Dans le Paris de 1960, le Docteur Génessier (Pierre Brasseur), chirurgien de renom, introduit Les Yeux sans visage —adaptation du roman éponyme de Jean Redon— à l’occasion d’une conférence sur les greffes de peau. Derrière la solennité savante de son discours, une machination perverse est à l’œuvre : Louise, son assistante, vient de se débarrasser du cadavre d’une jeune femme au visage détruit, le jetant dans la Seine, afin que le docteur Génessier ait la prétention, interrogé à la morgue, de déclarer ce corps comme étant celui de sa fille Christiane (Edith Scob). En réalité vivante, défigurée suite à un accident de voiture, elle est séquestrée dans le manoir-laboratoire obscur du docteur. Christiane déclarée morte, son père jouit alors enfin de la liberté la plus absolue de mener à bien ses expérimentations de reconstruction faciale, comme dans une sorte de purgatoire hors champ, hors temps et hors éthique. Pendant que Christiane doit dissimuler l’absence de son visage derrière un masque d’ivoire dévoilant ses yeux —ses seuls attributs demeurés intacts— en errant dans les couloirs du manoir, le Docteur Génessier dérobe les visages de jeunes filles capturées par son assistante, qui attire ses proies par des promesses de logement, pour les greffer à sa fille ; dans une succession d’échecs sanglants. Grâce à une édition limitée Blu-ray / UHD du Chat qui fume, le temps est à la redécouverte des Yeux sans visage, second long métrage de George Franju et indissociable de son nom : un cinéma dont l’épouvante surgit dans l’acharnement glacial d’un personnage entre savant fou et père désespéré de retrouver —et de reconnaître— son enfant ; sculpté dans une atmosphère d’inquiétante étrangeté, porté par une poésie du fantôme, avec ses personnages ni parfaitement humains, ni parfaitement monstres, dont le rapport à la mort et à la survivance reposent sur un désir de figuration au-delà du rationnel, s’inscrivant dans un sillon fantastique inépuisable.
Les Yeux sans visage, la particule française de l’alphabet du gothique dans le paysage fantastique des années 1960, élève le visage au rang de création, sous le prisme d’une quête impossible et sisyphéenne entre perversion, manipulation, acharnement et aliénation. Syntaxiquement, le titre du film de Franju formule un paradoxe, où, dissociés l’un de l’autre, les yeux contiendraient le visage au lieu de l’inverse. Les yeux, en tant que miroir, par lequel le sujet vit et exprime son être, et dans lequel se reconnait l’autre, profilent le gage de l’existence en tant qu’identité parachevée par le regard, qui est à la fois vecteur et récepteur d’humanité. Le visage étant, par opposition au masque, la surface lisible de l’expression d’une individualité. « Les Yeux sans visage » pourrait alors renvoyer à l’idée d’un regard vide, sans âme ni identité, des yeux réduits à l’état d’organe, d’un élément anatomique dissocié de son enveloppe animée, conceptualisé au rang d’objet scientifiquement observable et manipulable. Mais le titre signifie aussi, plus littéralement, un visage où seuls les yeux subsistent : c’est le cas de Christiane, défigurée, contrainte de porter un masque dont les uniques fenêtres font apparaître les yeux. L’expression paradoxale possède la valeur d’une interrogation portant sur comment exister, s’il n’y a pas visage : car si les yeux deviennent organes isolés et privés de leur sens, l’existence se formule alors sans identité.
Christiane, dont le visage défiguré subit l’altération, masqué sous un simulacre de poupée de porcelaine, se voit alors dépossédée de sa propre identité, que son père tente de recouvrir, littéralement, en arrachant au scalpel celle d’autres jeunes femmes innocentes. Mais si le Docteur Génessier parvenait à maîtriser le succès de ses greffes faciales, que deviendrait réellement sa fille ? La soeur du monstre de Frankenstein ? Une création divine, revenue d’entre les morts ? Un ange, portant sur elle le souvenir des victimes de son père ? Les Yeux sans visage traverse un paysage sombre, plongeant dans le laboratoire souterrain humide du docteur, sillonnant le dédale de couloirs et d’escaliers de son manoir, et s’enfonçant dans la forêt abyssale ; hanté par une considération ontologique autour du visage et de l’identité. Dans le film de Franju, la défiguration se lie à la refiguration, piégeant le chirurgien dans un décalage sysiphéen insoluble, puisque, s’il s’agit de reconstruire les victimes détruites successivement, un visage manque dès le départ : celui de Christiane, protagoniste située entre la vie et la mort, entre sujet et objet. Déclarée morte par son père, elle éprouve alors une existence du non sens, dans un non monde, figée dans un état de mort sociale et identitaire, mais maintenue dans un espace-temps indéfini ; ni complètement morte, ni complètement vivante, comme un personnage mythique mi-victime mi-élue, mais prisonnière d’une vie sans visage, qui ne se fait autre que l’expérience d’une mort sans fin, inachevée.
