Les Négriers (Addio Zio Tom, 1971), point d’orgue du cinéma mondo créé par le trio Gualtiero Jacopetti / Franco Prosperi /Paolo Cavara par le truchement du film culte Mondo Cane (1962), est une œuvre à réactions : il se nourrit tout autant de celles de spectateurs nécessairement outrés par ce qu’ils voient à l’écran, par la crudité poussée dans ses retranchements de la représentation de l’esclavage dans un style propre au cinéma des Jacopetti/Prosperi (Cavara n’ayant pas poursuivi l’aventure avec les deux autres une fois le pavé Mondo Cane jeté dans la mare) que de celles de ses auteurs cherchant à prendre le contrepied de leur film précédent, Adieu Afrique (Addio Africa, 1965), accusé d’être au mieux, justement, réactionnaire, au pire profondément raciste du fait de positions envers l’impossibilité d’accès à la civilisation des pays africains qui seraient ravalés à un niveau outrancier de sauvagerie si les colons occidentaux venaient à leur laisser l’indépendance. Négatif + négatif = positif : Les Négriers, en se posant en réaction d’une œuvre précédente elle-même profondément réactionnaire, la prend à revers et s’avère un long métrage mêlant étrangement humanisme et nihilisme, traité philosophique à la fois « Lumineux » (dans le sens où il semble reprendre à son compte le regard des Lumières sur l’esclavage) et profondément cynique sur une humanité dévoyée. La courageuse et nécessaire édition du film par Le Chat qui fume permet de réévaluer ce brûlot dérangeant mais ne méritant pas l’opprobre qu’il subit depuis une cinquantaine d’années.
Déjà, définissons le cinéma mondo. Il s’agit d’un cinéma à portée documentaire, restituant une certaine idée misanthrope et nihiliste de l’état du monde, usant d’images réelles (Adieu Afrique utilisant des prises de vue filmées sur place par les réalisateurs de la Révolution de Zanzibar de 1964) instrumentalisées par le montage, par l’usage d’une voix off quelque peu goguenarde et par une capacité à remettre en scène a posteriori la réalité (ce que conteste cependant Jacopetti), tout ceci dans le but de surligner la crasse du monde, sa violence intrinsèque et, ce faisant, de choquer un public saisi à froid (le peintre Yves Klein est mort en juin 1962 des conséquences d’une attaque cardiaque provoquée par Mondo Cane lors de son avant-première !). Le cinéma mondo, profondément idéologique et empreint d’une philosophie à la Cioran encore radicalisée, mise donc sur une sorte de spectacularisation de la réalité pour en montrer tous les côtés sombres, comme une réactualisation cinématographique du Théâtre de la Cruauté qui aurait baigné dans le Grand-Guignol.
L’idée de reconstitution dans Les Négriers semble inévitable du fait de son aspect historique, le duo Jacopetti/Prosperi privilégiant la mise en scène des atrocités subies par les esclaves au XIXème siècle, sans romantisation mais au contraire avec un sens frontal de la véracité la plus concrète que l’on pourrait certainement considérer comme gratuite et inutile mais qui fait montre de l’approche du cinéma des deux réalisateurs mondo, interrogeant de film en film tout autant le principe même de réalisme que le regard extérieur ne pouvant s’empêcher de vouloir regarder la pupille démoniaque du réel, c’est-à-dire le spectateur par essence lui-même voyeur. Ce jusqu’au-boutisme de la représentation choque et crée le clivage par le fait que sa volonté urticante vise à la vexation d’un public qui ne peut contester être tout à la fois devant les jeux du cirque de la réalité (le cinéma mondo, impitoyable, ne se concentrant que sur les brutalités du monde) et devant le miroir de son propre regard fasciné par une horreur d’autant plus terrifiante qu’elle semble ne pas être fictive.
