Starifié dès son deuxième long-métrage, Un Tramway nommé désir, Marlon Brando devient rapidement l’un des acteurs les plus influents de sa génération. L’élève de Stella Adler passe en quelques années de sex-symbol rebelle bardé de cuir (L’Équipée sauvage) à légende vivante, personnification du glamour hollywoodien. Pourtant, durant les années 60, sa carrière semble peu à peu battre de l’aile. La faute incombe à des échecs publics ou critiques (son passage devant la caméra de Charlie Chaplin à l’occasion de La Comtesse de Hong Kong en est le meilleur exemple) et à un premier et unique film en tant que réalisateur saboté par les studios (La Vengeance aux deux visages). Beaucoup parlent alors de la pire période pour le comédien qui retrouvera finalement de sa superbe en incarnant l’inoubliable Don Vito Corleone pour Francis Ford Coppola dans Le Parrain en 1972. Avant cela, ce dernier tourne pourtant sous la direction de John Huston (Reflets dans un œil d’or), Arthur Penn (La Poursuite impitoyable) ou Michael Winner (Le Corrupteur, étrange prequel aux Innocents de Jack Clayton) mais ses frasques et son comportement imprévisible sur les plateaux entraîne une certaine méfiance de la part des cinéastes. En 1969, Hubert Cornfield, metteur en scène new-yorkais expatrié à Paris et déjà auteur, entre autres, de Pressure Point avec Sidney Poitier, décide de porter à l’écran un polar de Lionel White intitulé The Snatchers. Le roman avait d’ailleurs été un temps envisagé par Stanley Kubrick, qui avait finalement adapté L’Ultime razzia, autre livre de l’écrivain. Il en écrit donc le scénario, renommé The Night of the Following Day, en compagnie de Robert Phippeny tandis que Jerry Gershwin (Détective privé) et Elliott Kastner (Angel Heart, À la recherche de Garbo) se chargent de la production. On y suit trois individus qui enlèvent la fille d’un riche homme d’affaires dès son arrivée à l’aéroport d’Orly et exigent une rançon en échange de la victime. Entre chantages, trahisons et mensonges, les choses s’enveniment rapidement... Pour interpréter le chef des ravisseurs, Cornfield engage Richard Boone mais, intéressé par le projet, Brando parvient à s’imposer auprès des financiers et écope du rôle. Le cinéaste ne le sait pas encore mais ce choix va s’avérer aussi bénéfique pour le long-métrage que dramatique pour son expérience personnelle. La nouvelle édition Blu-Ray proposée par les Britanniques d’Indicator/Powerhouse est l’occasion parfaite pour se pencher sur ce thriller déroutant.
Dès son générique d’introduction, le film impose un rythme lancinant et une atmosphère quasiment onirique. La jeune héritière, dont on ne saura jamais le nom, campée par Pamela Franklin (Les Innocents, And Soon the Darkness) est en train de dormir, en surimpression apparaissent des images inquiétantes de ciel et de nuages rouges, comme survolés par un avion. Rêve ou prémonition ? Le reste du métrage ne lèvera jamais le mystère de cet instant et une ultime séquence viendra même renforcer toute son ambiguïté. Le but d’Hubert Cornfield n’est pas de livrer un énième thriller divertissant, ni de suivre sa narration somme toute balisée, mais de retranscrire les tourments intérieurs de ses personnages. Celui qui assume de s’inspirer du vent de liberté insufflé par la Nouvelle Vague, ne choisit pas par hasard d’ancrer son récit en France – plus précisément sur la Côte d’Opal. Il s’adjoint également les talents de Willy Kurant, chef opérateur des Créatures d’Agnès Varda, de Sous le soleil de Satan, et surtout de Masculin féminin (Lionel White a d’ailleurs déjà été porté à l’écran par Jean-Luc Godard dans Pierrot le fou). Aussi, nombreux sont les audaces graphiques à tordre le réalisme ambiant, à l’instar du visage fragmenté de Rita Moreno (inoubliable Anita de West Side Story) perçu à travers plusieurs miroirs, des nombreuses adresses à la caméra, ou encore de ce final hautement pictural inspiré de René Magritte. S’il s’empare des codes classiques du polar, Cornfield n’hésite pas à les tordre, à les moderniser. Film taiseux (les