© Potemkine
Au début des années 90, le cinéma de Jacques Rivette prend un virage qui lui vaut un (relatif) regain d’intérêt du côté du public et des professionnels de la profession. En dépit de ses quatre heures, La Belle Noiseuse est récompensé à Cannes, nommé plusieurs fois aux Césars et attire un certain nombre de spectateurs. A la suite de quoi le cinéaste se lance dans Jeanne la pucelle, film historique en deux époques qui – a priori-, l’éloigne de son univers familier (pour le dire très rapidement : l’univers du théâtre et de l’art comme création collective s’effectuant au jour le jour).
Après ces deux œuvres, Rivette semble vouloir renouer avec ses primes amours et tourne successivement deux films plus légers (du moins, au niveau de leur production) et centrés une fois de plus sur des actrices. Dans Haut bas fragile, il retrouve Laurence Cote et Nathalie Richard qu’il avait fait tourner dans La Bande des quatre tandis que Secret défense est né principalement du désir de filmer à nouveau Sandrine Bonnaire après l’expérience de Jeanne la pucelle.
Ces deux titres furent de cuisants échecs publics et ils étaient devenus assez difficiles à voir, d’autant plus qu’ils furent peu défendus par la critique et considérés comme des Rivette mineurs.
Les revoir près de 25 ans après se révèle être une expérience passionnante car si l’on retrouve tout ce qui structure le cinéma de Rivette (la durée avec deux titres avoisinant les trois heures, la topographie, la manière de transformer le réel en une scène de théâtre à ciel ouvert…), ces deux films témoignent également à leur manière de ce qui évolue au sein de l’œuvre du cinéaste mais aussi de sa façon d’appréhender une nouvelle époque après les grandes utopies de la fin des années 60 et des années 70 (L’Amour fou, Out One…).
Que ce soit dans Haut bas fragile ou dans Secret défense, Rivette s’appuie dans un premier temps sur la béquille du « cinéma de genre ». Haut bas fragile débute dans les vestiaires d’une boite de nuit où Ninon (Nathalie Richard) réclame de l’argent à un homme avec qui elle effectue des mauvais coups. Une bagarre, un coup de révolver et une fuite : le film débute comme un thriller. Idem pour Secret défense puisque Sylvie (Sandrine Bonnaire) voit débarquer son frère (Grégoire Colin) qui lui annonce qu’il a la preuve que leur père n’est pas mort dans un accident cinq années plus tôt mais qu’il a bel et bien été assassiné. Là encore, la présence d’un revolver annonce une vengeance à laquelle s’adonnera la jeune femme pour éviter à son frère de commettre l’irréparable.
Mais très vite, les films prennent une direction opposée à celle de la résolution classique d’une intrigue policière. Il s’agit moins de filmer des situations que de voir comment se construisent et évoluent des personnages au cœur de la mise en scène. Rivette a toujours affectionné les miroirs (on se souvient de la célèbre image des reflets démultipliés de Bulle Ogier dans Out One). Qu’il s’agisse de la première scène de Haut bas fragile avec Nathalie Richard qui se regarde dans une glace ou de celle où Sandrine Bonnaire teste ses lunettes de soleil durant son (long) voyage en TGV, le cinéaste prend soin de distinguer l’être et l’apparence, la comédienne et le personnage qu’elle incarne en miroir. Tout l’art de Rivette tient dans cette manière de partir du factice (la scène théâtrale, l’organisation préalable d’un « complot » par un deus ex machina qui pourrait être le metteur en scène, l’image trompeuse à l’instar de cette photo qui déclenche la mécanique fictionnelle de Secret défense…) pour parvenir à une « vérité » (si tant est qu’elle existe) d’un personnage qui gagne son autonomie par rapport à ce qui est déjà écrit.