Les ambiguïtés de Jacopetti/Prosperi ne sont pas levées par le contexte de tournage des Négriers : essuyant un refus de tournage en terres brésiliennes, les autorités du pays montrant ainsi leur opposition aux dimensions racistes d’Adieu Afrique, les deux cinéastes furent au contraire accueillis à bras ouverts par François « Papa Doc » Duvalier, « Président à vie » sévissant en Haïti et qui mourra l’année de sortie du film. Le dictateur, en plus de permettre un train de vie royal à ses invités italiens, leur fournit également des milliers de figurants noirs que les cinéastes et leur équipe technique très réduite purent diriger à leur guise et métamorphoser en esclaves dénudés et violentés, le film se transformant aux yeux du monde tout autant en une pancarte publicitaire vantant les mérites de l’un des pires chefs de régime totalitaire de son époque qu’en ce système néo-esclavagiste que le film passe son temps à condamner et dirigés, peut-être à leur corps défendant, par deux cinéastes sous dépendance de moyens.
Car malgré tout cela, il ne faut pas s’y tromper : s’inscrivant en faux contre les accusations auxquelles ils ont fait face pour leur film précédent, Jacopetti/Prosperi font avec Les Négriers une œuvre critique envers les oppresseurs, les instigateurs et les profiteurs de la vente d’êtres humains et de leur mise sous le joug à des fins mercantiles. La forme mondo de ce film-ci, précisément, se fait moins complaisante que fondamentalement féroce par son propos, chaque situation, chaque séquence étant emplie à ras bord de satire acide et sardonique, accompagnée d’une voix off de comédie italienne à la Dino Risi et d’une musique de fanfare (signée Riz Ortolani) se plaçant en contrepoint des horreurs racistes que le film, d’une ironie mordante jusqu’à l’os, reconstitue jusqu’au malaise. C’est bien cette ironie qui fait tout l’intérêt dialectique du film, qui rend abjectes l’instrumentalisation (le travail forcé, bein sûr ; des esclaves féminines livrées au viol pour permettre aux maîtres d’en recevoir les fruits neuf mois plus tard…), l’animalisation (les esclaves considérés comme des chiens à éduquer ; la séquence de repas dans des auges se transformant en lutte acharnée), la monétisation (l’humain considéré comme un investissement, de son achat à ce qu’il peut rapporter ; la prostitution des « femelles » dès le plus jeune âge, d’autant plus troublante que l’une d’elles s’adressera de façon lascive à l’un des cinéastes face caméra, donc par extension aux spectateurs).
Bien qu’éminemment éprouvant, Les Négriers efface alors toutes les ambiguïtés précédemment pointées quant au propos qu’il tente de délivrer : le film s’avère bel et bien une condamnation totale du système esclavagiste, montrant ses instigateurs avec d’autant plus de violence qu’il adopte leur point de vue. De façon saisissante, il pourrait même être considéré comme une sorte de prolongement du fameux texte « De l’esclavage des nègres » tiré de l’essai De l’esprit des lois de Montesquieu (1748), extrait brutal et remarquable dans lequel le philosophe bordelais ( donc origianire d’une ville majeure du commerce triangulaire, par ailleurs) adopte par le discours direct le point de vue d’un esclavagiste pour en montrer la barbarie et l’imbécillité satisfaite.
Tant dans le cinéma documentaire que dans le cinéma de genre voire dans le sous-genre du cinéma mondo, Les Négriers s’avère un film à part, accentuant sa radicalité tout autant qu’il assume un discours étonnamment progressiste dissimulé derrière les oripeaux excessifs du genre, qui vont parfois paradoxalement jusqu’à l’étayer. Film à nul autre pareil, et qu’il serait donc dommage de ne pas réhabiliter, ses contempteurs l’ayant d’ores et déjà condamné par principe avant de l’avoir attentivement regardé.
Outre les trois montages différents du film (la version italienne de 2h15 qui est celle que nous avons privilégiée pour cette chronique ; la version américaine de 2h03 ; la version française durant 1h19), le blu-ray des Négriers édité par Le Chat qui fume contient :
– « L’Importance de ne pas être commode » de Andrea Bettinetti sur Gualtiero Jacopetti (91′)
– « L’Anti-Documentaire » : Entretien avec Maxime Lachaud (50′)
– « Il mondo politico di Gualtiero Jacopetti e Franco Prosperi » : analyse du Mondo par Cinéma et Politique (19′)
– Bande-annonce italienne et américaine
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