Après l’immense succès de Lúcio Flávio, l’ennemi public n°1, Héctor Babenco allait adapter un nouveau roman de José Louzeiro, Infância dos mortos. Il s’intéressait alors à une réalité déjà esquissée en arrière-plan de son long-métrage précédent : la vie terrible des enfants grandissant dans les quartiers pauvres du Brésil. Tel un retour à ses débuts cinématographiques, le réalisateur envisage d’abord le film comme un documentaire. Il parvient à conduire plusieurs interviews et ateliers en compagnie de mineurs placés en centre de rétention. Les portes lui seront brutalement fermées au bout d’une dizaine de sessions, un indice s’il en est, qu’il s’intéresse à un sujet qui dérange, dans un pays aux maux multiples, encore sous régime dictatorial. Paradoxalement, ce coup d’arrêt opère chez Babenco le déclic de la fiction, qui va utiliser ses entretiens en tant que base de travail pour son scénario. Soucieux de parvenir à une authenticité maximale, le cinéaste auditionne près de mille enfants issus des quartiers populaires, ayant idéalement une petite expérience théâtrale, afin d’élaborer son casting. Il définit les personnages au fur et à mesure lorsqu’il parvient à réunir un groupe homogène. Le rôle-titre de Pixote est confié à Fernando Ramos Da Silva, dont le parcours de vie présente d’évidentes similitudes avec celui de son personnage. Gamin des favelas, issu d’un milieu défavorisé et en proie à la violence quotidienne (à commencer par celle au sein de sa propre famille), le néo-acteur deviendra le visage d’une détresse qui touche à l’époque plusieurs dizaines de millions de mineurs.
Succès sur ses terres, le long-métrage sort dans une quarantaine de pays et réunit environ huit millions de spectateurs à travers le monde. Un phénomène sans précédent, acclamé à l’unanimité qui en fait l’un des films les plus vus de l’Histoire du cinéma brésilien mais aussi l’un des plus importants. Quarante ans après sa sortie, l’œuvre n’a pas pris une ride : son impact est toujours le même. Jusqu’à présent inédit en France sur support Blu-Ray, il bénéficie désormais d’une édition chapeautée par Carlotta et d’une nouvelle restauration 4K. Une superbe copie orchestrée par la Cineteca di Bologna et L’Immagine Ritrovata, en collaboration avec la famille d’Héctor Babenco décédé en 2016 mais aussi l’aide de la George Lucas Family Foundation et d’un certain Martin Scorsese. Pixote est en effet labellisé The Film Foundation – World Cinema Project. Le réalisateur de Taxi Driver apparaît d’ailleurs dans les suppléments avec une brève introduction, contextualisant le film et le travail de son auteur, rapprochant son traitement du néo-réalisme italien.
Autre supplément préalable au visionnage, un court et précieux prologue de Babenco. Le cinéaste s’introduit lui-même face à la caméra dans un registre documentaire, un écho assumé à ses racines, une brève transition vers la fiction. Il évoque factuellement les situations qu’il s’apprête à dévoiler, autant qu’il nous indique en creux d’où il regarde et à quelle hauteur il entend se placer. Un geste fort et transparent sur sa position de metteur en scène. Dès lors, à la faveur d’un style rentre-dedans et délicat, il trouve l’équilibre ténu entre une nécessaire empathie et la dénonciation d’un système révoltant sacrifiant sciemment une partie de la population. Il peut compter sur la justesse de son regard autant que sur l’authenticité de ses interprètes pour livrer un choc éprouvant, percutant et déchirant. Avant d’aller plus loin, rappelons brièvement l’histoire. Pixote (Fernando Ramos Da Silva), âgé d’à peine dix ans, est l’un des nombreux mineurs isolés qui écument les rues de São Paulo où criminalité, prostitution et drogue rythment le quotidien. S’échappant d’un centre de rétention avec quelques autres laissés pour compte, il n’a d’autre choix que de s’enfoncer dans une spirale de violence pour tenter de survivre…
La réussite stupéfiante du long-métrage, largement commentée au cours des quarante-quatre dernières années, impose moins une énième analyse sur ses qualités intrinsèques, présentant le risque de resservir peu ou prou des arguments (avérés) déjà avancés à maintes reprises (y compris par nos soins en introduction), qu’une tentative de réflexion sur l’avant et l’après Pixote. Appréhendé à sa sortie comme le successeur brésilien de Los Olvidados (1950) de Luis Buñuel qui en son temps avait fait l’objet d’une réception clivante (malgré un prix de la mise en scène à Cannes) avant d’accéder au statut de chef-d’œuvre, son accueil largement favorable témoigne d’une évolution de perception quant à la retranscription d’une certaine réalité dérangeante par le prisme de la fiction. Quand Buñuel fit l’objet de controverses, payait-il encore la célèbre image choc de l’œil sectionné par un rasoir sur Un Chien Andalou ? Peut-être mais pas seulement. Le cinéaste espagnol alors en exil, évitait magistralement deux écueils potentiellement inhérents au registre : l’un concernant le fond, l’autre la forme. Il refusait de se poser au-dessus de son sujet en versant dans le film-à-thèse et par extension de la dénonciation à court terme, fatalement menacée par une date de péremption. Il s’interdisait également toute complaisance misérabiliste, visant à exploiter le sort terrible de ses personnages ou du climat social à des seules fins sensationnalistes et lacrymales. L’auteur de Viridiana, sans jamais altérer ou alléger sa peinture cruelle et terrible, tendait vers l’universel. S’il s’inscrivait dans un cadre spécifique qu’il ne prétendait aucunement fuir, il se positionnait à la fois dans l’héritage d’un imaginaire littéraire palpable (Charles Dickens par exemple) et d’un horizon cinématographique empreint d’onirisme rejoignant les racines surréalistes de ses débuts au 7ème art.