Dans Haut bas fragile, Rivette procède d’ailleurs comme la plupart du temps en demandant à ses actrices de participer à l’élaboration du scénario et à l’évolution de leurs personnages. Mais à l’inverse de films comme L’Amour par terre ou La Bande des quatre qui mettaient en scène un travail collectif, Haut bas fragile débute avec trois trajectoires dissociées où chacune des trois héroïnes semblent évoluer dans un film différent : le thriller pour Nathalie Richard qui volera ensuite dans la caisse de l’entreprise de livraison où elle a été embauchée, le mélodrame pour Marianne Denicourt (Louise) qui sort d’un hôpital où elle a passé plusieurs années dans un coma amnésique ou encore le drame existentiel avec Laurence Cote (Ida), orpheline cherchant à savoir qui furent ses vrais parents et qui retrouve des réminiscences de son enfance en entendant une chanson à la radio.
Avec une certaine malice, Rivette joue sur des glissements sémantiques (« laisser tomber », « faire chanter ») pour faire bifurquer son récit et l’emmener dans des directions inédites. Pensant avoir été surprise pendant son larcin, Ninon demande à l’homme qui pourrait l’avoir vu s’il va la faire chanter. Et c’est effectivement ce qui se passe puisque la jeune femme va devenir l’héroïne…d’une comédie musicale ! Entre les véritables chansons qu’Enzo Enzo et Anna Karina interprètent sur scène et qui permettent aux actrices de danser et les numéros « en chantés » comme chez Demy, Haut bas fragile affiche une dimension plus légère et ludique que ce que le point de départ du récit annonçait. Rivette n’aime rien tant qu’à transformer le réel en une scène de théâtre (les entrées dans les boites de nuit ou autres clubs se font en passant de lourds rideaux rouges). Louise, trop curieuse, se retrouve embarquée dans un étrange jeu de cartes qui contraint le vainqueur de la partie à exécuter le perdant. On retrouve là le goût de Rivette pour les sociétés secrètes (les Treize de Balzac) et les complots qui deviennent la parfaite métaphore de la mise en scène cinématographique avec un metteur en scène qui organise et ses « créatures » qui tentent de lui échapper. Le film se transforme peu à peu en jeu de l’oie à ciel ouvert où l’on se fait suivre par des détectives de pacotille et où l’on doit tirer sur des inconnus sur les toits de Paris.
Ce qui fait exister les personnages, comme dans un jeu de société, c’est le mouvement. Cinéaste topographe, Rivette aime suivre les trajectoires de ses héroïnes, notamment celles de Ninon qui effectue des livraisons sur sa mobylette ou sur ses rollers.
Ces déplacements (après tout, la mise en scène ne se définit-elle pas avant tout comme la manière de placer et déplacer les personnages dans un espace donné et construit ?) tiennent également un rôle primordial dans Secret défense, notamment lors de cette très longue séquence (visiblement une réminiscence d’Un mauvais rêve de Bernanos que Rivette aurait eu l’envie d’adapter) où Sandrine Bonnaire se rend à Chagny en Saône-et-Loire pour tuer le présumé assassin de son père. Le cinéaste détaille de manière ultra-précise tout son voyage : son trajet en métro qui la mène de l’hôpital de la Salpêtrière à la gare de Lyon, le TGV (orange !) qu’elle prend pour se rendre à Dijon, sa correspondance en gare de la capitale des ducs de Bourgogne et la micheline qui la mène enfin jusqu’à Chagny. Certains pourront trouver le temps long car d’un point de vue strictement narratif, il ne se passe rien durant tout ce temps (à part une petite altercation au wagon-bar où Sylvie reproche à un homme de la regarder avec trop d’insistance). Mais à partir du moment où l’on accepte le parti-pris de Rivette, ce jeu avec le temps devient fascinant et traduit parfaitement la manière dont le personnage finit par prendre le dessus sur l’actrice. Mais comme le souligne Pacôme Thiellement dans un des suppléments du film, c’est l’une des premières fois chez Rivette où il n’y a pas de réelle émancipation du personnage par rapport au récit. Il ne s’agit pas juste d’exécuter ce qui a été écrit dans le scénario (d’où ce jeu avec la durée) mais le personnage reste néanmoins prisonnier de la fatalité. Et ce fatum emporte Secret défense du côté de la tragédie pour en faire l’un des films les plus sombres de Rivette.
