David Cronenberg (Dead Zone), John Carpenter (Christine), Brian De Palma (Carrie) ou encore Tobe Hooper (la minisérie Les Vampires de Salem), nombreux sont les maîtres du cinéma de genre à s’être attelé à des adaptations de Stephen King, et ce, dès la fin des années 70. Si beaucoup prennent des libertés avec le matériau de base – tel Shining (monument insurpassable) qui se révèle un pur film de Stanley Kubrick plutôt qu’une transposition fidèle du roman de l’écrivain -, les récits de ce dernier ont permis à des cinéastes inégaux d’offrir leurs meilleures œuvres : Frank Darabont (nous parlons ici de son excellent The Mist et non des très académiques La Ligne verte et Les Évadés), ou encore Rob Reiner (Misery et Stand By Me). L’auteur demeure, aujourd’hui encore, un nom essentiel, une véritable marque de l’histoire de l’horreur sur papier, comme en témoigne le succès monstre de Ça signé Andrés Muschietti. Il est un réalisateur qui tarda à transposer l’un de ses ouvrages à l’écran : le maestro George A. Romero. Les deux hommes sont pourtant des amis de longue date, le romancier fait une apparition dans le très bon Knightriders (1981) et a écrit le film à sketchs Creepshow l’année suivante. Il faut pourtant attendre 1991 pour que le metteur en scène, qui vient d’enchaîner Incidents de parcours et le projet Deux yeux maléfiques en compagnie de Dario Argento, transpose l’un de ses livres. Produit par Orion Pictures, La Part des ténèbres connaîtra une gestation difficile – frictions avec le chef op Tony Pierce Roberts (collaborateur fidèle de James Ivory), acteur principal ingérable (Timothy hutton, vu précédemment dans Le Jeu du faucon de John Schlesinger et le formidable Contre-enquête de Sidney Lumet), problèmes financiers du studio – avant de finalement sortir en salles en 1993. On y suit les mésaventures de Thad Beaumont (Hutton) qui écrit des romans de gare à succès sous le pseudonyme de George Stark, qui se voit un jour menacé par un inconnu ayant découvert la vérité et prêt à dévoiler la supercherie. Contraint et forcé, il décide de faire mourir son double imaginaire, mais celui-ci ne compte pas se laisser faire et prend alors vie en semant le chaos derrière lui. ESC Editions propose enfin une édition HD digne de ce nom en combo Blu-Ray/DVD, rendant justice à un long-métrage qui porte en lui la marque de ses deux créateurs.
Roman hautement autobiographique paru en 1989, The Dark Half est un jalon essentiel de l’œuvre de Stephen King. Depuis longtemps, l’auteur écrit sous l’alias de Richard Bachman (La Peau sur les os ou Running Man sont notamment signés sous ce nom). Un alter ego créé afin de pouvoir contourner une loi américaine qui interdit alors à un écrivain de publier plus d’un livre par an, comme l’explique Emilie Fleutot (fondatrice du site Stephen King France) dans son interview présente en bonus. Dès la fin des années 80, il connaît une mésaventure proche de celle qu’il fera vivre à son héros de fiction : Steve Brown, un libraire de Washington le menace de révéler le pot aux roses. Alors en pleine désintox (il était accro à la cocaïne et à l’alcool), le romancier décide donc de mettre en scène la mort de son double, comme une volonté de fuir toutes ses addictions en même temps que ses chimères. La Part des ténèbres contient tout cela : la dimension thérapeutique de l’écrivain se débarrassant de ses démons (clairement matérialisés ici en la personne de George Stark), ainsi que l’acceptation de sa propre noirceur comme nécessité à tout processus de création. Beaumont, bien que conscient que sa Némésis qui s’est mystérieusement développée alors qu’il découvrait l’écriture, commence à contaminer son quotidien, déteignant peu à peu sur sa propre personnalité, hésite à éliminer Stark (King, lui, continuera à « ressusciter » Bachman de temps à autre). Vulgaire, agressif, violent, misogyne (bien que les personnages soient assez différents dans le roman), c’est un entité pulsionnelle, aussi créatrice (en témoignent les nombreux plans sur ce crayon noir permettant aux mots de se former), que destructrice. Le protagoniste déclare ainsi : « une partie de moi est un salaud », confession qui sonne comme un aveu de la part de l’auteur de Shining (auquel le film fait référence lors d’une scène d’écriture frénétique et incontrôlable). Ce dernier se projette ainsi en Thad, artiste discutant avec son propre talent qui a pris forme humaine et le pousse à continuer à écrire encore et encore sous la menace, telle la Annie Wilkes de son Misery. Les doubles, les reflets aussi opposés que complémentaires (les jumeaux du héros ne sont que l’une des nombreuses figures duelles du récit) ne sont pas seulement devant la caméra, mais aussi derrière. Bien que fidèle au livre dont il est tiré, le long-métrage et son réalisme quotidien se retrouvant contaminé par le fantastique, est tout autant un film adapté de Stephen King qu’une œuvre appartenant pleinement à George A. Romero et ses thématiques.
