Âgé de 34 ans lorsqu’il réalise son premier film Cute Girl, Hou Hsiao-hsien, deviendra avec Edward Yang (Taïpei Story, Confusion chez Confucius, Yi-Yi) la figure de proue d’une nouvelle vague du cinéma taïwanais au début des années 80. Plus tôt, à la fin des années 70 l’industrie cinématographique taïwanaise subit une crise liée à trois facteurs : la concurrence directe des productions hongkongaises d’une part mais surtout la lassitude du public pour les deux genres les plus répandus – les mélodrames romantiques et les films d’arts martiaux – couplée à une absence de renouvellement des réalisateurs en place. En conséquence, la CMP (Central Motion Picture Corporation, organisme crée par le gouvernement taïwanais en 1963 dans le but de retranscrire la modernisation de Taïwan par le cinéma et répandre les valeurs traditionnelles propres au régime – celles du Kuomintang, le parti nationaliste chinois – par la même occasion) décide d’opérer des changements. La censure commence à se relâcher et la CMP cherche à soutenir davantage les jeunes réalisateurs, c’est dans cette séquence qu’Hou Hsiao-hsien et les autres vont s’immiscer pour progressivement transformer en profondeur le cinéma taïwanais. Il faudra pourtant attendre 1989 pour qu’Hou Hsiao-hsien acquiert une reconnaissance internationale – qui dès lors ne le quittera plus – en remportant à Venise le lion d’or pour son 9ème long-métrage : La Cité des Douleurs, premier volet d’une trilogie consacrée à l’histoire de Taïwan complétée ensuite par Le Maitre des Marionnettes et Good Men, Good Women.
L’année 2016 aura été notamment marquée par le retour au premier plan du cinéaste. Absent des écrans depuis la sortie en 2008 du Voyage du Ballon Rouge, HHH a connu une double actualité : au printemps puis au coeur de l’été. Il y a d’abord eu la sortie de son nouveau film The Assassin – récompensé par le prix de la mise en scène au festival de Cannes en 2015 – puis quelques mois plus tard, les ressorties en copies restaurées de cinq de ses premiers films, parmi lesquelles quatre étaient encore inédits en France. Le coffret « 6 Œuvres de Jeunesse » concocté par l’éditeur Carlotta qui nous parvient aujourd’hui – un peu plus d’un an après les ressorties estivales – rassemble ces films fondateurs, auxquels s’ajoute un inédit : La Fille du Nil. Six œuvres réalisées entre 1980 et 1987 qui nous replongent aux origines d’une œuvre dense, importante, et essentielle juste avant son explosion mondiale…
Cute Girl (1980) / Green Green Grass of Home (1982)
À propos de ses trois premiers films – Cute Girl, Cheerful Wind (Vent Folâtre) et Green Green Grass of Home – Hou Hsiao-hsien dira ultérieurement qu’il s’agissait de la « pré-histoire » de son cinéma. Très différents des films qui feront sa renommée – et pour cause – il s’agit de trois comédies romantiques légères portées par le même acteur : un célèbre chanteur de pop taïwannaise, Kenny Bee. Rétrospectivement ces films s‘appréhendent et s’apprécient davantage comme le témoignage d’un genre très populaire qui n’a pas vraiment dépassé les frontières de l’Asie que les prémisses de l’œuvre à venir d’Hou Hsiao-hsien, même s’ils contiennent déjà quelques indices, quelques bribes thématiques et esthétiques.
On retrouve ainsi des codes similaires dans Cute Girl et Green Green Grass of Home auxquels on goûte avec plus ou moins de plaisir : jeu souvent outré des comédiens, omniprésence de séquences musicales sous forme de karaoké (discipline dont HHH serait par ailleurs friand), des gags pas toujours subtils (loin s’en faut) et happy-end de circonstance. Si Hou Hsiao-hsien est le scénariste des deux films, Cute Girl répond initialement à une commande destinée à lancer au cinéma Kenny Bee. Il a manifestement eu les mains plus libres pour Green Green Grass of Home ce qui se ressent dans le résultat : le premier film ne s’échappe que très brièvement des conventions imposées tandis que le second digresse beaucoup plus ponctuellement.
