce gigantesque chaos. En effet, s’il est une chose que Gabriele Mainetti assume pleinement avec ce film, c’est bien sa volonté, aussi folle que candide, de concevoir un spectacle absolu dénué de tout cynisme, emporté dans une liberté totale de changements de ton, passant allègrement du fabuleux féérique à l’exploration des horreurs historiques, de l’épopée burlesque à la tragédie. Le voyage s’apparente à un tour de montagnes russes qui passe de façon fulgurante et virtuose du comique le plus potache à la gravité, un seul plan suffisant parfois du même coup à faire pleurer de joie puis de chagrin. Freaks Out proclame sa filiation avec un cinéma transgressif, qui va du grotesque fellinien, à l’hystérie zulawskienne en passant par les cabarets SS de Tinto Brass, le picaresque échevelé de Brancaleone avec comme fil rouge le tumulte, la fureur, l’excès quitte à friser parfois le trop-plein. Il existe pourtant bien une unité au milieu du cataclysme apportée par Matilde, catapultée dans l’horreur au présent et le feu de son adolescence. Le cinéaste dissémine les éléments d’un récit d’apprentissage bouleversant, menant graduellement l’héroïne de fille à femme. Mainetti tire alors pleinement parti de toute la dimension métaphorique du « don » de cette gamine électrique, désemparée par cette incapacité à le contrôler, ne s’autorisant pas d’élans du cœur, par peur de réduire en poussière celui qu’elle approcherait. L’odyssée de Matilde (incroyable Aurora Giovinazzo) progressant à l’intérieur d’elle-même comme dans son époque, apporte à Freaks Out de vrais moments de grâce.

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Le film se pose comme une fable à multiples niveaux, un conte existentiel métaphorique, ancré dans l’une des ères les plus tragiques qu’ait connu l’Humanité. Que faire face à la barbarie contemporaine, semblait déjà se demander Jeeg Robot, qui répondait au pessimisme par le fantastique, la fantaisie tenant du pur esprit de rébellion. Enzo, l’anti-héros parfait, incarnation du type le plus normal possible, s’improvisait super héros malgré lui après une contamination qui le dotait d’une force démesurée. Il restait cet éternel marginal, mais désormais vigilant, s’extrayant du monde pour mieux guetter sa violence et la combattre. Avec cette ode à tous les monstres, tous les éclopés, les inadaptés qu’est Freaks Out, Mainetti prolonge sa variation autour du super héros, imaginant ses origines en le reliant à la mythologie du monstre. En offrant à Freak Out un cadre historique, il l’inscrit dans une vision rétrospective qui confond subtilement réalité et imaginaire, les entremêle. Le design de Fulvio est ouvertement inspiré des portraits de Tognina et Petrus Gonzales (ou Gonsalvus) atteints d’hypertrichose (maladie d’hyperpilosité intervenant sur toutes les parties du corps) et les transmettant à leurs enfants. On ne serait pas étonné d’apprendre que Fulvio soit leur descendant ! Le regard porté sur la bête de foire a évolué : dominent sa beauté et sa puissance – y compris sexuelle.

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Evidemment, Tod Browning n’est pas loin, référence obligatoire. On y retrouve le cirque originel où vivent les créatures et la puissance anarchiste du monstre en proie à la laideur, la furie, la méchanceté humaines. La confrontation du fantastique et de l’époque nazie pourra encore faire grincer des dents (surtout ceux qui ne sont pas habitués à des décennies de bis italien), mais cette idée d’une fiction pour combattre le trauma des exactions quitte à réécrire l’Histoire, définit une force cathartique évidente de l’art, le fantasme du super pouvoir pour transformer le réel. Lorsque Guillermo Del Toro se demandait dans Le Labyrinthe de Pan si la fuite dans l’imaginaire pouvait sauver des crimes de l’Histoire, sa réponse était d’une tristesse absolue. Plus positif, Mainetti exalte la force d’une fiction capable justement de changer le monde. Il se permet même, à cet égard et donc « au nom du rêve », de réécrire avec Freaks Out une page de l’Histoire avec un grand H, de façon si belle et cathartique que le spectateur se surprend à vouloir y croire, comme si le cinéma n’avait rien perdu de sa capacité à créer d’autres univers et à nous y emmener, ne serait-ce que le temps d’une projection. Tout est illusion – nous sommes prévenus dès le début par le maître des divertissements du cirque où s’ouvre le film – et c’est bien cet Empire du faux qui prédomine, qui a le pouvoir de renverser tous les autres. Seule la magie du cinéma (et celle de l’amour d’un cinéaste pour ce médium) annule l’impossible et « l’histoire vraie ».

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En cela, Freaks Out constitue un magnifique geste esthétique, reconstituant et rassemblant tout un pan de culture italienne exubérante et truculente. Déceler dans ce spectacle explosif les réminiscences d’une culture anglo saxonne et du désir de l’imiter, serait être aveugle à l’ode à un art populaire local du divertissement, du spectacle des rues, des énergies de la commedia Dell’arte au roman picaresque. Gabriele Mainetti s’inscrit dans cette tradition, explore la dynamique du débordement, d’un comique sans limite qui ne s’embarrasse pas de bon goût, qui choquera les esprits trop délicats et les classes dominantes (et peut-être un peu les plus jeunes). Car qui dit populaire, dit glorieusement trivial, joyeusement paillard, pour un spectacle qui préfère la fange à la bienséance, qui rit et s’émeut du pet et du cul. L’orgiaque est dans les images, les mots et les idées, autant dans le gore que dans la vision d’un monstre gentil dont la caractéristique principale est de se masturber en dévoilant son sexe proéminent.

 

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Même son méchant démesuré fuit les stéréotypes. Echappé du cinéma de Christian Petzold, Franz Rogowski campe un Franz tour à tour terrifiant et ridicule, fou furieux sadique mais rendu pathétique par sa souffrance. Réduit à n’être qu’un pianiste virtuose à douze doigts, alors qu’il voudrait régner, visité par l’avenir sous l’emprise de l’ether, il entrevoit autant la défaite d’Hitler que le Creep – chanson on ne peut mieux choisie – de Radiohead. Freaks Out risque d’avoir quelques problèmes pour trouver son public car, s’il est fort en péripéties et s’inscrit aussi dans la grande tradition du cinéma d’aventures, il n’est pas pour autant « tout public ». Il incite à une autre perception, poétique et vomissant la norme où les super pouvoirs définissent l’infinie supériorité de l’art sur le monde. En cela, le geste est aussi politique : exacerbant l’impureté esthétique, l’hybridité, Mainetti s’intègre tout naturellement à sa galerie de freaks. Freaks Out, quel merveilleux monstre !

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Suppléments

  • Making-of
  • Les effets spéciaux
  • Les scènes coupées
  • La musique
  • La galerie vidéo
  • Le storyboard
  • Le spot
  • Les prises ratées

Blu-ray et dvd édités par Metropolitan

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