Après sa révélation fracassante au cours des années 70, entre Panique à Needle Park et L’épouvantail de Jerry Schatzberg, Le Parrain 1 et 2 de Francis Ford Coppola, Serpico et Un Après-midi de Chien de Sidney Lumet, Al Pacino allait connaître une décennie suivante bien différente. Seulement cinq films au compteur, parmi lesquels le démentiel Cruising de William Friedkin, détruit en son temps et progressivement réhabilité, mais surtout Scarface de Brian De Palma, immense succès au culte immédiat et inaltérable. Pourtant en 1985, Révolution, fresque sur la naissance de l’Amérique mise en images par Hugh Hudson, l’homme à qui l’on doit Greystoke et Les Chariots de feu, marquait un tournant dans sa filmographie. Production chaotique, sortie et montage précipités (un Director’s Cut intitulé Revolution : Revisited verra le jour en 2009), concessions acceptées à contrecœur et bide sans appel à l’arrivée (350 000 dollars de recettes aux USA pour un budget de 30 millions) : l’acteur s’éloigne des plateaux de cinéma pour se consacrer au théâtre. En parallèle, Harold Becker, cinéaste américain passé par la photographie et le court-métrage documentaire, émerge. Il a fait ses premiers pas en long du côté de l’Angleterre avec The Ragman’s Daughter en 1972. En dépit d’une bonne réception, il lui faudra sept ans pour signer un deuxième long-métrage, aux Etats-Unis cette fois-ci. Tueurs de Flics avec James Woods et John Savage, adapté de Joseph Wambaugh, un auteur qu’il transpose de nouveau sur The Black Marble. Il affirme ainsi une prédilection pour le polar et le film noir tout en sachant se montrer polyvalent (et très actif) durant les eighties, Taps et État de Choc comptent parmi ses réalisations notables. Souvent soutenu par de beaux castings, il fait tourner James Woods, George C.Scott, Sean Young comme les jeunes Sean Penn et Tom Cruise. En 1987, il travaille autour d’un projet intitulé Johnny Handsome, dont le rôle doit alors être tenu par Richard Gere, à l’instar de Cruising auparavant, ce dernier se fera damer le pion, en raison de l’intérêt d’Al Pacino. L’interprète de Michael Corleone participe au développement avec Becker, mais l’un et l’autre finiront par jeter l’éponge, insatisfaits du traitement. C’est finalement Walter Hill qui reprendra le flambeau avec Mickey Rourke et une certaine Ellen Barkin.
Mélodie pour un meurtre, Sea of Love de son titre original, est un scénario signé Richard Price qui circule longtemps au sein d’Hollywood. Il a notamment intéressé Sydney Pollack, tandis qu’Harold Becker, approché une première fois pour le mettre en scène, exprime quelques réticences. Produit par Martin Bregman (Serpico, Un après-midi de chien, Scarface), la préparation commence mais le réalisateur initialement pressenti s’apprête à être remplacé. Le producteur demande à Becker de reprendre les choses en main et lui propose Al Pacino dans le rôle-titre. Le script de Richard Price, romancier natif du Bronx, qui vient de collaborer avec Martin Scorsese sur La Couleur de l’argent et Apprentissages (premier segment de New York Stories) ainsi que Michael Jackson pour le clip de Bad, va faire l’objet de quelques transformations liées à un changement de mode dans le registre du thriller. Début 80, dans la foulée de Pulsions de Brian De Palma (qui réitère en 1984 avec Body Double), le film à suspense se mélange de plus en plus souvent avec l’érotisme, de La Fièvre au corps de Lawrence Kasdan à Blue Velvet de David Lynch, en passant par La Féline de Paul Schrader ou La Veuve Noire de Bob Rafelson. Un long-métrage phénomène va définitivement asseoir cette tendance et contribuer à réorienter l’écriture : Liaison Fatale d’Adrian Lyne en 1987, déjà auteur de 9 semaines ½, un an plus tôt, dont le succès se fit en revanche essentiellement hors des États-Unis. Ellen Barkin, en pleine ascension et particulièrement remarquée dans The Big Easy rejoint la distribution avec l’un de ses partenaires du film de Jim McBride, John Goodman. Reçu favorablement par la critique et le public, Mélodie pour un meurtre crée la surprise. Il prend la tête du box-office américain et s’offre même le luxe de dépasser Black Rain de Ridley Scott autrement plus attendu. Al Pacino obtiendra une nomination aux Golden Globes et verra sa carrière totalement relancée. Une œuvre importante dans sa riche filmographie, parfois oubliée, mais à bien des égards précurseurs de plusieurs mouvements à venir, pour l’acteur comme pour le genre investi. À l’occasion des nouvelles éditions Blu-Ray et DVD concoctées par L’Atelier d’images, nous en profitons pour nous intéresser de plus près à cette belle réussite.