Dans Cute Girl – la romance cousue de fil blanc entre Wenwen (Geng Fei-fei), une jeune fille issue d’une famille aisée promise au fils d’un riche industriel et Daigang (Kenny Bee), un géomètre issu d’un milieu plus modeste – deux séquences en particulier éloignent temporairement le film de son programme attendu. Deux instants en pleine campagne taïwanaise marqués par l’apparition d’un motif clé du cinéma d’HHH – l’arbre, à la fois le symbole d’un passé farouchement enraciné et dans le même temps d’ouverture vers l’avenir – laissant place en arrière-plan à de grandes étendues vertes en contraste avec une métropole étouffante qui sert de décor à la majeure partie du film. Brièvement, la futilité du récit se nappe d’enjeux plus complexes – peur de l’engagement, poids des traditions – avant que le temps ne vienne rattraper les protagonistes, les rappeler à leurs obligations… La campagne est le décor quasi-exclusif de Green Green Grass of Home. Dès le générique, on retrouve l’opposition ville/ruralité entrevue dans Cute Girl avec ce plan observant des enfants tenter vainement d’aller plus vite qu’un train – un symbole de modernité venant de manière arbitraire s’implanter dans leur communauté – pénétrant à l’intérieur du village. Parmi les passagers de ce train se trouve Ta-Nien, un instituteur originaire de Taipei venant reprendre en cours d’année la classe de sa sœur, il fera la connaissance de ses nouveaux élèves et sera rapidement séduit par l’une de ses collègues. La romance « classique » cohabite avec une chronique enfantine empreinte d’une certaine tendresse, avec dans la dernière partie une intrigue écologique inattendue. Partagé entre conventions, impératifs commerciaux et volonté de s’en affranchir, le film bénéficie d’une écriture plus soignée notamment en ce qui concerne les personnages secondaires, on pense à ce père analphabète élevant seul ses enfants, avec maladresse mais bonté. Qu’on ne s’y trompe pas, ce qui retient surtout l’attention, ce sont les digressions esthétiques que s’octroie le metteur en scène, lequel n’hésite pas à allonger la durée des plans en dépit de l’efficacité du montage, amener par la forme une part de documentaire dans la fiction ou commencer à aborder certains de ses cadres comme des toiles se peignant sous nos yeux.
Les Garçons de Fengkuei (1983)
Les Garçons de Fengkuei est de l’aveu même de son cinéaste son véritable premier film, il initie un cycle de quatre films autobiographiques – Les Garçons de Fengkuei / Un été chez grand-père / Un Temps pour Vivre, Un Temps pour Mourir / Poussières dans le vent – constituant la première phase importante de la carrière d’HHH. Directement inspiré de la propre adolescence du réalisateur le film marque le début de sa collaboration avec la scénariste et romancière Chu Tien-Wen, dont le vécu et les souvenirs inspireront le film suivant, Un été chez grand-père. On suit le destin de trois amis issus d’un petit village de pêcheurs, troquant leur ennui entre bagarres et petites arnaques, contraints à partir pour la ville portuaire de Kaohsiung suite à un règlement de compte qui a mal tourné. Ah-ching, Ah-jung et Kuo-tzu vont découvrir la grande ville et entrer dans le monde du travail…
Chronique irrésistible calquée sur l’énergie de ses petites frappes attachantes, portrait lucide et amer d’une jeunesse en proie à une absence terrible de perspectives, naissance d’un style visuel éblouissant, Les Garçons de Fengkuei est tout cela à la fois. Dès les premières secondes, Hou Hsiao-hsien pose les bases de sa grammaire formelle : sa caméra est avare en mouvements, ceux-ci ont le plus souvent lieu à l’intérieur même du cadre, à l’image de ce bus qui pénètre au loin le champ dont on observe tout le parcours jusqu’à ce qu’il disparaisse de l’écran. Cadre large, plus « grand » que l’action principale de la séquence, posant un décor tout en faisant naître la sensation de ressentir les notions de distance et de temps, lequel s’écoule à vitesse réelle. À travers ce plan sont contenus des motifs qui rejailliront sur l’ensemble du récit, l’idée de trajet, de voyage, mêlée à un mélange subtil de distance et de proximité, elle préfigure le parcours de personnages que le rapprochement factuel va intimement éloigner. La largeur du cadre renvoie à un environnement qui dépasse des protagonistes cherchant tant bien que mal leur place dans cette société qui n’a presque rien d’autre à leur offrir qu’un service militaire, des études sans débouchés ou un travail peu épanouissant. Comment trouver sa voie dans une société qui se cherche une identité propre, condamnée à se définir par les différentes cultures qui lui ont été imposées, soumises par les occupations successives ?
