Au cours de la décennie 90, George A. Romero sest fait pour le moins discret. Après le segment quil tourne pour Deux yeux maléfiques en 1990, aux côtés de Dario Argento, et l’échec au box-office de La Part des ténèbres trois ans plus tard, il sombre peu à peu dans la dépression et se retire du monde du cinéma. La sortie de Scream en 1996 entraîne une vague méta qui enferme le genre dans un second degré stérile. Lhorreur enragée et politique telle que pratiquée par le réalisateur de La Nuit des morts-vivants semble alors être tombée en désuétude. Cest donc par la petite porte, celle de la publicité et du clip, quil fait son retour derrière la caméra. Dabord en signant un spot pour le jeu vidéo Resident Evil 2, licence quil devait dailleurs adapter pour le grand écran, puis en illustrant un morceau du groupe The Misfits intitulé Scream (ironie du sort ? ). Huit longues années après avoir tourné son dernier long-métrage, le cinéaste décide de revenir à ses premières amours et sattelle à l’écriture de Bruiser, coproduit par les Français de Studiocanal, Ben Barenholtz (Martin) et Peter Grunwald (collaborateur du metteur en scène sur Incidents de parcours et tous ses projets à venir). On y suit les mésaventures dHenry Creedlow (Jason Flemyng), timide employé dun magazine de mode qui a toujours respecté les règles sans poser de questions. Un matin, il découvre que son visage a disparu remplacé par un masque indéfini. Il n’est plus qu’un fantôme. Il explose et décide alors de se venger de tous ceux qui ont abusé de sa gentillesse. Dernière incursion de Romero hors de sa saga Of the Dead, le film ne connaîtra quune sortie en DVD sur le sol américain et passera relativement inaperçu dans nos contrées. Une injustice que la collection Make My Day ! a décidé de corriger en proposant la première édition française en haute définition. Simple série B oubliable ou vraie charge sociale mésestimée ? Le moment est venu de trancher.

(Copyright Studiocanal)

Si la métaphore politique qui sous-tend toute la filmographie de George A. Romero est encore bien présente, cest cette fois la génération tardive des yuppies de la fin des années 90 qui intéresse le réalisateur. Henry est un employé de lupper class qui évolue dans un milieu aisé et branché. Il nest pas un trader sans scrupules ou un self-made man millionnaire, mais son statut le tient néanmoins éloigné des préoccupations dune Amérique qui s’apprête à connaître une période de bouleversements sans précédent (attaques terroristes, crise économique). Cadre dans un magazine de mode, il jongle entre castings de top models et fêtes somptueuses dans des maisons hors de prix. Lhomme a tout pour être heureux, véritable incarnation de lAmerican dream tant vanté par les années Reagan. Pourtant, son sourire impeccable et les signes extérieurs de richesse quil arbore ne sont quun leurre. Il est marié à Janine, épouse infidèle interprétée par Nina Garbiras, et habite dans une villa rococo quil peine à rembourser. Éternellement en travaux, jonchée de bâches en plastique et doutils qui traînent à même le sol (dont certains s’avéreront utiles lors de sa vengeance) elle est à limage de son propriétaire : sans identité propre, copie uniformisée qui tente de paraître plus riche quelle ne lest. Une simple carte de crédit platinum devient ainsi un enjeu vital pour le protagoniste, non pas pour sa survie mais comme un code social à même dimpressionner ses proches et sa femme. Un univers dapparences qui nengendre que frustration et rancœur, et qui se retrouve personnifié à l’écran par le patron de la revue, le bien nommé Milo Styles campé par Peter Stormare. Misogyne, raciste, abject avec ses collaborateurs, nhésitant pas à réifier les mannequins en les comparant à de la nourriture ou à se moquer dun handicapé, le rédacteur en chef incarne à lui seul le culte de la réussite dégagé de toute éthique. Ce dernier motive dailleurs ses troupes par des rituels stupides dans lesquels tous doivent se vanter d’être des « bruisers », des brutes. Lorsquil découvre sa maîtresse pendue à la fenêtre de son bureau, son premier réflexe nest pas dappeler les secours mais son avocat, plus concerné par sa réputation que par une vie humaine. Si le trait est parfois grossier, que linterprétation tout en cabotinage du comédien (qui a alors détourné pour les frères Coen, Steven Spielberg, Wim Wenders et même Ingmar Bergman) relève de la caricature outrée, le personnage trouve aisément sa place dans un long-métrage qui assume pleinement son statut de série B mal élevée.

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Le monde froid et cynique dans lequel évoluent ces êtres, recolle parfaitement aux obsessions de Romero. Dans le fonds, les pubards qui peuplent les couloirs du magazine ne sont rien dautre que des zombies qui tentent de feindre une humanité qui leur est depuis longtemps étrangère. Une société qui se retrouve grossie jusqu’à l’absurde dans un final haut en couleurs, relevant de la tradition du Grand-Guignol et du Freak Show, et qui devait initialement se dérouler sur une île isolée. L’environnement peut dès lors être perçu tel un miroir déformant de lindustrie du cinéma que le cinéaste a longtemps fui et dans laquelle il ne se reconnaît plus, faisant du long-métrage une œuvre personnelle et quasi autobiographique. Dans le commentaire audio présent en bonus, celui-ci parle du choix de Toronto comme lieu de tournage en la désignant comme dune cité sans identité, ressemblant à toutes les autres mégapoles américaines, « une ville anonyme pour un héros synonyme ». Ce personnage principal noyé dans la masse est pourtant le seul qui éprouve encore des sentiments, qui a de la peine, de lempathie envers ceux qui lentourent. Autour de lui saffairent des clones contre qui il va se retourner en devenant un monstre, une créature vengeresse modelée par des années dinsatisfaction et de lassitude. Jean-Baptiste Thoret annonce dans son introduction que le film dialogue intimement avec Incidents de parcours. Cest on ne peut plus vrai, tant la part animale et instinctive d’Henry, comme celle dAllan Mann avant lui, se matérialise littéralement afin dassouvir toutes ses pulsions enfouies. Il en allait de même pour la desperate housewife de Season of the Witch, morte-vivante au sein de son foyer anxiogène qui devenait enfin elle-même lorsquelle sadonnait à la sorcellerie. Chez le réalisateur, lhorreur, le surnaturel, révèlent la véritable personnalité des protagonistes.

