Dès les premières secondes, on reconnaît la patte d’Hélène Cattet et Bruno Forzani. Le montage haché à grand coup d’inserts comme un enchaînement de planches de story-board, le son qui amplifie le moindre mouvement, imposent le cinéma comme un pur artifice, dans une forme outrageusement visible. Comment expliquer que les mêmes procédés précédemment vains dans leurs deux premiers films fonctionnent si bien avec Laissez bronzer les cadavres ?

Follement érudit et passionnel, l’univers de Hélène Cattet et Bruno Forzani crie haut et fort son amour absolu pour le cinéma de genre transalpin des années 70. Cette compilation de souvenirs cinéphiles nous assaille de manière presque agressive de flashs de tel ou tel giallo, avec en fond sonore, nos musiques de films fétiches composées par Ennio Morricone, Stelvio Cipriani, Bruno Nicolaï etc. Leur inspiration naît de celle des autres. Jusqu’à présent l’exercice de style installait une coquille un peu vide, entre le culte voué à l’autel du cinéma de genre et son analyse. Amer et sa surinterprétation exaspérante, puis L’Étrange couleur des larmes de ton corps versant dans l’expérimentation poétique poseuse nous avaient pour le moins laissés perplexes. Le résultat tenait plus de la froideur du cadavre que l’on contemple – regardez ce cinéma est mort et je l’enterre dans sa beauté.

Que Hélène Cattet et Bruno Forzani se lancent pour la première fois dans un travail d’adaptation n’est pas étranger à l’excellente surprise que constitue Laissez bronzer les cadavres. Le premier livre de Jean-Patrick Manchette et Jean-Pierre Bastid, publié en 1971, leur fournit enfin une ligne directrice, qui dote leur cinéma d’une presque fluidité salvatrice – toute proportion gardée – là où leurs opus précédents tenaient plus de l’enchaînement d’idées, de l’écriture automatique. Les romanciers considéraient eux-mêmes leur livre comme un exercice de style (1). C’était donc l’objet rêvé pour Hélène Cattet et Bruno Forzani. Laissez bronzer les cadavres illustre somme toute un schéma classique du polar en ce lieu isolé et paradisiaque. Sous un soleil de plomb(s), après avoir volé des lingots d’or d’un fourgon et flingués leurs conducteurs, quelques malfrats se réfugient dans une maison, troublant l’apparente tranquillité de leurs hôtes : un artiste en panne d’inspiration, son excentrique compagne et leur avocat ambigu. Les voici rejoints par quelques intrus inattendus : une ex-femme et son enfant, la nurse et quelques autres, flics ou pourris, tous prêts à se tromper les uns et les autres. Commence un huis clos à ciel ouvert, en Cul-de-sac à la Polanski, où la réunion tourne au vinaigre puis au carnage faisant glisser sûrement le climat vers l’irréalité. Avec ses duels, ses embuscades, sa tension moite, ses coups de feu qui partent de nulle part, l’influence du western européen est évidente ; Manchette et Bastid la revendiquait aussi. Hélène Cattet et Bruno Forzani y ajoutent un soupçon d’ésotérisme rappelant celui d’ El Topo de Jodorowsky. L’unité de lieu crée une rigueur épurée inattendue qui leur permet de se lâcher ailleurs, dans une forme de variation autour de ce décor unique qui se mue en arène, jouant à la fois sur la répétition et la frénésie visuelle psychédélique et hallucinatoire.

On ne saurait que trop conseiller de se ruer sur le roman non seulement pour éclaircir les zones d’ombre de l’intrigue, mais plus encore pour décrypter les énigmes sensitives procurées par le film, et la manière dont les cinéastes se sont emparés du matériau pour opérer un travail de vagabondage de l’esprit aussi important que l’adaptation elle-même. Au delà de l’étonnante restitution de la structure et de l’état d’esprit du texte de Jean-Patrick Manchette et de Jean-Pierre Bastid, l’œuvre originale leur permet de glisser vers des variations fantasmatiques libérées du rationnel. Un simple détail peut générer des images-refrains (le cheval de bois à la tête de mort). Ou d’un paragraphe naît une scène récurrente :

Luce avait organisé ce qu’elle avait appelé les Jouissances olympiques. Hommes et femmes se disputèrent des épreuves sportives. Alpinisme. Box. Tir. Copulations. (figures imposées puis figures libres). Libations. Dans cette dernière épreuve, il y avait même eu un mort. Empoisonnement à l’acétylène. Dieu, qu’on avait rit.