L’approche formelle d’Hou Hsiao-hsien se situe à mi-chemin entre celle d’un peintre délimitant avec minutie les contours de son tableau et d’un documentariste laissant la matière venir à lui, comme pour mieux l’absorber et en définitive la sublimer. Chez lui, l’action se joue à l’intérieur et à l’extérieur du cadre – en attestera par exemple cette séquence de bagarre dont la majeure partie se déroule hors champ – pendant et entre les séquences : le cinéma est partout, tout le temps. Illustration parfaite lors d’une séquence jubilatoire où nos héros en balade dans Kaohsiung achètent des places de cinéma à un vieil homme au milieu de la rue. Le cinéma s’avérera être en réalité un immeuble en construction et alors que les protagonistes constatent – une fois arrivé au dernier étage – qu’ils viennent de se faire avoir, l’arrière-plan laisse apparaitre en surcadrage une large vue panoramique de la ville parfaitement semblable à un écran, illusion judicieusement entretenue par le cadre. Ce 7ème art qui – dans la réalité – a été salvateur pour Hou Hsiao-hsien, apparaît au sens propre beaucoup plus tôt dans le film lorsque les personnages pénètrent illégalement dans une salle où est diffusé Rocco et ses Frères de Luchino Visconti. Plutôt qu’observer leur séance, HHH introduit au moyen d’un cut très Godardien – il n’a jamais caché le bouleversement qu’a été pour lui la découverte d’À Bout de Souffle – le traumatisme d’enfance d’Ah-ching, laissant une image mentale se substituer à l’écran qu’il est en train de regarder, tout en gardant le son du film projeté. Si la portée de ce flashback ne résonnera qu’ultérieurement dans le récit, elle suffit à annoncer le spleen qui gagnera progressivement le personnage, comme si la trajectoire du héros pouvait être résumée dans cette séquence. L’insouciance totale qui caractérisait sa jeunesse aura – à la vitesse d’un train – cédé la place à une nécessité de rentrer dans le rang une fois devenu adulte, la « normalisation » faisant ressurgir une mélancolie refoulée. C’est dans cet écart sensible et imperceptible, dans sa capacité à capter avec la même attention une énergie bouillonnante puis une douleur muette que le film devient proprement renversant. Avec une liberté de ton et de forme revigorante, Les Garçons de Fengkuei, pose les jalons d’une œuvre où passé, présent et futur s’expriment à chaque instant, à chaque image, sans même que ses protagonistes n’aient le temps d’en prendre conscience.
