L’œuvre inclassable du réalisateur Jacques Baratier à découvrir en DVD aux Films du Paradoxe, dans un coffret de 3 films plus 1 documentaire. En tête, le formidable « Goha » (1958), une fiction splendide au charme ingénu, tournée à Tunis avec les jeunes Omar Sharif et Claudia Cardinale
Il est des réalisateurs dont on s’étonne toujours qu’ils n’aient pas reçu une reconnaissance à la mesure de leurs originalité et talent. Jacques Baratier pratiquait un cinéma d’une hétérodoxie peu commune, fantaisiste et joyeux, avec davantage de malice que d’agressivité. Personnage très singulier, il s’inscrivait dans une filiation poétique au sens large, non seulement cinématographique, mais également littéraire et artistique ; son cinéma procédait par des juxtapositions très vives de couleurs et des sautes de registres aussi tonifiantes qu’imprévisibles. Baratier était peintre et le montage de ses films, en collage et faux-raccords très musicaux, était le prolongement manifeste de cette activité.
Après le décès du cinéaste en 2009, sa fille Diane (directeur de la photographie et documentariste), et son épouse Néna (monteuse d’une grande partie de ses films), travaillèrent à rassembler une œuvre devenue rare pour la faire redécouvrir au public. L’association « Jacques Baratier », fondée à cet effet, permis de lancer la restauration de Goha, son premier long métrage tourné en Tunisie, et d’organiser une rétrospective intégrale à la Cinémathèque Française en 2011.
C’est donc avec beaucoup de plaisir que l’on accueille ce coffret DVD édité par les Films du Paradoxe avec l’association Jacques Baratier, d’autant plus que l’œuvre était quasiment inexistante en vidéo (excepté La Ville Bidon, sorti par Doriane Films et encore disponible).
On y découvre 3 films essentiels des débuts : le somptueux Goha (1958) déjà cité, et les « curiosités » très délirantes que sont La poupée (1962) et Dragées au poivre (1963, dialogué par Guy Bedos et chorégraphié par Jean Babilée !).
En complément, on trouvera un quatrième film très précieux : Portrait de mon Père, Jacques Baratier, un documentaire tourné par Diane Baratier, témoignage ludique et affectueux d’une joute artistique entre le père et sa fille, tous deux cinéastes, autour du film qui s’élabore.
C’est l’éclectisme apparent des sujets et des formes des films, qui aura porté le plus préjudice à Baratier. On peut s’étonner, lorsqu’on les découvre, que Goha, une fable avec Omar Sharif qui évoque les récits enchâssés des « Mille et Une Nuits » ; La Poupée, une parabole sur le transformisme et le pouvoir dans une Amérique du Sud fictive ; ou encore Dragées au poivre, sorte de pastiche générationnel, entre Yéyé, Nouvelle Vague, et film à sketches très sinueux, soient tous l’œuvre d’un seul et même cinéaste. Le reste de la filmographie malheureusement très courte (seulement une dizaine de long-métrages, et une vingtaine de courts), ne fait qu’amplifier ce flagrant délit « d’anticonformisme spontané ». Les films de Baratier ne ressemblent à peu près à rien de connu, et semblent irréductibles aux étiquettes de l’exploitation commerciale : populaires et d’une audace avant-gardiste (plus ou moins prononcée), à la fois ; juxtapositions de plusieurs trames narratives, à la fois ; télescopages incongrus de registres…
L’œuvre, mais aussi les films à leurs échelles individuelles, sont porteurs d’un pluralisme qui brusque les habitudes de spectateur. Chacun, est un projet singulier, et, une expérimentation aventureuse. Les dénominateurs le plus communs sont : un ton très personnel, et le plus souvent facétieux – même lorsque le cinéaste s’aventure dans les critiques du pouvoir (voire des pouvoirs, révolutionnaire et contre-révolutionnaire, dans La Poupée) et de la prospection immobilière (La décharge / La Ville Bidon (1970) et même dans le film érotique de 1973, Vous intéressez-vous à la chose ?) – et, un refus absolu de se répéter. Partant, l’œuvre semble décousue et sa cohérence, assez personnelle, se révèle davantage en filigrane, une fois son horizon parcouru. Mais il ne faut pas s’y tromper : cette filmographie n’est pas, pour autant, d’une exigence insurmontable. Comme on l’a dit, surtout pour les trois films présents dans ce coffret, elle demeure très ludique et dans la proximité d’un cinéma populaire. Même quand elle se fait plus abstraite et improvisée, elle reste en grande partie dans le champ du cinéma narratif. La seule différence réside dans l’approche très singulière que fait Baratier de la narration : par à-coups, détours, enchevêtrement, développements labyrinthiques, en s’autorisant des changements fréquents de vitesses. C’est donc un cinéma plein de contradictions, familier, déroutant, composé, spontané, mais d’une liberté très réjouissante.