© Potemkine
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Ce qui frappe dans ces deux films, c’est la manière dont Rivette parvient à saisir quelque chose de son époque. Il ne le fait en aucun cas de manière naturaliste (un des travers du cinéma d’auteur des années 90) mais en emportant des actrices phares de cette génération (Denicourt, Cote et Richard peupleront le cinéma de Desplechin, Assayas, Téchiné, Cuau, Corsini ou encore Cédric Kahn durant la décennie) dans son univers. Dans Haut bas fragile, Rivette filme déjà une certaine précarité avec le personnage de Ninon qui fait les petites annonces et décroche un petit contrat pour effectuer des livraisons. Il filme aussi un certain morcellement du collectif avec Ida, jeune bibliothécaire, qui vit seule avec son chat sous les toits tandis que Louise fait des allers et venues entre une chambre d’hôtel et une maison familiale qui, comme dans Céline et Julie vont en bateau, apporte un peu de campagne au cœur de Paris.
Dans Secret défense, Sylvie fait de la recherche et quelqu’un souligne la crise que vit depuis quelques années (en gros : l’arrivée de la droite au pouvoir) ce secteur. Il y est déjà question de l’Europe et d’entreprises multinationales dont l’activité se développe à l’étranger. Ce n’est jamais souligné avec lourdeur mais Rivette parle d’une certaine façon de la mondialisation en marche. Il est d’ailleurs frappant de revoir ces films qui sont encore assez récents (25 ans, c’était hier) mais qui semblent venir d’un autre monde : on paye encore sa vodka en francs, les badauds dans la rue n’ont pas tous à la main leur laisse électronique (le portable) et les ordinateurs qu’on aperçoit dans Secret défense semblent venir d’un film de science-fiction des années 50… Pour quelqu’un qui a humé cet air là pendant ses années estudiantines et qui connait bien certains lieux ayant bien changé (la gare de Dijon), ces deux films sont un véritable bain de jouvence et un document assez précieux.
Plus encore que ces éléments presque anecdotiques, Haut bas fragile et Secret défense représentent une génération sacrifiée, en quête de parents absents. Rivette montre non sans une certaine cruauté des pères dont les existences recèlent de monstrueux secrets et des mères plus ou moins absentes. Il est aussi frappant de voir que ces parents sont incarnés par comédiens représentatifs de la Nouvelle vague dont Rivette fut l’un des fers de lance. Dans Haut bas fragile, Louise a oublié une bonne partie de son passé et son père, qu’on ne verra jamais, a la voix de Laszlo Szabo qui a joué avec tous les cinéastes de la Nouvelle vague (et particulièrement avec Godard). Quant à Ida, orpheline, elle pense reconnaître sa mère en la personne de la chanteuse incarnée par Anna Karina, elle aussi très solitaire. Mais les retrouvailles entre les deux, en dépit d’une fin ouverte, ne semble pas possible et témoigne de l’impossibilité pour cette jeune génération de se réconcilier avec celle de leurs parents. Dans Secret défense, la mère de Sylvie est jouée par Françoise Fabian (l’inoubliable Maud de Rohmer) et l’homme qui fut l’associé de son père n’est autre que Jerry Radziwilowicz qui joua dans Passion de Godard. Les lourds secrets familiaux pèsent sur tout le récit et accentue sa dimension tragique.
Aux grandes utopies des années 70 succède l’atomisation d’une société et d’une jeune génération désormais constituée d’électrons libres et non-réconciliés que Rivette filme à la fois sous un jour plutôt enjoué (Haut bas fragile), soit de façon beaucoup plus dramatique (Secret défense) mais toujours avec beaucoup de lucidité.
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Deux films de Jacques Rivette
Haut bas fragile (1994) avec Marianne Denicourt, Nathalie Richard, Laurence Cote, Anna Karina, André Marcon, Bruno Todescini
Secret défense (1998) avec Sandrine Bonnaire, Laure Marsac, Jerry Radziwilowicz, Grégoire Colin, Françoise Fabian
Sortie en DVD et BR le 15 juin 2021
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