Dans sa collection Rebelles, Malavida édite le deuxième long-métrage du réalisateur russe Igor Minaiev. Il s’agit d’une libre adaptation de Carmen transposée à la fin des années 80, avec en arrière-fond les premiers espoirs de changements suscités par la Perestroïka. Le film, tourné en noir et blanc avec de jeunes interprètes, rappelle l’urgence et la spontanéité de la Nouvelle Vague, mais également la poésie visuelle du cinéma muet. Sa durée brève (70 minutes) et son traitement très singulier en font une sorte de fable spontanée, qui décrit avec autant de douceur que de désenchantement, l’aspiration à la liberté, qu’elle soit amoureuse ou démocratique, dans cette Russie soviétique en voie du changement. Il faut découvrir ce petit film au ton très original, qui est un mélange d’Intime, d’Histoire, de fantaisie, d’absurde et de gravité.
Nadia (l’incarnation contemporaine de Carmen dans le film) est une fille libre tandis que Sergueï, le garçon qui s’amourache d’elle, est un jeune milicien brimé par une mère possessive. La passion, d’abord espiègle, fait place à l’incompréhension et à la lassitude, tandis que s’égrène au rythme d’épisodes tragi-burlesques la course des saisons. Le film compte nombre de séquences aussi marquantes qu’emblématiques, qui sont autant de stations pour donner à sentir les mouvements de cette passion sans les expliciter pour autant. La première, celle de la rencontre, se situe au tout début du film. Dans un tapage d’aboiements et de lumières éblouissantes, on voit Nadia se faire empoigner par des policiers qui la jettent de force dans un fourgon. Fête, ivresse, dispute, on ne sait pas trop. A peine remise de l’altercation, la jeune femme aperçoit ce garçon qui la scrute silencieusement depuis l’obscurité du panier à salade. Elle se redresse aussitôt et rabat sa jupe sur ses bas déchirés pour rectifier sa pose, négligemment provocante. Ce sont les premiers échanges, d’abord muets mais déjà sensuels, qu’elle a avec le jeune Sergueï, son geôlier. La porte du fourgon, soudainement entrouverte, laisse apparaître la tête du fringuant brigadier. Nadia s’empresse de l’amadouer mais la minauderie ne prend pas et la porte se referme. Alors qu’elle commence à se résigner, Sergueï prend l’initiative de la laisser s’échapper sans même qu’elle le lui ait demandé. Quand il la retrouve quelques mois plus tard à l’entrée d’une discothèque, Sergueï tombe instantanément sous l’emprise de Nadia…
"Rez-de-chaussée" démarre donc sur une succession de flashs lumineux qui traduisent la vivacité de ce coup de foudre inaugural. Le travail appuyé de la photographie inscrit le film dans une lignée poétique, comme un écho actualisé du cinéma muet d’avant-garde. Des scènes aux découpages très chorégraphiés et de fréquents jeux de sur ou de sous exposition, se mêlent au réalisme blafard de la chronique. Le film est également "poétique" pour sa célébration de la jeunesse, avec ses amours, ses espérances et ses élans contrariés. Parler de poésie au cinéma et particulièrement pour ce film, demeure pourtant délicat, tant cela évoque pour le spectateur, un lyrisme et un formalisme désuets. On songe au "réalisme poétique" de Marcel Carné, à l’emphase d’un Cocteau, ou au bariolage lumineux des films expressionnistes. Il y a toujours la crainte, en suivant l’argument poétique, d’être confronté à une littérature visuelle lourde de symboles et d’effets. Le charme si particulier de "RDC" est de maintenir un équilibre inédit entre l’actualité qu’il décrit et le hors-temps poétique qu’il aménage dans les apartés intimistes. L’urgence naturaliste du récit va de pair avec des sophistications formelles qui en suspendent le cours. Ces affectations formelles semblent aussi nous dire, que le présent représenté appartient déjà au souvenir, gravé et revécu dans un présent immuable. Le film rejoue avec universalité une passion et la nostalgie d’un premier amour, tout en immortalisant, comme à la dérobée, cette page de l’histoire soviétique. C’est bien la féérie d’un instant de croyance, celui de penser que la liberté est à nouveau possible, qui anime le cœur du film. Nadia espère que Sergueï saura l’aimer sans l’enfermer tandis que les cortèges du printemps se reforment dans un simulacre de parole libérée. Cette grâce transcende momentanément l’ordinaire sordide des existences. C’est également elle qui fait glisser la réalité dans l’impression et qui se mue en tiraillement expressionniste dès lors que le drame vient s’en mêler. Minaiev orchestre cette rencontre des récits, intimes et historiques, et des modes, réaliste ou stylisé, dans un jeu de libres associations.
On verra souvent à l’intérieur des scènes, surtout quand l’émotion des personnages atteint son acmé, un emballement des lumières qui se mettent osciller dans un va-et-vient qui n’a plus rien de descriptif. Quand les regards de Nadia et Sergueï se croisent, tout l’environnement semble se métamorphoser pour se mettre au diapason de leurs sentiments. Les périphéries du cadre comme les arrières fond se floutent. Durant la première scène, c’est toute l’oppression de la descente policière qui disparaît sitôt que la porte du fourgon se referme sur le couple. Lors de leur retrouvaille inespérée sur le seuil d’une discothèque, la fascination est telle que le cadre entier semble se dissoudre : les silhouettes agitées de l’arrière-fond, le volume sonore, les collègues de Sergueï lui intimant de ne pas quitter son poste… Dans l’appartement insalubre, le battement affolé des lumières qui percent à travers les vitres signifient le ravissement du jeune couple. Pour autant, Minaiev met en scène ces glissements de régime avec infiniment plus de subtilité qu’on ne pourrait le décrire par les mots. Il s’agit non pas d’une imagerie grossière qui soulignerait ou poétiserait les affects, mais d’imperceptibles transitions qui nous font passer d’un récit extériorisé, avec toute la réalité misérable de la Russie encore soviétique, à un récit rentré, intimiste et sensitif. Va-et-vient des réalités, descriptions et ressentis, à la mesure de cet appartement qu’occupent Nadia et Sergueï, tantôt refuge de leur liberté enfantine, tantôt prison de leur passion.
Il est difficile d’évoquer le charme si singulier de ce film, sorte de parenthèse sensitive, pleine d’espièglerie et de tendresse. Beaucoup tient à la mise en scène et à la qualité des interprètes. Le mélodrame est là et la douleur aussi, mais la légèreté l’emporte. Un humour, à la lisière de l’insolite et du burlesque, est distillé tout au long du récit. Pour alléger le huis-clos sentimental et vitaliser le récit, le réalisateur dresse aussi une galerie de personnages secondaires, tous affectés d’une douce folie humaine. Chacun y joue la tragicomédie de son existence, avec ses tares et ses manies. Il y a le voisin bourru, la mère éplorée, la patronne du salon de coiffure passablement nymphomane… Entre gaîté et pincement de cœur, on restera longtemps avec les images d’une scène cruciale, véritable point de bascule au sein du récit. C’est celle où Sergueï décolle, en s’aidant d’une eau bouillante, les bas qui ont gelé sur les jambes de Nadia. Cette scène équivoque, dans son mélange de sensualité et de cris, suggère un avenir incertain pour le couple.
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