À New York, deux hommes qui organisaient leurs rendez-vous amoureux par le biais de petites annonces sont assassinés. Frank Keller (Al Pacino), un policier intègre mais usé depuis sa rupture avec sa femme, est chargé de l’enquête. Il monte un piège pour coincer le coupable et rencontre à cette occasion Helen (Ellen Barkin), dont il tombe amoureux mais qu’il ne peut s’empêcher de soupçonner…
Ouverture nocturne et musique jazz portent le générique de Mélodie pour un meurtre. Harold Becker observe New York en long et en large, sans rien lisser ni omettre ses aspects les moins glamours. Un traveling latéral amorce le début de l’intrigue et la mise en images du déroulé des assassinats : une scène de sexe, un corps d’homme en transe, un coup de feu à bout portant, le tout soutenu par le son de Sea of Love de Phil Phillips, qui donne au film son titre original. Une même chanson qui sera rejouée sur une platine vinyle à chaque homicide, tel un rituel à la fois pop et sordide. La ville et le cœur de l’enquête à venir précèdent ainsi l’intronisation du héros. Individualité au sein d’un cadre qui le dépasse, un décor face auquel il sera au fond toujours minuscule, Frank Keller est un policier marginalisé par son métier, esseulé dans une cité gigantesque. Déprimé par son récent divorce, il semble réduit à quelques coups d’éclats professionnels et condamné à une errance solitaire sans issue. Les deux volets de son existence se confondent, son ex-femme l’a quitté pour un de ses collègues, il noie son désespoir dans l’alcool, appelle cette dernière dans un état ivre mort au beau milieu de la nuit. Sa solitude illustrée à de multiples reprises, est particulièrement parlante lors d’une séquence où il est convié à un mariage festif. Isolé, en décalage avec l’humeur générale, il est parcouru de flashs sordides : son métier le ronge autant que sa situation personnelle. Un regain de forme morale est palpable dès lors qu’il établit un stratagème pour débusquer le tueur, un plan qui marque également le début d’un autre récit. Du thriller solide mais classique Mélodie pour un meurtre change partiellement de de ton dès l’arrivée d’Helen. Une scène de rencontre détonante, durant laquelle rien ne se déroule comme prévu, voit l’irruption fracassante d’un personnage, aussi réfléchi que désinvolte. De son look à son attitude, elle impose immédiatement une nouvelle énergie. Jeux de faux-semblants et suspens (est-elle ou non le tueur ?) pimentent le cocktail initial, en plus de relancer un scénario alors sur le point de s’enliser. L’investigation est quasiment reléguée au second plan tandis que ce flic hors pair voit son discernement diminué par la naissance de sentiments sincères qui échappent à ses fonctions. Sea of Love bifurque sans prévenir vers une sorte de comédie romantique teintée d’érotisme. Au-delà de l’écriture, la réussite de ce versant plus charnel tient à l’alchimie évidente entre Al Pacino et Ellen Barkin, chacun insufflant une forte incarnation à des héros pouvant intrinsèquement relever de l’archétype. Les deux interprètes principaux transcendent l’histoire d’amour autant qu’ils confèrent à l’ensemble un charme fou. L’actrice, explosive, révèle son plein potentiel, entre sensualité et sensibilité, se pose comme l’héroïne la plus marquante de la carrière de Becker. Pacino, qui avait déjà campé un représentant des forces de l’ordre dans Serpico et Cruising, impressionne par son abattage, sa justesse et sa capacité à creuser un sillon intime, tout en restant toujours au service du projet global. Son intelligence de jeu, son approche instinctive et cérébrale, nourrissent la complexité d’un ensemble factuellement codifié. Ce supplément d’âme qui s’empare du long-métrage rend plus indulgent quant à ses quelques faiblesses avérées : des scories formelles visant à faire monter artificiellement la tension, un dénouement décevant plus commun qu’escompté et un rythme fluctuant durant la première moitié. De petit polar bien ficelé, le film en devient également un objet nettement plus singulier, autant pour ses qualités propres que ce qu’il préfigure.
