L’arrivée sur le marché d’un nouvel éditeur est toujours un événement, encore plus lorsque la première sortie de celui-ci est un film aussi attendu et culte que Marquis. Caméflex, jusque-là connu pour être un podcast sur le cinéma, propose aujourd’hui cet OVNI filmique signé Henri Xhonneux (à la mise en scène) et Roland Topor (à la direction artistique). Le réalisateur, qui a débuté dans le cinéma érotique (Brigade anti-sex et Débauche de majeures en 1970), et le scénariste des Malheurs d’Alfred, de La Planète sauvage et de la série Palace, auteur du roman dont est tiré Le Locataire de Polanski, ont alors déjà officié ensemble sur l’émission Téléchat. Trois saisons durant, de 83 à 86, ils vont bousculer une télévision française bien trop sage, avec ce programme pour enfants déjanté et absurde, parodie de JT inspirée de l’esprit de Jim Henson et composée de marionnettes ou de comédiens masqués. Dès 1989, ils décident de passer du petit au grand écran avec Marquis, transcription imaginaire des années d’embastillement de Sade à la veille de la révolution. Entouré d’une équipe inattendue composée de la productrice Claudie Ossard (Delicatessen, 37°2 le matin), du compositeur de Jean-Jacques Beinex et Pascal Thomas, Reinhardt Wagner, ou de la monteuse Chantal Hymans (collaboratrice attitrée de Christophe Honoré), le duo s’attelle à un défi technique auquel cette superbe édition rend enfin tous les honneurs.
Afin d’éviter de verser dans le banal biopic, les réalisateurs décident de réutiliser les mêmes dispositifs que Téléchat et de les perfectionner afin de donner vie à des personnages mi-humains, mi-animaux. Grand amoureux des surréalistes, Topor a créé des chimères dessinées qui s’animent grâce au talent du sculpteur Jacques Gastineau (derrière les maquillages et les effets spéciaux mécaniques des Visiteurs), auquel le supplément La création de Marquis rend hommage. Des masques très expressifs qui accompagnent un impressionnant travail de pantomime des comédiens qui les revêtent et développent une gestuelle proche de leur « animal totem », se jouant des contraintes matérielles avec habileté. Chacun hérite donc d’une personnalité propre, Jacques Bizot, interprète du Marquis, en premier lieu. L’acteur offre une interprétation toute en mélancolie et en lassitude. Visuellement, le long-métrage est une réussite qui n’a malheureusement pas eu de réelle descendance dans l’Hexagone. Néanmoins, difficile de ne pas percevoir son influence sur certains monstres, à la fois répugnants et émouvants, de Guillermo Del Toro par exemple. Inventif, il se permet certaines audaces formelles, telles ces illustrations des écrits et rêves de Sade en stop-motion (plus précisément en claymotion), fantasmes animés image par image. De plus, si narrativement le scénario se montre un peu trop répétitif dans ses ressorts, relevant plus d’une écriture littéraire que cinématographique, il offre de purs moments d’absurde macabre cher à l’auteur du Locataire. Ainsi, Horace, un homme-cochon, se voit contraint de vendre sa propre cuisse en jambon afin d’éponger ses dettes auprès d’usuriers. Un véritable film-monde qui déploie son atmosphère unique et trouve son point d’orgue dans une superbe séquence d’orgie où des libertins portent des masques excentriques, créant une mise en abyme vertigineuse.
Étonnamment, hormis cette scène précise, le long-métrage se révèle assez soft dans la représentation de la sexualité. L’édition de Caméflex propose une interview de la biographe Stéphanie Genand, qui revient en détails sur la personnalité de Sade et sa propension à « fabriquer du fantasme » chez ses contemporains. Souvent adapté au cinéma, par Luis Buñuel (officieusement) sur L’Âge d’or dès 1930, ou évidemment Jess Franco, l’écrivain fascine autant qu’il scandalise. Roland Topor, qui a signé les affiches de L’Empire de la passion et L’Empire des sens, ou les dessins présents dans le Casanova de Fellini, volontiers versé dans les plaisanteries scatophiles, ne pouvait que se reconnaître en cet amoureux du théâtre. Sans éluder les nombreuses zones d’ombres de l’auteur, Genand souligne l’intelligence d’avoir donné aux personnages des visages de bêtes. En effet, dans ses écrits, « le Divin marquis » a toujours mis en avant l’animalité de l’homme (qui ressurgit en temps de guerre ou en prison justement) et cherché à abroger les frontières dans une logique quasiment antispéciste. Plus encore, en faisant de son sexe un protagoniste à part entière, Xhonneux et Topor suivent une logique purement matérialiste chère à l’écrivain où chaque partie du corps aurait son autonomie. Doué de conscience et de parole, celui qui se nomme Colin, influe sur la vie de son propriétaire. Sorte de Jiminy Cricket désabusé et cynique, ce pénis au look de moine est quasiment un deuxième cerveau (ou bien le seul véritable ?). Traversé de saillies souvent bien trouvées (« La mort n’aime pas qu’on la prenne pour une putain » ), le film aborde en outre la portée politique d’un esprit que l’on a trop souvent dépossédé de la substance de son art, et réduit à ses simples transgressions.
Emprisonné après des accusations de blasphème (il se serait soulagé sur un crucifix), le Marquis paie surtout son anticonformisme et son anticléricalisme, deux notions que le cinéaste et son scénariste semblent épouser. Entre des gendarmes vulgaires, un prêtre confesseur voyeur, et un pouvoir qui emprisonne tous ses opposants, ici, les puissants et les moralisateurs sont les plus pervers et les plus nocifs. Le sexe devient même une monnaie d’échange, en témoignent ces langoustes achetées aux geôliers contre des faveurs intimes. Le gardien en chef de la Bastille, l’immonde Ambert au faciès de rat (doublé par Michel Robin), aussi détestable que pathétique, écope de la scène la plus touchante du métrage. On le voit déclamer des vers à un bébé non désiré, ironiquement affublé d’un masque de fer, dont il décide de s’occuper. La satire se change même en drame politique, animé par un vent de révolte (le film a été produit l’année du bicentenaire de la Révolution française). Néanmoins, l’insurrection est ici conscrite aux bourgeois et intellectuels, le peuple étant quasiment absent du récit. Au cœur du complot, deux femmes, héroïnes des écrits de Sade : Justine la candidate, malheureuse victime du roi, et Juliette, transformée en maîtresse SM, leader de la résistance. Deux figures fortes et fragiles qui symbolisent les deux faces d’un mouvement qui s’apprête à changer la face du pays. Loin de n’être qu’une parodie facile des écrits de l’auteur, Marquis s’impose comme une anomalie de la production française que cette édition rend à nouveau visible de la plus belle des manières.
Quelques mots sur cette première parution de Caméflex, limitée à 1000 exemplaires, qui, outre une restauration impeccable (décryptée à travers un bonus), et un livret de 24 pages, offre sur deux disques, des heures de suppléments. Y sont décortiqués la naissance du projet, le tournage, mais aussi la réception publique et critique (spectaculaire présentation au Festival de Cannes) grâce à l’intervention de ceux et celles qui ont permis sa production (Eric Van Bueren, Claudie Ossard). Du beau travail qui, on l’espère, n’est que le premier d’une longue série.
Disponible en Blu-Ray chez Caméflex.
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