Couleurs retrouvées
La ressortie en DVD des trois premiers longs-métrages de Guy Gilles permet la redécouverte d’une œuvre sensible et vertigineuse, aux airs d’ineffable, dans des couleurs restaurées et retrouvées. Guy Gilles, cinéaste longtemps resté en marge du cinéma français, se révèle être à travers ces trois films un cinéaste- peintre de la mémoire et de ses mouvements. Du désir aussi ; de « faire la vie » (1). Car si ce sont des couleurs attachées à l’évocation de souvenirs ou de pensées intérieures, au gré d’un récit qui se plie, se déplie, dans les saisons de L’Amour à la mer (1962-1964), ou encore surgissantes, telles des apparitions colorées dans Au pan coupé (1967), luttant abruptement contre l’oubli nécessaire du deuil, ce sont aussi des couleurs vives qui nous portent et nous élancent dans Le Clair de Terre (1970).
« Jeanne, ça recommence, j’ai envie de partir »
Dit Jean/Patrick Jouané à Jeanne/Macha Méril. C’est le début de Au pan coupé, deuxième long-métrage qui synthétise et fige les obsessions « gilliennes ». Tout est déjà là. Un corps étendu dans un jardin, on s’en éloigne. Autour, des fils électriques. À partir de cette image, le film se tisse et nous sommes pris dans la toile de Jeanne, au visage-surface au travers duquel se projettent les couleurs-couperet d’une « histoire défunte » (2).
Jean disparaît, Jean est mort, Jeanne ne le sait pas. Au pan coupé se déroule comme une épreuve des lieux et des temps, témoins poreux d’un amour vécu, dans le pressentiment du manque et de l’absence.
Au cours du film un instant semble se détacher. Dans un parc, tandis que Jeanne imagine Jean enfant, l’image d’un adolescent s’introduit dans le montage. Les temps tentent alors de se rejoindre. On comprend ensuite qu’il s’agit d’un enfant présent dans le parc sur lequel les paroles de Jeanne viennent un instant s’attacher. Suspension irréelle d’un raccord aux trajectoires imbriquées.
Mais dans « le silence et les fleurs » (3) tandis que Jeanne s’abstrait, s’effaçant presque de l’image, les couleurs ressurgissent dans une danse macabre, provoquant des trouées dans les lieux où sont passés Jeanne et Jean, alors creusés par la résonance des souvenirs persistants.
La couleur dans Au pan coupé agit comme révélateur ; « la tache verte là, c’était la chambre de mon fils », dit « la piquée du quartier » (Élina Labourdette) à Jeanne lorsqu’elle se tiennent face aux immeubles en destruction. Ainsi convoquée, peinte, en écho sur les murs fissurés de la ville ou dans la nature, la couleur ranime les êtres disparus et hante les vivants (le sont-ils ?) jusqu’à des imbrications d’espaces et de temps dans un tissage mémoriel engouffrant. Tissage-montage qui ne cesse de décomposer des corps, d’isoler des regards, des signes, des objets, pour recomposer un télescopage où se joue « une expérience simultanée de l’absence et de la présence » (4).
Imbrications que l’on retrouve dès le premier long-métrage de Guy Gilles, L’Amour à la mer, au fil des récits et des saisons, sur les thèmes musicaux de Jean-Pierre Stora qui compose ici sa première musique de film. Geneviève/Geneviève Thénier attend Daniel/Daniel Moosmann à Paris. Daniel est marin à Brest. De Paris à Brest, dans l’attente automnale de Geneviève, une autre histoire nous est racontée. Celle d’un amour pour une ville, d’un départ pour être libre, sans attache, d’une solitude difficile. Ce sont les souvenirs que partage Guy (Guy Gilles lui-même) à Daniel, dans un café portuaire. Troublant dédoublement autobiographique qui s’insère dans une fiction où l’illusion de déjà-vu (5), est portée par la répétition monotone du temps et des gestes. « Un jour de plus, un jour de passé » répète Geneviève.
« Paris est tout jaune » écrit-elle à Daniel dans une de ses lettres. Jaune qui traverse tout le film, du peignoir de Geneviève à une vitrine nocturne, en passant par les baraques que « la guerre a laissé en souvenir dans certains quartiers » de Brest et où « des gens vont y mourir. Des enfants y sont nés et y vivent » (6).
« Il revint dans le décors où il avait vécu adolescent » (7)
Avec ces corps enfermés dans les décors de la ville, dans le vertige du retour et des « néons qui palissent sur Pigalle » (8), s’exprime un désir de plus en plus fort d’un départ. S’extraire de ces décors, c’est l’instant où Daniel décide de partir, instant cathartique où celui-ci descend un escalier jaune alors devenu espace mental dans lequel s’infiltrent et se réfractent, à travers les vitraux, toutes les couleurs passées.
Tandis que le départ de Daniel est le mouvement final de L’Amour à la mer, il est premier dans Le Clair de Terre, où Pierre/Patrick Jouané entame une traversée solitaire dans la couleur – l’élan enfin – de la passerelle de l’île de Saint-Louis jusqu’à Tunis.