Un Temps pour Vivre, Un Temps pour Mourir (1985)
« Ce film retrace mon enfance » nous dit la voix-off à la première image. 3ème film du cycle autobiographique, Un Temps pour Vivre, Un Temps pour Mourir ou L’histoire de mon enfance – si l’on traduit littéralement son titre original – peut faire office de cousin aux Garçons de Fengkuei dont il serait une sorte de préquelle et/ou de variation sur un mode nettement plus dramatique. Récit en deux parties contant l’enfance puis l’adolescence d’Ah-ha, l’histoire commence à la fin des années 40, alors que la famille d’Ah-Ah vient de quitter la Chine pour Taïwan. Grandissant dans une famille immigrée modeste bientôt frappée par la maladie, Ah-ha, petit garçon espiègle se mue en adolescent taciturne et révolté…
La maison où vivent les protagonistes sera le point névralgique du récit et de la mise en scène. Lieu de vie et de mort, elle est le premier « personnage » du film à apparaitre à l’écran dans sa très belle introduction enrobée de voix-off au passé et de douces notes de musique. Les cadrages et surcadrages épousent verticalement et horizontalement les architectures d’un habitat qui abrite une multiplicité d’héritages, de cultures et de traditions : des différentes générations qui cohabitent (de la grand-mère aux petits-enfants) aux traces visibles du passé japonais de Taïwan (le tatami). Situé à une période charnière de l’histoire contemporaine de Taïwan, venant de basculer de l’occupation japonaise à l’occupation chinoise sous le régime militaire de Tchang Kaï-Chek, la chronique familiale est en filigrane l’évocation de cette époque difficile : omniprésence militaire, couvre-feu, propagande radiophonique… Ce climat pourtant, Hou Hsiao-hsien, préfère le suggérer que l’appuyer, on pense à ce son de véhicule guerrier audible pendant que les enfants dorment témoignant d’une opération militaire en cours. Une manière habile de contourner la censure et de faire semblant d’éluder ces questions autant que la recherche d’un regard à hauteur de son jeune protagoniste : un enfant ne disposant pas des clés pour saisir ces enjeux. HHH préfère porter son attention sur des détails qui seraient chez d’autres cinéastes certainement moins signifiants – nourriture, habitudes – mais constitutifs du personnage d’Ah-ha ainsi que sur des symboles intemporels et poétiques qui vont jalonner, guider sa jeunesse. Il y a cet arbre enraciné à quelques mètres de sa maison où enfant il cache son « trésor », à la fois refuge et espace d’intimité. Adolescent, désormais chef de bande, c’est un autre arbre qui fera office de « trône » et de tour de surveillance lui permettant de régner symboliquement sur la place du village.
Un temps pour Vivre, Un Temps pour Mourir, retrace avec délicatesse, la lente construction d’un personnage, appelé par les différentes épreuves de son existence à prendre précocement des responsabilités alors même qu’il n’est pas encore un adulte. Itinéraire d’une jeunesse écourtée qui n’aura pu – faute de temps – être vécue pleinement, le film dans un refus de l’émotion préfabriquée, la contient, la retient – quitte à générer un sentiment de froideur – pour mieux la faire éclater par petites touches de lumière. Le tournant qu’il marque pour son cinéaste est à chercher non pas dans sa structure narrative faite de fragments – lesquels reposent essentiellement sur l’observation d’un quotidien et de son caractère répétitif – interagissant continuellement entre eux, mais dans sa volonté de construire, d’imposer sa dramaturgie par la forme, laquelle emprunte discrètement des aspirations romanesques. Son goût du plan-tableau est poussé vers une dimension nouvelle, celle de voir des souvenirs, des photos passées reprendre vie sous nos yeux. Recréer le passé au présent, non pour se complaire dans une forme de nostalgie mais simplement se donner les moyen d’appréhender avec davantage de sérénité l’avenir, tel semble être l’horizon convoité par Hou Hsiao-hsien.
Poussières dans le Vent (1986)
« C’est avec Poussières dans le vent que je crois avoir atteint la maturité. J’ai enfin compris que lorsqu’on filme, que ce soit une personne ou une chose, il émane de ce qu’on filme un sentiment. Mon travail de cinéaste est simplement de saisir le sentiment qui émane de ce que je filme. »
Hou Hsiao-hsien
Dernier volet du cycle autobiographique, Poussières dans le Vent, s’inspire des souvenirs de l’un de ses deux scénaristes Wu Nien-Jen (NJ dans Yi Yi d’Edward Yang). L’histoire d’un garçon et d’une fille, A Yuan et A Yun, ayant tous deux grandi dans le même petit village de montagne. Un jour, A Yuan décide de partir à Taipei pour y trouver du travail et suivre les cours du soir. A Yun, le rejoint peu de temps après. C’est le début d’une nouvelle vie dans la capitale ponctuée de retours occasionnels au village natal. L’amitié entre les deux jeunes gens se mue progressivement en amour… Dans la continuité d’Un Temps pour Vivre, Un Temps pour Mourir, on découvre nos deux personnages directement à la fin de leur adolescence. Cette nouvelle chronique synthétise plusieurs thématiques observées dans les films précédents – mouvements entre ville et campagne, société partagée entre traditions et modernité, fuite du temps, passage à l’âge adulte – à travers une facette qui n’était jusqu’à présent que secondaire : le sentiment amoureux.