Le masque, dans Les Yeux sans visage, détient le rôle d’un symbole de possession, à la fois parental et créateur, parcourant les enjeux de manipulation, dissimulation, protection, et plus largement de mise en scène : chez Christiane, le masque qui lui incombe de revêtir dès lors qu’elle est amenée à côtoyer son entourage —uniquement composé de son père chirurgien et de son assistante Louise— incarne la frontière entre l’humanité et l’objet. Dans la démarche de médecine reconstructive et le cadre de la filiation, s’élève l’idée de suprématie sur son enfant, dans un acharnement allant jusqu’à la perversion de la possibilité de le façonner et de le faire jouer telle une marionnette. Sans pour autant faire du Docteur Génessier un génie du mal, Franju fait le portait d’un personnage entre savant fou et père désespéré, en proie à l’aliénation, piégé par un immense sentiment de culpabilité et obsédé par l’expiation : réparer son enfant meurtri. Les Yeux sans visage met en évidence le dialogue entre pardon et culpabilité ; création et destruction ; pouvoir et soumission ; défiguration et reconstruction ; médecine et folie.
Quelque part entre conte noir, film policier, essai philosophique teinté d’inquiétante étrangeté, Les Yeux sans visage s’achemine dans des pensées autour de la condition humaine, faisant dialoguer la vie avec la mort. Franju emprunte au conte de fées, jouant sur les archétypes de prisonnière / père oppresseur, dans ce manoir mystérieux au cœur d’une forêt obscure, où quiconque est invité à y pénétrer, n’en ressort jamais. Sculpté autour de l’imaginaire du savant fou, échantillon privilégié de l’univers fantastique, le film stylise des fragments mémoriels horrifiques et les confond dans une atmosphère à la fois incisive et plongée dans une brume —esthétique et philosophique, où les personnages évoluent comme dans un ballet flottant et silencieux ; les chuchotements de la maison sifflant dans les méandres d’escaliers répondant à l’écho du cliquetis des outils chirurgicaux du laboratoire souterrain du docteur, transportés par la mélodie onirico-mélancolique de Maurice Jarre.
Les Yeux sans visage s’ancre alors dans un art pluriel, transcendant les confins du fantastique et de l’horreur en y épousant la démarche créatrice et destructrice de son personnage, pénétrée d’une interrogation autour de l’identité, et de cet obscur objet du désir d’immortalité se heurtant à la condition humaine — une immortalité qui entrevoit sa seule possibilité par l’œuvre de Franju.
Technique et supplémentsOubliez les précédentes versions blu-ray et DVD, la copie restaurée proposée par Le Chat qui fume est quasi parfaite, respectant à merveille la direction photo d’Eugen Schüfftan. De plus il propose enfin la version intégrale de 90 minutes, réintégrant une séquence d’1m25, quelque peu anecdotique, mais avec une savoureuse réplique misanthropique.
Suppléments Box Collector limitée illustrée par Junji Ito :
4K UHD : Bande annonce originale restaurée (3’50)
Blu-ray
- Les Fleurs maladives de Georges Franju de Pierre-Henri Gibert, avec Claude Chabrol, Jean-Pierre Mocky, Edith Scob, Robert Hossein… (2009, 46’20”)
- Rien que pour ses yeux avec Edith Scob (2024, 17’10”)
- Alida, ma grand-mère : Interview de Pierpaolo de Mejo, petit fils d’Alida Valli (2024, 43’12”, VOST)
- Les Yeux sans visage par Olivier Père (2023, 33’36”)
- Les Yeux sans visage par Bertrand Mandico (2024, 18’17”)
- Court métrage : Ruines du temps de Mathieu Péteul (2015, 8’13”)
- Bande-annonce originale restaurée (3’50”)
DVD suppléments : en passant par la Lorraine et autres courts métrages
6 courts métrages de Georges Franju (sous-titres pour sourds et malentendants)
- En passant la Lorraine (1951, N&B, 27’04”)
- Hôtel des Invalides (1951, N&B, 22’14”)
- À propos d’une rivière… (1957, N&B, 24’50”)
- Mon chien (1955, N&B, 19’44”)
- Le Théâtre National Populaire (1956, N&B, 26’23”)
- Sur le pont d’Avignon (1957, Couleurs, 10’46”)
Le livre « Les Yeux sans visage » (178 pages)
- préface de Fabien Mauro
- découpage intégral du film avec les séquences coupées au montage et au tournage du film
- photos du film
- critiques
- crédits du film
- bio-filmographies
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