Solaris édite ces jours-ci un film rare de Jacques Doniol-Valcroze avec une musique signée George Delerue. Avec sa frivolité de façade, "La Dénonciation" est un étrange drame psychologique qui combine l’histoire d’un traumatisme datant de l’occupation, avec une trame policière de facture assez classique. Le réalisateur y mélange allègrement les univers, jouant des glissements de tons et de différents modes de narration (récit intérieur en voix-off, flashs-back…). La composition d’un personnage central assez tourmenté, joué par Maurice Ronet, rappellera bien-sûr les célèbres films que Louis Malle a tournés dans les mêmes années.
Le producteur de cinéma Michel Jussieu (Maurice Ronet) est retrouvé assommé, gisant aux côtés du cadavre du gérant d’une boîte de strip-tease. Tandis qu’il peine à se remémorer les faits, l’interrogatoire réveille en lui le souvenir d’une dénonciation qu’il a commise autrefois, lorsqu’il était prisonnier de la Gestapo et de la milice. Peu après, lorsqu’il découvre l’identité des criminels, Jussieu hésite sur la conduite à adopter : garder le silence ou bien se livrer à une nouvelle dénonciation ?
Jacques Doniol-Valcroze est connu pour avoir été critique de cinéma, avant de jouer dans les films de ses amis proches (Kast, Rivette, Robe-Grilllet…) et de passer à la réalisation. Il fût notamment l’un des fondateurs des Cahiers du Cinéma en 1951, avec André Bazin et Joseph-Marie Lo Duca. "La Dénonciation" qui est son troisième long-métrage, porte les traces d’une certaine boulimie cinéphilique et fait se rencontrer de multiples univers narratifs sur le fond un peu trouble de la France gaullienne. Il y a l’intrigue policière contemporaine avec son arrière-plan politique (le gérant du cabaret et les criminels sont mêlés à l’extrême droite), le drame psychologique avec son lest historique (le passé de Jussieu dans la résistance et le traumatisme qui en découle), la chronique conjugale et familiale (son épouse est la fille aisée d’un dirigeant politique), et enfin le monde des arts (son ancien mentor de la résistance est devenu galeriste). Cette abondance de directions et ses artifices scénaristiques rendent le film assez composite. La tonalité ne cesse, elle, de fluctuer de la désinvolture à la gravité.
Mais ces contradictions, de genres et de registres, redoublent aussi celles du personnage principal, qui sous des apparences de dandy superficiel, est un individu hanté par sa faute, aux conséquences essentiellement morales pour lui. Au cours du film, on apprendra en effet que les aveux de Jussieu, obtenus sous la torture, n’ont pas entraîné la mort de ses camarades, puisque leur réseau avait été démantelé entre temps. L’enjeu était donc nul et le tortionnaire qui le savait, n’a forcé son prisonnier à parler que pour le dégrader. Sa vie refaite, Jussieu se compromet et se met en danger, en ne voulant pas livrer les assassins du gérant, qui sont pourtant d’un bord politique exécrable. Par ce moyen paradoxal, il ne cherche en réalité qu’à recouvrer son intégrité. Ce ressort psychologique bizarre, qui place la morale individuelle par-dessus les appartenances, la famille et les biens, peine un peu à convaincre, tant l’argument paraît retors. La charge politique un peu confuse de l’histoire et les multiples scénettes intercalées, tantôt humoristiques tantôt érotiques, renforcent cette impression de récit-gigogne à la variété improbable. La limite, mais aussi l’intérêt quelque peu "expérimental" du film, tiennent aux divergences de cette narration "ébouriffée", qui donneront parfois l’impression que plusieurs films sont écrits en un.
L’autre curiosité vient du fait que le film semble à cheval entre plusieurs approches cinématographiques. Si l’on y voit bien quelques déambulations de rue tournées en lumière naturelle, Doniol-Valcroze s’inscrit davantage dans la lignée d’un cinéma romanesque très dialogué, bien plus traditionnel que celui de la Nouvelle Vague. Même s’il côtoyait les jeunes réalisateurs du mouvement (avec lesquels il travaillait au sein des Cahiers du Cinéma), il semble que Valcroze était davantage un homme de continuation, plus tempéré dans sa modernité et ses partis-pris. L’écriture du film, sensiblement plus datée, fait se superposer occasionnellement les deux factures notamment dans ses portions les plus enlevées. Le procédé récurrent de la voix-off (interprétée non pas par l’acteur mais par Laurent Terzieff), utilisé abondamment pour traduire la voix intérieure du personnage, souligne l’anachronisme un peu littéraire du récit. Le personnage du commissaire, avec son adjoint méticuleux (Michael Lonsdale), est quant à lui le stéréotype assez théâtral du policier cérébral, qui conduit ses interrogatoires regard droit et mains croisés, comme s’il jouait intensément une partie d’échec. La faune interlope du cabaret avec ses agissements clandestins tient un peu de Jules Dassin ou de Marcel Carné. Pourtant Doniol-Valcroze joue délibérément de ces artifices et de ces affectations. Cette face, facétieuse et ludique, contraste fortement avec son pendant nettement plus dramatique et son actualité sombrement politique, donnant tantôt l’effet d’un calcul ou d’une indécision. Il en ressort un film insolite, inventif et ludique dans ses meilleurs moments, mais d’une hybridité un peu insaisissable.
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