Goha est presque un bréviaire d’ingénuité, une apologie de l’idiotie géniale (et un portrait à peine voilé de l’artiste), avec en fond la tragédie de l’incompréhension et l’intolérance sociale, dans une ville moyen-orientale insituable, un peu hors du temps. Omar Sharif, quasiment débutant, y joue un « mauvais » fils, distrait et oisif, qui palabre amicalement avec son âne en se promenant dans les rues, négligeant le plus souvent les affaires familiales. Naturellement irrévérencieux mais doté d’un bon cœur, il finira par être mis au ban suite à une aventure, « candide » mais tout de même sensuelle, avec Fulla, la jeune épouse d’un vieux sage. La polygamie, le patriarcat, et l’oppression féminine, sont doucement pointées au fil de ces mésaventures pittoresques.
Goha est un conte d’un charme primitif, au ton volontairement « naïf », mais sans simplisme ni stéréotypes ; c’est aussi un magnifique album d’images, composé quasiment en plans fixes, en hommage au muet, avec des trucages élémentaires d’une grande force poétique (tableaux qui s’animent, étagement des scènes dans la perspective, jeux d’ombres projetées…). On hésite à dire que c’est le chef d’œuvre du cinéaste (ce qui serait réducteur et condamnerait un peu trop le reste de ses films, tous très appréciables) mais, quoi qu’il en soit, Goha a une grâce très particulière, sûrement redevable à la nécessité très grande du premier film, à la fraîcheur de ses interprètes, et à la beauté de sa photographie servie par un cadre et une lumière exceptionnels. C’est aussi l’une des meilleures portes d’entrée dans le cinéma de Baratier ; un film qui, malgré ses audaces, formelles et narratives, s’approche le plus – en apparence – d’un cinéma de facture classique.
Les singularités de La Poupée et de Dragées au poivre ne sont pourtant pas à négliger. Avec ces deux films, Baratier semble s’inscrire à nouveau dans des genres narratifs très codifiés : le conte fantastique pour le premier, avec le thème littéraire très dix-neuvième siècle de l’automate féminin proche d’Hoffmann ; la comédie à sketches pour le second, un genre prisé des années 50-60 en France et en Italie, prétexte à l’apparition d’une cascade de vedettes, avec parmi elles des icônes de la Nouvelle Vague. Pour autant, les choses se bigarrent étrangement chez Baratier, qui saborde ces points de départs pour les faire évoluer dans des directions toujours imprévisibles, au gré d’un appétit fluctuant des genres et de leurs mélanges « chromatiques ». Le conte sur l’automate, devient un curieux récit sur le transformisme sexuel, tantôt trivial et grivois, puis se mue au terme d’un nouveau glissement en une fable sur un autre transformisme, politique cette fois-ci : celui qu’opère le pouvoir sur les individus, au risque de mettre dos-à-dos les idéologies, toutes réversibles, jusqu’à l’absurde. Le film à sketches, quant à lui, est entrecoupé de passages musicaux avec, en plus, une critique de la starification, des médias et des modes. Les Yéyés et le Cinéma Vérité sont également renvoyés dos à dos comme des formes, davantage publicitaires qu’artistiques. Le burlesque, dans la représentation des prostituées parisiennes, naturaliste ou pittoresque à la façon du réalisme poétique, complique encore plus le « dessin » d’un film, rendu excessivement délirant, comme une suite de digressions comiques et d’associations malséantes. La prostitution en vaut, somme toute, bien d’autres !
L’impertinence formelle et critique des films de Baratier, d’un mode plus poétique que didactique, a pour contrepoint des faiblesses passagères : des excès indulgents de fantaisie, quelques relâchements narratifs, et des budgets limités qui pèsent parfois sur l’aspect visuel ou la mise en scène. Quelquefois, Baratier semble céder à une inspiration un peu trop inconstante et impétueuse, au risque d’une trop grande rapidité, accumulant et déclinant au lieu de sélectionner. . Mais tout cela, y compris le sentiment d’un « bricolage » très instinctif, participe du charme des films dont les moyens, temps de tournage compris, paraissent très modestes. C’est aussi le mélange inusuel des tons qui peut, parfois, freiner l’adhésion. La dérision et le grotesque, impromptus, font partie de ce cinéma, d’une hybridité idiosyncratique.
Par leurs étrangetés et leurs irrévérences, les films de Jacques Baratier se « méritent » – un tout petit peu. Ils demandent aux spectateurs une certaine ouverture afin de recevoir pleinement leurs écritures très libres. Faute de quoi, l’on aurait tôt fait de les juger comme des exubérances incontrôlées ; une erreur d’appréciation qui nous priverait de bien des plaisirs ! A redécouvrir très urgemment.
Coffret 3 DVDs – 29,90 euros – Disponible depuis le 20 octobre 2014
Association Jacques Baratier – Jacques et Diane Baratier
Le site des Films du Paradoxe, pour les informations complètes sur le coffret ::
http://www.dvdparadoxe.com/baratier.html
Le site de l’association Jacques Baratier ::
http://www.jacques-baratier.org/
La chaîne YouTube de l’association Baratier ::
https://www.youtube.com/channel/UCTz0Y2BNG5q47r_99-MZG1g
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