Trente ans plus tard, Héctor Babenco se confronte aux mêmes problématiques éthiques et morales, comment transformer une situation définie et documentée en pure proposition autonome et durable ? Outre la question du regard, « réglée » en introduction, se pose celle du genre. Il opte durant une première moitié pour un film carcéral, reprenant à son compte des codes imposés (brimades, viols, agressions,…) qu’il revisite par un traitement froid et mesuré. Témoin impuissant de scènes effroyables, il observe la mécanique destructrice d’un système qui ôte à ses personnages, leurs innocences et perspectives futures. Il s’oppose à une construction en climax, en privilégiant des ensembles séquentiels partiellement improvisés, où la vérité de ses jeunes acteurs guide autant l’action que des péripéties plus écrites. On assiste à une double banalisation de la violence, celle quotidienne omniprésente et la représentation de celle-ci dans la sphère médiatique à travers un poste de télévision diffusant le JT en centre de rétention. Babenco relate une impasse politique avec la conviction que son approche artistique, ne peut être porteuse de solution, tout au mieux elle peut donner l’alerte et de l’écho à ce qu’il montre. L’évasion de Pixote et sa bande constitue une joie de courte durée : le monde extérieur ne leur laissera aucune place. Cette deuxième moitié, en forme d’errance et descente aux enfers, constate un déterminisme social ravageur, conditionnant ses personnages à la marginalité, l’illégalité et l’insécurité. Pessimiste, le cinéaste offre de maigres respirations au cœur d’un engrenage irréversible tout en observant, démuni, des individualités privées de repères. Au détour de son épilogue, il ouvre la porte à une lueur d’espoir en nous laissant percevoir le début d’une prise de conscience morale chez son protagoniste. Et puisqu’une image forte et réfléchie peut raconter infiniment plus que de grands discours, en plus d’affirmer (si besoin était encore) la force de son réalisateur, les derniers plans simples et puissamment évocateurs, terrassent autant qu’ils achèvent de révéler la vérité de son héros. Survivant au sein d’une société déshumanisante, il tombe le masque et exprime sans détours sa grande détresse.
Pour le meilleur et pour le pire, Pixote inspirera à son tour les générations à venir, au point de devenir l’un des mètres étalon dans la peinture d’une enfance/jeunesse abandonnée et confrontée à la misère. Son compatriote, Fernando Meirelles s’en inspirera vingt ans plus tard au moment de signer La Cité de Dieu, autre film important du patrimoine cinématographique brésilien, néanmoins stylistiquement plus proche du Amours Chiennes d’Alejandro González Iñárritu. Plus récemment, de l’autre côté du globe, Nadine Labaki avec son Capharnaüm (généreusement récompensé d’un Prix du Jury au Festival de Cannes 2018) tombera quant à elle dans tous les travers que Buñuel et Babenco avaient pris le soin d’esquiver. Ce mélodrame, dopé au pathos et aux effets d’emphase, dont la facture prétendument réaliste se confondait en simulacre, usait de la dénonciation d’une juste cause tel un prétexte à des fins exclusivement émotionnelles. La cinéaste libanaise préférait assener des réponses arbitraires plutôt que de se risquer à interroger son spectateur, essayer de l’élever, allant même jusqu’à glisser son discours préfabriqué dans la bouche de son protagoniste, qu’elle privait instantanément de vie à l’écran. Dans un geste, espérons-le, inconsciemment obscène, elle finissait par donner l’illusion de profiter (d’exploiter ?) cyniquement la situation de son héros, pour récolter des louanges bienveillantes au détriment d’une quelconque éthique humaine et artistique. La pertinence et la nécessité de Pixote s’évaluent aussi, à l’aune de l’échec terrifiant de ses émules officiels ou officieux. Point technique, cette copie restaurée est absolument superbe !
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