Laissez bronzer les cadavres est parcouru de visions érotiques et oniriques qui rappellent d’autres créateurs, comme évidemment Leone pour cette scène originelle répétée comme dans Il était une fois dans l’Ouest métamorphosée ici en happening traumatique, superbe moment énigmatique quelque part entre le rêve érotique venu du passé et prémonition morbide. Une autre hallucination violemment érotique renverra aux rêves de Florinda Bolkan dans Lizard in a Woman’s Skin. Les cinéastes ne cessent de se libérer de la logique et du concret, fuient la raison, vers la fantasmagorie, la vision : l’objet et l’homme ne sont plus que des formes susceptibles de s’évanouir dans la nuit sous une pluie d’étincelles.

Un éclair illumina des milliards de gouttes qui se précipitaient vers le sol. Une fraction de secondes plus tard, le tonnerre roula dans la vallée.

écrivaient Jean-Patrick Manchette et Jean-Pierre Bastid. Hélène Cattet et Bruno Forzani traduisent de manière étonnamment fidèle la métaphore du mot par la poésie de l’image. Il faut dire que Manu Dacosse (Evolution) propose une photo en super 16 incroyablement variée, avec son grain de l’image vintage si prononcé tout autant capable de nous faire sentir la trivialité poisseuse du réel que les vertiges chimériques. Le roman se passait dans les Cévennes, le film le transpose au bord de la Méditerranée, rajoutant aux couleurs déjà vives, le bleu de l’horizon et de la mer, et la prédominance du doré. La chaleur est palpable, comme la sueur, le sable et le sang. Pour un peu nous sentirions presque la présence de Mimsy Farmer, tant nous reviennent en mémoire d’autres films solaires et charnels tels La Route de Salina dont Laissez bronzer les cadavres reprend un morceau de la musique de Christophe ou même More de Barbet Schroeder avec ces vues d’ensemble qui captent la peau, vue du ciel.

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© Koch Films.

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© Koch Films.

Objet purement fétichiste et film-vampire, Laissez bronzer les cadavres élève le mashup au rang d’œuvre d’art. En pillant les autres, c’est surtout la première fois que les réalisateurs réussissent autant à élaborer un univers personnel conçu autour du fantasme des modèles, du rêve à partir du cinéma. Cet art du recyclage, définit une forme de sampling qui étudierait les archétypes, les tics visuels (zooms, gros plans, plans inclinés, cassés…) ou auditifs. Le moindre signe de vie – un poing serré, un geste dans un blouson de cuir, des pas, une respiration – résonne de manière disproportionnée dans les oreilles. Et lorsqu’un coup de feu éclate, le cataclysme sature les tympans. Le travail d’Yves Bemelmans au son entre littéralement en osmose avec la saturation chromatique. Décortiquant le genre, exposant le moindre de ses mécanismes, Hélène Cattet et Bruno Forzani conçoivent le cinéma comme un outil qui dévoile, grossit à la manière d’une loupe. Les regards, les bouches mastiquant, les peaux palpitantes répétés nous écrasent dans toute l’étendue du cinémascope. Cet enchaînement fuit régulièrement les plans de transition ou d’ensemble qui permettraient d’appréhender l’action dans sa totalité. Il est facile d’être irrité par la méthode, mais si l’on rentre dans le jeu, elle peut être envoûtante. S’emparant de l’image comme d’une matière malléable à triturer, remodeler, gratter, Laissez bronzer les cadavres n’offre que des morceaux aux spectateurs. A lui de reconstruire mentalement le décor à partir du détail qui lui est offert. Le film s’emploie à redéfinir le cinéma comme un art du fragment et du détail, au sens pictural du terme, dans lequel il est impossible d’appréhender le tableau dans sa totalité. A contrario, les plans d’ensemble sont parfois si larges qu’il est tout aussi difficile à l’œil de les assimiler.