Une fois n’est pas coutume, la séquence inaugurale est prémonitoire, annonciatrice de la forme du film. L’ouverture tient en deux plans. Le premier en vue subjective, fixe mais contemplant un mouvement avant, celui d’un train traversant montagnes et tunnels, alternant paysages verdoyants et pénombre, construisant des blocs de temps réel où lumière et obscurité se succèdent. Le deuxième, sorte de faux contrechamps amené par un cut à la fois voyant et invisible, juxtapose cette dualité graphique sur les deux héros : A Yuan et A Yun. Confinés dans le même espace, à l’intérieur du même plan, ils ne se parlent pas, ne se touchent pas, chacun étant occupé à lire un livre. Tardivement trois maigres mots sont échangés : « Pourquoi tu ne me demande jamais rien ? » demandera A Yuan à A Yun en conclusion. Cette ultime réplique, de par le choix des termes négatifs « jamais » et « rien » dénote déjà d’une forme de résignation, de fatalité dans leur relation.
Quarante minutes plus tard, c’est une autre séquence de train qui vient répondre à cette introduction. On retrouve la même vue subjective dans le premier plan à la différence que le mouvement du train est inversé, comme si ce dernier avançait en marche arrière. Dans le plan suivant, la caméra se place non plus face aux personnages mais derrière eux. Chacun regarde dans une direction opposée, perdu dans ses pensées, dans une intériorité qu’aucun ne paraît capable d’extérioriser. La séquence se conclut sur le quai d’une gare, dans un espace ouvert mais fermé par un cadre « emprisonnant » les personnages entre le train d’un côté et le mur d’un bâtiment de l’autre. À cet instant, A Yun fixe A Yuan mais lui n’ose pas la regarder, ses yeux la fuit, avant qu’il ne se décide à remonter dans le train et ainsi l’abandonner. Le gros plan final sur A Yun, seule sur ce quai, souffrant en silence, constitue une réponse à la question d’A Yuan lors de la première séquence. Si elle ne lui demande jamais rien c’est peut-être parce qu’il n’est pas en mesure de lui dire la seule chose qu’elle attend de lui : qu’il l’aime.
Grande histoire d’amour avortée, film sur le poids des non-dits, mais aussi peinture âcre de Taïwan, tant l’incapacité de ses héros à s’avouer leurs sentiments paraît résulter de l’environnement dans lequel ils évoluent. Comment construire dans une société instable et mouvante, qui refuse de choisir entre ses traditions et ses désirs de modernité ? Comment consommer simplement l’instant présent quand le futur ne peut être appréhendé au mieux qu’à court terme ? L’attente, l’espérance de lendemains meilleurs sera dévastatrice, à l’origine de regrets irréparables. Ces questions, Hou Hsiao-hsien les capte dans l’espace intime de ses personnages, à travers leurs silences, leurs regards, leur détresse que l’on observe impuissant. Il parvient à saisir et entretenir une sensation douloureuse, celle que le bonheur de ses deux héros est constamment à portée de mains comme s’ils ne cessaient de le frôler – à l’image de leurs corps qui s’effleurent régulièrement sans jamais véritablement se toucher – avant d’être rattrapés, empêchés par quelque chose qui les dépasse au point de les paralyser. Poussières dans le Vent est une œuvre inestimable, rarement on a vu récit aussi dur, aussi triste filmé avec une douceur de tous les instants. Profondément et irrépressiblement déchirant.
La Fille du Nil (1987)
Réalisé entre le cycle autobiographique et le cycle historique à venir, La Fille du Nil fait office de parenthèse. Après avoir retranscrit des souvenirs, après être remonté dans le temps, Hou Hsiao-hsien filme désormais le présent. Le récit se situe exclusivement à la capitale de Taïwan, Taipei, si migration de la campagne à la ville il y a eu, celle-ci s’est effectuée en amont. Articulé autour d’un protagoniste féminin, Hsaio-yang (Yang Lin), le film réinvestit un terrain que l’on commence à connaître : la chronique familiale. Suite au décès de sa mère, Hsiao-yang doit s’occuper seule de sa famille tout en jonglant avec un petit boulot dans un fast-food et les cours du soir. Son frère, Hsiao-fang, délinquant depuis des années commence à créer des problèmes depuis que lui et ses amis se sont rapprochés de la mafia locale. Hsaio-yang trouve le réconfort dans la lecture d’un manga appelé La Fille du Nil dont l’héroïne lui semble particulièrement proche…
Œuvre bicéphale, condensant les deux pans de la carrière d’HHH, entre ouverture commerciale et cinéma intimiste, La Fille du Nil est un objet curieux, parfois fascinant mais aussi assez hybride.