Pierre, « l’homme de nul part » tel qu’il se dit de lui-même, parti à 6 ans de son pays natal et dont il n’a aucune mémoire, décide de s’élancer. Le Clair de Terre est parmi les quatre premiers long-métrages de Guy Gilles le seul qui soit entièrement en couleurs ; mise à part une seule image en noir&blanc, celle d’une photographie d’un geste d’adieu. C’est un film de déplacements, à fleur de peau, où les corps se courbent et où les gestes élancés restent inaboutis, suspendus. C’est toute la grâce fragile de Patrick Jouané, « entre timidité et malice » (9), dans un corps désirant et souffrant, qui s’exprime ici.
Dans cette fuite, également salutaire, une couleur prédomine, le bleu du voyage et du rêve. C’est alors, entre les murs peints en bleu de la chambre d’hôtel où s’échoue Pierre, que s’anime la très belle séquence rêvée, sur l’écho d’une phrase (prononcée par Edwige Feuillère et Annie Girardot) : « Ne crains rien. Si la vie nous sépare, le souvenir du temps où nous nous connûmes durera ». La matérialité du temps est à son paroxysme, entre mise en mouvement nécessaire, vitale, et pleine conscience que chaque mouvement s’efface et s’évanouit. De cette course distordue en avant de Pierre, avec le visage tourné derrière soit (qui rappelle l’Ange de l’Histoire de Walter Benjamin), se détache un état fébrile et presque catatonique (10).
Comme une invitation à passer de l’autre côté, traversant les feuillages dans la douceur du matin, c’est peut être dans cette épreuve du déplacement que se déploie toute la force fulgurante des films de Guy Gilles.
Le désir lui-même mouvement
Non désirable par lui-même
L’amour est lui-même immobile
Étant seulement cause et fin du mouvement
Intemporel et sans désir
Excepté sous l’aspect du temps
Pris en des limites formelles
Entre le non-être et l’être.
Soudain dans un rai de soleil
Parmi les poussières mouvantes
S’élève le rire caché
Des enfants dans le feuillage
Vite, ici, maintenant, toujours…
Dérisoire le triste temps vain
Qui s’étend avant et après.
T. S. Eliot, La Terre vaine et autres poèmes
L’édition vidéo offre 3 compléments, de la genèse du Clair de Terre évoquée par Jean-Pierre Stora, cousin et compositeur de Guy Gilles, au récit de celui-ci sur son travail en toute fidélité et complicité avec le cinéaste, en passant par les témoignages touchants et amusants dans Guy Gilles, d’un café l’autre réalisé par Mélanie Forret et Prosper Hillairet. Ainsi, passant d’un café parisien à un autre, entre les néons nocturnes de Pigalle et les objets et gestes hors du temps, nous retrouvons Macha Méril au Pan coupé qui convoque l’œil perçant d’un cinéaste-peintre, Jean-Christophe Bouvet et Philippe Chemin évoquant leurs sorties parisiennes tout en séduction et Gilles Carré, à qui Guy Gilles a donné en partage sa personnalité secrète et dont le récit d’un film qui ne se fera jamais nous permet ici de découvrir des images inédites, tournées en Super 8 lors d’un repérage au Maroc en 1987.
Notes :
1) Propos recueillis par Henry Chapier, Combat, 7 février 1968, retranscris dans « Entretiens avec Guy Gilles », Guy Gilles un cinéaste au fil du temps, Yellow Now/Côté cinéma, ouvrage sous la direction de Gaël Lépingle et Marcos Uzal, p.47
2) Bernard Benoliel, « Le temps d’un raccord », Guy Gilles un cinéaste au fil du temps, op.cit., p.101
3) « 1948, la dernière. Marie Spinelle est morte sans doute seule dans sa maison. Dans le silence et les fleurs, comme sur son bel album. Voilà c’est l’histoire d’une vie. Notre histoire. » dit Jean à Jeanne, évoquant un album trouvé de photographies de famille.
4) Alain Mons, « L’intervalle des lieux », Le Portique [En ligne], 12|2003, mis en ligne le 15 juin 2006. URL : http://journals.openedition.org/leportique/57
5) Philippe Fauvel, « Déjà tout n’était plus… », Guy Gilles un cinéaste au fil du temps, op.cit., p.85
6) Commentaires en voix off de Daniel sur des images documentaires d’un fascicule sur Bres
7) Voix off dans L’Amour à la mer
8) idem
9) Gaël Lépingle, « Arrêts sur images », Guy Gilles cinéaste au fil du temps, op.cit., p.132
10) « Le mouvement et l’immobilité se repoussent et raccordent » écrit Bernard Benoliel, dans « Le temps d’un raccord », Guy Gilles cinéaste au fil du temps, op. cit., p.106
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Lucky
Lumineux article, plein d’une analyse sensible et vive, qui suscite l’envie de voir / re-voir un cinéaste trop longtemps oublié, un cinéaste du temps qui passe et de la douce nostalgie.
sofia
quel bel article, fin et sensible qui suscite l’intérêt et la curiosité de découvrir ces long-métrages!