© Koch Films

L’étonnante structure du roman permet à Hélène Cattet et Bruno Forzani de poursuivre cette esthétique de l’amplification et de l’égarement dans la gestion de la durée. Les cinéastes comme les écrivains ne distordent pas tout à fait le temps à la manière du western, ils l’étirent et le brise. Les heures s’affichant sur fond noir comme un réveil calquent le principe horaire des chapitres et segmentent le film. La durée très inégale des séquences répond parfaitement à la longueur irrégulière des chapitres – de quelques pages à quelques lignes – d’heure en heure où de minute en minute lorsque l’action s’emballe. Le jeu sur l’alternance des points de vues casse une chronologie qu’on croyait classique, revenant sur un même moment vu d’un autre regard, et comblant progressivement les vides. Une étrange conception du suspense, qui tient à une utilisation jubilatoire de l’ellipse : nous verrons plus tard qui a tiré ce coup de feu, que nous entendions une minute auparavant.

Il est certes regrettable de ne pas pleinement retrouver dans Laissez bronzer les cadavres toute la hargne anarchiste de Jean-Patrick Manchette et de Jean-Pierre Bastid, à l’exception d’un « Je n’aime pas les flics. Je n’aime pas la société. ». Mais les cinéastes identifient parfaitement ce climat de chaos, de sens exacerbés et libération sexuelle, une forme de rage morbide et de rébellion nihiliste où l’humain n’est pas très beau, et où chacun (ou presque) se vaut. Il semble loin le temps du Peace and Love hippie. Sans l’expliciter, contrairement au livre, le film exploite jusqu’au bout son titre, avec comme leitmotiv la mort sous toutes ses formes, la plus triviale comme la plus symbolique : l’aboutissement de tout, c’est l’anéantissement et la pourriture. Plus qu’une intrigue, c’est un climat que Laissez bronzer les cadavres ne cesse de tendre comme une gigantesque toile, de variation en variation, jusqu’à la saturation et l’étouffement.

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© Koch Films.

La pensée disparaît pour laisser place à l’animalité. Dans ce théâtre de la cruauté cher à Artaud, les personnages évoluent comme sur une scène : le langage est accessoire, c’est le règne du primitif, de l’instinct tout « en éclats visuels et sonores qui se répandent sur la masse entière des spectateurs » (2). Aussi, Laisser bronzer les cadavres devient un spectacle cathartique dans lequel le paroxysme l’emporte sur la tension ou le suspense. Le sexe, le sang, la violence ne sont d’ailleurs plus ici des thèmes mais des concepts, des motifs. Certes on songe aux polars français des années 70, mais son choix des gueules éructant sous un soleil de plomb renvoie aux polars italiens les plus poisseux de la même époque, dont le Rabid Dogs de Mario Bava fut le sommet. Convier Stéphane Ferrara, Bernie Bonvoisin, Marc Barbé comme des figures cabossées, burinées, marquées nous renvoient à la figure d’autres gueules : Maurice Poli, Tomas Milian, Venantino Venantini, Don Backy, George Eastman ou Michel Constantin. Il paraît presque logique que la mythique Dominique Troyes aka Marylin Jess y apparaisse en motarde malchanceuse. Quant à Elina Löwensohn, totalement survoltée, incroyable, elle impose sa présence tout autant ici que chez Bertrand Mandico, sa fabuleuse étrangeté, une beauté quelque part entre la femme fatale et l’égérie freaks.

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© Koch Films.

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© Koch Films.