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Les premières secondes de Bruiser, qui dévoilent Creedlow dans son quotidien au travers de gros plans sur des objets, des gestes, entre fitness et choix de sa tenue (la scène sera reprise telle quelle plus tard dans le métrage), saccompagne du son dune émission de radio qui diffuse le témoignage dun auditeur sur le point de se suicider. Mens sana in corpore sano, le héros bien sous tous rapports se pose en lointain cousin du Patrick Bateman dAmerican Psycho. Pourtant, quelque chose couve dé. Cette voix qui annonce sur les ondes vouloir en finir avec lexistence ne serait-elle dailleurs pas la sienne ? Un mal-être qui se retrouve figuré à l’écran par des visions qui l’assaillent. Des flashs violents surgissent de son inconscient comme une catharsis imaginaire et sans conséquence. Son « Tyler Durden », projection de ses fantasmes inavoués, prendra la forme dun être neutre, sans traits distinctifs, une page blanche sur lequel chacun projette ce quil désire. Ce petit rouage dun mécanisme qui le dépasse prend sa vie en main dès lors quil perd son identité. Un masque inspiré par celui porté par Edith Scob dans Les Yeux sans visage, mais qui évoque tout autant celui de Michael Myers, autre figure dun mal abstractisé. Cette transformation ne sera dailleurs jamais expliquée, jamais rationalisée, le long-métrage relevant plus de la parabole sociale que de lhorreur pure, terme que George A. Romero réfute par ailleurs. Ce dernier parle du projet comme de sa meilleure expérience de tournage, là où il apprit une certaine rigueur formelle, aux côtés du chef opérateur Adam Swica, quil retrouvera à l’occasion de Diary of the Dead et Survival of Dead. Des cadres plus léchés, des mouvements de caméra plus amples et des plans signifiants, à linstar du protagoniste dont les traits restent occultés ou déformés dans la première partie du récit, par la buée dun miroir ou par de leau sur un pare-brise. Son moi profond est caché et ne surgira quen abandonnant ses traits humains. Interprété par le fade Jason Flemyng (qui avait alors à son actif un rôle dans Arnaques, crimes et botanique ainsi que quelques petites apparitions, notamment dans Un Cri dans locéan), ce dernier se change insidieusement en pur boogeyman politisé, création brutale et sans pitié dun environnement tout aussi cruel, si ce n’est plus encore.

(Copyright Studiocanal)

En bon soldat du libéralisme, Creedlow exécute sa vengeance en commençant par le bas de l’échelle sociale. Bien que trompé par son épouse et ridiculisé par son patron, cest à sa femme de ménage quil sen prend en premier lieu, rejouant malgré lui les injustices du capitalisme triomphant. Dans le fond, il devient ce quil déteste et fait sien le dicton de Milo qui, à la question « Pourquoi faire chier le monde ? » répond: « Parce que cest tout ce quil mérite ». Proche de la figure classique du vigilante, son combat nest pourtant pas de punir, de venger les victimes du système ou de rétablir un ordre moral, mais plutôt de libérer son démon intérieur. Il subsiste pourtant un espoir pour le protagoniste en la personne de Rosie (campée par Leslie Hope, vue dans Talk Radio). Femme du rédacteur en chef, elle est, comme Henry, malheureuse dans son couple mais ne parvient toutefois pas à prendre sa vie en main. Lors dune séquence hautement symbolique, tous deux sont assis, symboliquement « à nu » au milieu de dizaines de masques. Cest dailleurs elle qui modèle initialement les nouveaux traits qui vont chambouler le quotidien du jeune cadre dynamique. Au fond, ils sont les seuls à être vrais dans un monde dapparences. Le final, relecture moderne du Fantôme de l’Opéra, finit de faire basculer le film dans un romantisme désespéré à limage de cette tirade du héros : « Je suis invisible. Je lai toujours été ». La lente métamorphose, Romero lopère de la manière la plus littérale possible. Le visage blanc et indéfini du protagoniste se tâche de sang (tout comme ses vêtements de marque), est maquillé afin dimiter la « normalité », avant de finalement se recouvrir de peintures de guerre. Linjustice engendre les monstres et à trop contempler labysse de ses frustrations, le tueur qui sommeille en Henry a fini par le contempler en retour. Bruiser se pose en œuvre somme pour le cinéaste qui, malgré une incompréhension et un rejet à sa sortie, sinscrit parfaitement dans sa filmographie dense et cohérente.

(Copyright Studiocanal)

Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Studiocanal.

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A propos de Jean-François DICKELI

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