dialogues se font ici rares), récit d’une attente d’où émerge la prédominance du hasard et porté par des antihéros qui échouent (thématique récurrente de l’œuvre de White), The Night of the Following Day prend son public à rebrousse-poil. S’éloignant de la figure de la victime, pourtant protagoniste des premières minutes, quitte à rendre la résolution peut-être moins impactante, il préfère se pencher sur les relations entre les criminels, leurs secrets, leurs inimitiés, leurs failles, en un mot, leur humanité. Le long-métrage se construit ainsi autour d’une dynamique de multiples oppositions, que ce soit au sein du couple Bud (Brando) / Vi (Moreno) – inspiré par la relation tumultueuse qu’ont entretenue les deux comédiens – ou entre cette dernière et son frère Wally, interprété par Jess Hahn (acteur apparu dans Cartouche ou Triple Cross). Ici, tout n’est qu’affaire de non-dits ou de vieilles rancœurs à même de saborder le plan bien huilé. Huis-clos claustrophobique situé dans une maison isolée au bord de la mer près du Touquet, La Nuit du lendemain mise sur une atmosphère viciée et anxiogène, un suspense polanskien, qui bascule insidieusement le cauchemar éveillé jusqu’à une conclusion abrupte et inattendue.
Le malaise suintant par tous les ports de cet étrange objet cinéphilique doit en grande partie à la présence magnétique de Marlon Brando. La première rencontre entre le ravisseur et sa victime, simple échange inaudible, leurs paroles étant couvertes par le tumulte ambiant de l’aéroport, préfigure leur relation future, pour le moins ambivalente. Les longues minutes qui voient le criminel filmé de dos en train de conduire, son regard cadré dans le rétroviseur, finissent de renforcer le sentiment de fascination mêlée de crainte ressenti par la jeune fille envers son bourreau, mais également par le réalisateur envers la star. La mésentente entre les deux hommes entraîna divers incidents et autant de rumeurs (l’acteur aurait convoité la femme du metteur en scène pour lui prouver ses talents de séducteur), mais donne lieu à une performance hallucinée et troublante. Brando y incarne le véritable cerveau de l’opération, monstre de charisme peroxydé tout de noir vêtu. C’est de lui que naît toute la tension sexuelle prégnante dans chaque plan. Il suffit qu’il surgisse à l’écran vêtu d’un t-shirt moulant, le pantalon déboutonné, pour que l’érotisme ambiant se répercute sur l’ensemble des personnages, et génère désir et jalousie. Face à lui, celui qui devait initialement camper Bud, Richard Boone (Alamo, Le Seigneur de la guerre) donne vie à Leer, sociopathe en apparence bienveillant et grain de sable qui va faire dérailler la machine. Il demeure le véritable élément pernicieux et malsain, coupable d’un dernier crime abject, dont nous ne verrons que le résultat et les conséquences. Une subtilité qui tranche avec la représentation grandiloquente de ce dernier faisant face aux flammes dans une lumière rougeoyante (écho au générique), juste avant son passage à l’acte. Boone et Brando se sont d’ailleurs tellement bien entendus que l’interprète d’Un Tramway nommé désir à réussi à imposer son camarade derrière la caméra afin qu’il réalise la dernière séquence, après que Cornfield ait quitté le tournage, lassé de ses débordements. Curiosité portée par un acteur qui cannibalise l’écran et court-circuitée par un cinéaste sous influence, malheureusement trop impressionné par l’ombre écrasante de sa tête d’affiche, The Night of the Following Day doit, in fine, autant à l’un qu’à l’autre, tous deux véritables auteurs d’un film qui mérite amplement d’être redécouvert.
Suppléments :
Indicator / Powerhouse propose une nouvelle édition limitée à 3000 exemplaires de La Nuit du lendemain, remasterisée en haute définition, et accompagnée, entre autres, d’un commentaire audio d’Hubert Cornfield, d’une interview de Rita Moreno enregistrée en 2014, ainsi que d’un entretien avec Joe Dante et d’un livret signé Jeff Billington.
Disponible en Blu-Ray chez Powerhouse.
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