Au sein de ce sur-découpage qui consomme l’art de la rupture, le spectateur ne peut jamais s’installer confortablement, contempler, éjecté de tout émoi. Le vertige sensoriel est ailleurs, dans le voyage au sein de ses propres paysages mentaux, de ceux qui ont imprégné ses rétines. Peu importe que ce kaléidoscope hypnotique soit plus pulsionnel que très profond, apportant plus d’enivrement que de réflexion. Il a la valeur d’une transe. C’est la première fois que le duo nous transmet aussi clairement l’amour qu’il porte en lui. Ces artistes affranchis s’amusant à tirer en plein soleil au pistolet dans un tableau abstrait constituent la parfaite définition du cinéma d’Hélène Forzani et Bruno Cattet, aspergeant la peinture et trouant la toile, déversant les couleurs en jets liquides de toutes parts. Ici, tout n’est que chaos et éloge de l’impur.

Lire l’interview d’Hélène Cattet et Bruno Forzani par Carine Trenteun

Suppléments

Heureusement, puisque Shellac n’a pas daigné sortir le film autrement qu’en dvd, l’éditeur belge Anonymes films nous propose un superbe combo DVD + Blu-Ray … intégralement supervisé par Le Chat qui fume, ce qui se voit au vu du design de l’objet et des bonus. Au menu, des interviews des acteurs Elina Löwensohn, Dominique Troyes, Stéphane Ferrara (incroyable de spontanéité dans son enthousiasme) et Bernie Bonvoisin. Ils évoquent tous les quatre les conditions de tournage, la manière totalement atypique de travailler d’Helène Cattat et Bruno Forzani, ne laissant aucune place à l’improvisation. Tous s’accordent à dire qu’ils sont sortis de ce tournage galvanisés, avec l’impression de n’avoir jamais été dirigés de la sorte, une expérience à la fois déroutante et extraordinaire. L’entretien avec Doug Headline (fils de J.P. Manchette) et de Jean-Pierre Bastid est d’autant plus passionnant qu’il revient sur la gestation du roman, qui posa les jalons du néo-polar. Tous deux sont soufflés par la qualité de l’adaptation qui trouve le moyen d’être d’une fidélité exemplaire, tout en restant extrêmement créative.  Deux courts-métrages du duo nous sont également proposés, Santos Palace (2006) et O is for orgasm, segment d’ABC of death. (2012)

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(1) « J’ai écrit, en collaboration avec Jean-Pierre Bastid, Laissez bronzer les cadavres, qui est un véritable exercice de style. Délibérément, j’ai choisi un thème difficile : un champ clos. Personnages : des gangsters, quelques intellectuels gâteux de la vieille gauche germano-pratine, une jeune femme en fuite avec un enfant, deux gendarmes. Je rassemble tout ce monde dans un hameau abandonné des Cévennes et je place au milieu le produit d’un hold-up. A partir de cette donnée, il s’agit, d’une part, d’établir une liste d’incidents telle qu’il se passe toujours quelque chose, d’autre part d’éviter à tout prix que les personnages se retrouvent tous ensemble, car ils s’entre-tueraient et l’histoire serait finie (…) Et bien, je dois dire que nous sommes arrivés à remplir 240 pages avec pour toute matière, à partir de la page 40, des gens qui rampent dans la pierraille et se canardent. Sur le plan du travail, c’était passionnant et hilarant ». (Extrait d’un entretien avec Jean-Louis de Rambures, paru dans Le Monde, le 17 mai 1974)

 

(2) ARTAUD Antonin, Le Théâtre de la cruauté, in Le Théâtre et son double , OC, Tome IV, op. cit., p. 84.
Dans son excellent article Les écritures corporelles d’Artaud et Duras dans La revue des ressources, Elizabeth Poulet précise « dans Le Théâtre de la Cruauté, il se fait encore plus précis : « […] nous préconisons un spectacle tournant, et qui au lieu de faire de la scène et de la salle deux mondes clos, sans communication possible, répande ses éclats visuels et sonores sur la masse entière des spectateurs. ». De cette façon, l’espace ainsi ouvert se traduit en ondes qui enveloppent le spectateur, « bain visuel et sonore où il est littéralement capté » avec lequel il finit par faire corps, perdant alors son individualité ».

 

 

[re-édit de la chronique du 15/10/2017 publiée à l’occasion de la sortie salles]

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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