En 1960, Giorgio Ferroni est déjà un vétéran du cinéma italien. Plébiscité pour ses documentaires, il réalise son premier long métrage en 1936 avec I tre desideri. Pour l’anecdote, il commet sans doute l’un des tous premiers westerns italiens en 1941 avec Macario au far west, même s’il s’agit avant tout d’une comédie. Dans les années 60, sa filmographie s’oriente vers le cinéma populaire, embrasant les genres dominants que ce soit le péplum (Le colosse de Rome), le western (l’excellent Le dollar troué) ou encore l’euro-spy (New York appelle Super Dragon) souvent signés sous le pseudonyme Calvin Jackson Padjet. En fin de carrière, Ferroni revient une ultime fois au fantastique avec le très envoûtant La nuit des diables.
Pierre angulaire d’un genre qui connut son heure de gloire entre 1960 et 1966, Le Moulin des supplices, réalisé la même année que Le Masque du démon de Mario Bava, s’inspire soi-disant d’une nouvelle de l’obscur Pieter Van Wergen, Flemish tales. Si obscur qu’il n’existe nulle mention de l’auteur dans les annales de la littérature flamande. Le scénario est attribué à Giogio Ferroni lui-même, entouré de quelques collaborateurs officiels ou officieux. Les intentions sont claires : damner le pion aux productions Hammer sur leur propre terrain sans s’emparer des mythes de la littérature fantastique comme les vampires ou les loups-garous, même si le thème du vampirisme est exploité de façon détournée.
Giorgio Ferroni se révèle particulièrement inspiré avec cette saisissante incursion dans le cinéma gothique, rappelant Le Masque de cire de Michael Curtiz et son remake tourné en relief par André De Toth, L’Homme au masque de cire. Mais le scénario construit un édifice plus retors que prévu, ne se contentant pas de compiler les codes usuels du genre dans un mouvement mécanique.
Hans, un étudiant, débarque dans un village près d’Amsterdam afin de poursuivre des études de sculpture. Il est mandaté pour réaliser la monographie d’un carillon composé de statues de cire. Arrivé à destination, dans un étrange moulin « poussiéreux », il fait la connaissance du professeur Wahl, entouré de ces mannequins lugubres représentant des scènes de martyrs. Cet artiste misanthrope vit avec sa fille, Helis et le Docteur Bohlen dans ce lieu macabre cachant un sombre secret. Helis, atteinte d’une maladie incurable s’éprend de Hans au grand désarroi de son père.
L’ouverture, somptueuse, invite le spectateur à s’imprégner de l’atmosphère étrange qui règne sur le sol hollandais, avec ses moulins, ses canaux, ses paysages emprunts de désolation et son passé chargé d’une culture picturale.
Hans, débarquant en bateau, pose un pied à terre. Un plan magnifique irrigue la scène baignant dans la brume. Un détail attire l’attention : un pêcheur, la pipe au bec, est assis dans une positon statique, comme s’il posait pour un artiste. Il ressemble presque à ces mannequins de cire exposés dans le moulin, sonnant comme un avertissement pour ce jeune homme naïf qui ne sait pas encore dans quel piège il va sombrer. Ultérieurement, le fait de retrouver une futur victime servant de modèle pour les apprentis peintres, ne paraît pas anodin. Comme si un enchevêtrement de signes nous alertait des lugubres dessins qui se trament à l’intérieur de ce moulin coupé du monde, suspendu dans un espace temps indéterminé, plongeant le occupants dans une spirale de la folie. Une folie matérialisée à l’écran par les innombrables pièces que regorgent ce moulin fantasmé dans lequel Hans va progressivement perdre la raison.
Le petit théâtre morbide soigneusement concocté par Giorgio Ferroni, ce moulin aux femmes de pierres, porte ouverte vers les perversions et les crimes les plus démesurés, va rapidement se refermer dans ce lieu clos, idéal pour développer un récit gothique. Une raison de plus pour admirer les (rares) extérieurs, influencés par la peinture paysagiste de Jacob Van Ruisdael , à l’instar de Le Moulin de Wijk, partiellement reproduit en ouverture.