Introspectif et extrêmement personnel, La Part des ténèbres doit beaucoup au réalisateur de The Crazies. Depuis longtemps admirateur de l’écrivain, ce dernier avait pour projet de porter Le Fléau à l’écran. Faute de fonds nécessaires, il dut y renoncer avant de finalement s’approprier le roman de 1989. Lorsqu’il s’attelle à l’adaptation, le cinéaste est dans une phase professionnelle difficile. Récupéré par les studios hollywoodiens, il ne s’épanouit pas dans un système qui broie les artistes et a peur de perdre son âme. Julien Sévéon, auteur de l’ouvrage George A. Romero : Révolutions, zombies et compagnie, revient, dans son entretien ici en supplément, sur cette situation conflictuelle. Tout juste sorti de la production compliquée d’Incidents de parcours, remettant en doute son statut de créateur, nul doute que le réalisateur se reconnaisse en Thad Beaumont. Déplaçant l’introduction du film et l’apprentissage de l’écriture par le héros en 1968, année de sortie de La Nuit des morts-vivants, Romero induit, selon le critique, que sa propre « part des ténèbres » a vu le jour à cet instant. À partir de cet instant, son vécu d’artiste ne fut plus jamais le même, pour le meilleur et pour le pire. Au début des années 90, un autre maître de l’horreur, John Carpenter (qui vient de signer pour Warner Les Aventures d’un homme invisible, qu’il renie depuis), tourne L’Antre de la folie, œuvre qui partage de nombreux points communs avec l’adaptation de King (auteur torturé, célébrité toxique…). Le moment est venu pour ceux qui ont révolutionné le cinéma de genre de questionner leur place dans un système qui semble ne pas les comprendre. Le soutien indéfectible d’Orion Pictures à Timothy Hutton lors de ces altercations avec le cinéaste, alors que Willem Dafoe et Gary Oldman avaient été initialement envisagés, lui donnera raison de s’être méfié et l’enfermera encore plus dans sa dépression (il ne retrouvera le chemin des plateaux que sept ans plus tard, avec Bruiser en 2000).
Loin de traiter son sujet avec dérision, le réalisateur réserve un sort funeste à ceux qui prennent l’horreur à la légère, à l’instar du photographe Homer (Glenn Colerider). Individu cynique, prêt à profiter de la souffrance d’autrui, à la scénariser, il est une probable représentation, à peine déformée, des dirigeants de studios; parallèle qui rend sa punition d’autant plus cathartique et jouissive. Le cinéaste affiche une réelle maîtrise des codes du genre, piochant çà et là des motifs dans l’histoire du cinéma. Il fait surgir le surnaturel au cœur du quotidien, par de purs gestes de mise en scène, comme lors de ces séquences oniriques qui s’accompagnent d’élégants mouvements de caméra, de ralentis, de cadrages étranges et de visions impactantes (le visage de porcelaine qui se brise). Chaque apparition de George dans le récit, ou sa simple évocation, se double ainsi d’un surgissement du fantastique cinéphilique. L’ouverture sur le ballet hypnotique des oiseaux, leurs reflets dans des vitres ou des verres de lunettes, leurs cris omniprésents lors des transes du héros, évoquent le classique d’Alfred Hitchcock, quant à ces plans sur une lame de rasoir, ces lumières monochromes alternant le rouge et le bleu, ils renvoient à l’un de ses plus fidèles disciples : Dario Argento. Après avoir collaboré avec ce dernier sur le film à sketchs Deux yeux maléfiques, difficile de ne pas saisir l’influence du giallo sur Romero, notamment via son utilisation du gore, des détails macabres (la prothèse arrachée) et du symbolisme le plus graphique (l’antagoniste face aux flammes). Malgré un final sombrant dans un grand guignol outré, le long-métrage fait preuve d’une noirceur et d’un désenchantement total résumé dans la phrase que prononce Reggie (Julie Harris, inoubliable interprète de La Maison du diable signé Robert Wise, autre référence au septième art) : « Dieu semble avoir pris un congé sabbatique ». Au final, La Part des ténèbres demeure un jalon important de l’œuvre du cinéaste autant qu’une transposition fidèle des tourments de Stephen King, tous deux se reconnaissant certainement dans la figure de Stark, pure créature imaginaire, inadaptée au monde réel, dont le visage se détériore jusqu’à devenir méconnaissable, au fil des jours passés hors de son univers de fiction.
Comme toujours, ESC propose un master HD en tous points parfait, accompagné de nombreux bonus parmi lesquels les entretiens passionnants avec Emilie Fleutot et Julien Sévéon. Également au programme des documents d’époque tels que des interviews avec l’équipe du film, des makings of centrés principalement centrés sur la conception de la scène finale riche en effets spéciaux, et un montage des scènes coupées ou rallongées.
Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez ESC Editions.
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