Scénaristiquement, malgré quelques évolutions – les petites frappes sont devenues de vrais gangsters, le père n’est plus une figure d’autorité mais au contraire un exemple à ne pas suivre – le film fait l’effet d’un remix délocalisé de films antérieurs (Un Temps pour Vivre, Un Temps pour Mourir en tête) auquel s’ajoute occasionnellement un humour un brin puéril à base de flatulences rappelant alors la veine Cute Girl et cie. Des premiers essais, on retrouve également un goût prononcé pour la variété taïwanaise (l’actrice principale, Yang Lin est d’ailleurs une célèbre chanteuse) revenant à maintes reprises, sous forme de karaoké voire même de clip le temps d’une séquence. Différence notable, ce n’est pas la seule utilisation de la musique, ni l’unique registre d’une bande-originale contenant par exemple un standard de jazz américain. À l’image du manga qui donne son titre au film, dont on peut apercevoir quelques cases précédées d’une peinture de l’Égypte antique parsemée d’écrits japonais, l’idée de mélanges inhabituels – qu’ils soient culturels, musicaux, culinaires,… – est centrale. L’île de Taïwan ayant hérité de diverses cultures et influences consécutives aux différentes périodes d’occupations qui l’ont traversée, ces choix tendent à métaphoriser cette identité multiple.
La Fille du Nil se démarque principalement par les horizons esthétiques qu’emprunte Hou Hsaio-hsien, visiblement désireux de confronter sa maitrise à un nouvel environnement, de nouveaux motifs graphiques. En premier lieu, la nuit qui n’a jamais été aussi présente dans son cinéma. Tout à tour bruyante et silencieuse, violente et paisible, nappée de couleurs flashsy héritées des bars et boites de nuit puis plongée dans l’obscurité quasi-totale : elle ressemble à un vaste laboratoire créatif permettant d’expérimenter de nouvelles formes. Elle est aussi et surtout la traduction poétique et sensorielle d’une mélancolie qui gagne peu à peu des protagonistes perdus et dépassés par cet environnement cristallisant leurs espoirs déçus. La modernisation de Taïwan n’était qu’une illusion de changement, freinant les rêves de son héroïne pour la rappeler brutalement à la réalité. Il y a dans le portrait de Hsaio-yang, dans la peinture de sa solitude, l’esquisse troublante d’une future héroïne inoubliable : Vicky (Shu Qi) dans Millenium Mambo. Peut-on alors considérer La Fille du Nil comme le L.A Takedown d’Hou Hsiao-hsien ?
En « 6 Œuvres de Jeunesse » on assiste à la naissance et l’élaboration d’une forme unique s’affirmant au fur et à mesure comme une sorte jonction entre l’héritage du néoréalisme (de Roberto Rossellini à Yasujirō Ozu en passant par Luchino Visconti) et celui de la nouvelle vague française (Jean-Luc Godard et François Truffaut principalement). On conseille vivement ce coffret qui constitue autant une entrée accessible et passionnante à l’œuvre foisonnante d’Hou Hsiao-Hsien qu’un voyage introspectif au cœur de l’Histoire de Taïwan.
Coffret disponible en Blu-ray et DVD chez Carlotta.
Suppléments :
– 5 préfaces de Jean-Michel Frodon
– 3 analyses réalisées par Cristina Álvarez López et Adrian Martin :
Bonne année (Cute Girl – 15′)
Un joli petit village (Green Green Grass of Home – 17′)
Je suis toujours là (Les Garçons de Fengkuei – 23′)
– HHH par 5 : une analyse de Jean Douchet (61′)
– Bande-annonce 2016 Hou Hsiao-Hsien : 5 œuvres de jeunesse (HD)
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