Sa manière d’inclure plusieurs intrigues en une, se référer à différents registres et multiplier les pistes jusqu’aux résolutions, joue en faveur de sa dimension ludique et du plaisir instantané que procure Mélodie pour un meurtre. Cependant, s’il retient l’attention et emporte la mise, ce n’est pas uniquement grâce à la réussite difficilement contestable de son duo vedette ou ses qualités d’exécution. Consciemment ou pas, Harold Becker esquisse les contours de métrages majeurs de la décennie à venir, amenés à chambouler le paysage hollywoodien. La femme fatale suspectée dont tombe éperdument amoureux le héros, dessine un schéma bientôt poussé à des sommets de perversion par Paul Verhoeven sur Basic Instinct, point d’acmé du thriller érotique nineties et sommet dans son genre. Al Pacino, véritable film à part entière, ici dans son emploi préféré avec celui des figures criminelles, propose en substance la matrice de deux futurs rôles importants. Frank Keller évoque avant l’heure Vincent Hanna, le lieutenant de la LAPD obsessionnel et jusqu’au-boutiste à la vie privée sacrifiée, dans le définitif Heat de Michael Mann, ainsi que Will Dormer, flic expérimenté, plongé dans le brouillard et l’insomnie sous la caméra de Christopher Nolan, pour Insomnia. Il trouve ici un terrain de jeu passionnant et un personnage qu’il imprègne d’un bout à l’autre de son talent, étoffant toujours, si besoin était, l’amplitude de sa palette. Plus gros succès de son cinéaste, Sea of Love amorce paradoxalement, si non son déclin, une baisse d’inspiration. Il enchaînera sur Malice, un thriller à rebondissements porté par les jeunes Alec Baldwin, Nicole Kidman et Bill Pullman, inégal mais efficace, avant de retrouver Pacino sur City Hall notamment coécrit par Paul Schrader, et peu à peu disparaître des plateaux (L’Intrus sa dernière réalisation remonte à 2001). L’acteur quant à lui, reprendra sa marche en avant, bientôt à l’affiche du Parrain 3, Glengarry et L’impasse, sans oublier Le Temps d’un week-end (remake fade de Parfum de femme qui lui vaudra son seul Oscar). Sa partenaire, Ellen Barkin, se fera en revanche plus rare, s’éloignant du star system, elle tournera notamment pour Blake Edwards (Dans la peau d’une blonde), Tony Scott (Le Fan), Spike Lee (She Hate Me) ou autre Todd Solondz (Palindromes). L’édition proposée par l’Atelier d’images, contient une belle copie du long-métrage et s’accompagne de plusieurs suppléments. Inédit, Petite musique de Chambre par Fred Teper revient en détails et avec enthousiasme sur la conception, la réception et la postérité du film. Un making-of d’époque, plusieurs scènes coupées (en vost, non remasterisées), quelques séquences commentées par Harold Becker et la bande-annonce originale, complètent le disque.
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