L’entrée de Hans, archétype du jeune premier du bis, jusque dans sa transparence, dans ce lieu de tous les mystères, bouleverse son existence et ses certitudes au gré d’une machination dont il est la victime. Incarnation simultanée de l’amour et de la mort, la belle et énigmatique Helsi l’entraîne dans une danse macabre partagée entre le rêve et la réalité, le rationnel et l’inconscient.
La beauté des décors intérieurs, le soin maniaque apporté aux objets, l’obsédante partition musicale à l’orgue de barbarie, la qualité des cadrages et la fluidité des mouvements de caméra accentuent l’atmosphère de déliquescence morale dans laquelle se débâtent les personnages. Ce raffinement visuel trouve son équilibre parfait dans la représentation terrifiante des femmes de cire, œuvres d’art portant en elles des réminiscences du passé entre souffrance et violence.
Le Moulin des supplices parvient aussi à renouveler intelligemment le thème du savant fou qui veut défier les lois de la nature, quitte à se vautrer dans le crime le plus abject. Les Yeux sans visage de Georges Franju semble avoir servi d’inspiration, sans parler de plagiat. Tant que le film maintient l’ambivalence entre le rêve et la réalité, il captive par sa capacité à nous immerger dans un univers sans repaire. Le réalisateur s’en donne à cœur joie pour soigner son ambiance onirique et morbide où la frontière entre l’imaginaire et la réalité est ténue. Cependant, l’explication rationnelle déçoit quelque peu dans son déroulement par de longues tirades du professeur, figeant d’un coup la mise en scène engluée alors dans une certaine torpeur et un rythme déficient. Ces errances narratives, assez coutumières dans le genre, sont largement compensées par les qualités esthétiques et les audaces formelles. Transcendé par de vrais moments de poésie macabre, Le Moulin aux supplices épouse les codes du mélodrame horrifique, flamboyant et émouvant, qui culmine lors d’une séquence articulant sexualité refoulée et désir nécrophile. Hans se faufile dans la chambre d’Helsi, allongée sur le lit, dans une position lascive, vêtue d’une robe rouge. Helsi, le visage cadavérique, semble morte. Pourtant, un bref plan suggère un érotisme troublant, plaçant Hans dans une posture inconfortable, entre répulsion et fascination. Cet érotisme discret trouve son point d’orgue lors d’un bref plan dénudé où la jolie Dany Carrel dévoile un petit bout de son sein. Avis aux amateurs.
Enfin, l’ultime qualité de cette coproduction franco-italienne devenue un classique avec le temps, demeure la direction d’acteurs : Les comédiens sont tous convaincants, de Pierre Brice, surtout connu pour endosser le costume plumé de Winnetou, parfait en jeune premier ingénu à Wolgang Preiss, très expressif en savant fou en passant par la sensuelle Scilla Gabel que les amateurs de cinéma bis des sixties connaissent bien.
Ce joyaux du cinéma gothique bénéficie d’une édition digibook combo blu/ray DVD absolument exemplaire. Le livret écrit par Alain Petit revient sur la genèse du film, évoque les comédiens, les divers scénaristes, le réalisateur et les techniciens offrant un panorama complet de la fabrication même du film.
Mais surtout, Artus propose le film dans sa version la plus complète possible, passant des 86 minutes de l’édition précédente de Néo publishing à 97 mn dans une très belle copie, restituant en partie l’éclat de ses couleurs d’origine. Lire à ce propos le chapitre sur « Les trois visages du moulin » pour comprendre à quel point un film charcuté peut être dénaturé.
Outre le livret de 64 pages, les suppléments sont agrémentés d’une interview de l’actrice Liana Orgei, Les femmes de pierre et de l’intervention éclairée et éclairante d’Alain Petit intitulée Le docteur et les femmes.
Les scènes alternatives italiennes et américaines sont présentes sur cet objet du plus bel écrin.
(ITA-1960) de Giorgio Ferroni avec Pierre Brice, Scilla Gabel, Wofgang Preiss, Dany Carrel
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