Sortie en salles, et simultanément en coffret BD/DVD, du film fleuve de Jacques Rivette datant de 1971, devenu par la suite un feuilleton de 8 épisodes, et une sorte de proto-série télévisée. Resté quasiment inédit, « Out 1 » avait disparu avant que son producteur Stéphane Tchal Gadjieff n’en récupère les droits à la fin des années 80. Jamais vraiment distribué au cinéma, il n’existait qu’en cassettes VHS, ou dans sa version courte « Spectre », montée en 72, pour pouvoir exploiter le film en salles.
Jalon important dans le parcours de Rivette, cumulant 12h40 de durée à lui seul, « Out 1 » éclaire les autres films du réalisateur, qui se nourriront de cette expérience sans précédent, et reviendront fréquemment à elle. Forcément « inabouti » et sinueux, en grande partie basé sur l’improvisation des acteurs ou les apparitions d’amis proches (Fabian, Lonsdale, Moretti, Laffont, Léaud, Ogier, Berto, mais aussi Rohmer, Schroeder et Doniol-Valcroze), « Out 1 » est avant tout un work in progress ludique, un échiquier narratif très ouvert, l’œuvre d’un équilibriste et de sa troupe. S’y côtoient des éléments très datés (le théâtre libertaire des années 70), et une conception de la narration des plus contemporaines. Le récit devient davantage un dispositif et un espace de jeu qu’une construction bien bouclée.
« Out 1 : Noli me Tangere » est donc une expérience, assez inédite – si l’on considère sa longueur, ses conditions express et modestes de tournage – de film roman au processus très expérimental, inspiré de la littérature feuilletonesque française du 19eme. Le film s’écrit au fur et à mesure, à partir d’une trame narrative liminaire, au gré de situations de rencontre entre les personnages, qui sont autant de tremplin pour l’improvisation et le jeu spontané des acteurs. On y suit deux intrigues liées par autant de points de convergence que d’évitements. D’un côté, les répétitions de deux troupes de théâtre, dans la plus pure lignée du théâtre expérimental des années 60-70 (du Living Theater ou de ses pendants français), et autour, les itinéraires de deux figures marginales, deux enfants gavroche des rues, astres un peu lunaires et mélancoliques du récit. L’un est Colin, un jeune « sourd-muet » interprété par Jean-Pierre Léaud, qui mène une existence très solitaire. Le jeune homme erre, un harmonica en bouche, et tente de percer le secret d’une société clandestine, appelée « les Treize » (et inspirée du roman « Histoire des Treize » de Balzac), sans que l’on sache si celle-ci existe vraiment, ou si Colin l’a imaginée pour tromper son désœuvrement. L’autre, c’est Frédérique, la délinquante effrontée jouée par Juliet Berto. Figure jumelle de Colin, occasionnellement transformée en garçon, elle évolue non loin de lui sans jamais le rencontrer. Frédérique découvre à son tour des lettres censées appartenir à cette organisation, et se livre à une tentative d’extorsion.
La troupe dirigée par Thomas (Michael Lonsdale), durant des exercices d’improvisation sur « Prométhée enchaîné » d’Eschyle
Mais par dessus tout, les personnages et les intrigues, il y a Paris. Un Paris contemporain, mais aussi un peu anachronique, encore fait de petites rues, de cours, de toits zingués. Un Paris toujours empli des mystères du siècle dernier, fantastique et interlope, même en plein jour. « Out 1 » est un jeu de pistes et de masques, une course à l’énigme avec une myriade de personnages équivoques, qui rodent les uns autour des autres, comme pris dans les rets de cette société invisible, les Treize, qui semble les aimanter et manipuler leurs destins.
Le film se situe à la charnière des deux courants de l’œuvre de Rivette, entre la partie la plus narrative, et son antipode expérimental plus abstrait. Une sorte de film des films, ouvert comme l’aurait pu l’être « Le Livre » sans fin de Mallarmé. L’intrigue y vaut moins – sa résolution n’étant que le prétexte d’un jeu qui pourrait se prolonger indéfiniment – que le mouvement incessant ou l’atmosphère un peu inquiète que celle-ci autorise. Il se résume essentiellement en une série de trajectoires individuelles, des arabesques libres dans l’espace parisien, comme celles qui étaient déjà à l’œuvre dans le premier long du réalisateur, « Paris nous appartient », et que l’on retrouvera dans « Merry Go-Round », ou bien avec « Le Pont du Nord », au début des années 80. Le film vaut aussi pour le jeu, tout court, pour l’amour des (jeunes) comédiens et de la troupe, une collection bigarrée de tempéraments, de physiques, acteurs et non acteurs confondus, aux jeux plus atypiques que véritablement orthodoxes. « Out 1 » célèbre aussi le plaisir du travestissement, des artifices « théâtraux », des masques… mais sans masques, visages nus, secrets, chiffrés. Une forme de distanciation ludique est également à l’œuvre, à la façon d’un illustré pas toujours vraisemblable ou d’un serial. Il fait écho aux feuilletons de Feuillade, des Vampires à Judex.
Frédérique (Juliet Berto)
« Out 1 » est d’une certaine manière l’acmé du film-rébus cher à Rivette et de l’improvisation grande ouverte. Sa dimension empirique de film en écriture « directe » le rend fascinant, avec ses inévitables errements, ses longues trouées documentaires montrant le travail théâtral, et de l’autre ses pointes de « fictionnalisation » romanesques, un série de tribulations savoureuses qui retendent la conduite du récit. On y voit notamment, dans un clin d’œil très malicieux, le réalisateur Eric Rohmer, pair de Rivette venu comme lui de la critique, et des Cahiers du Cinéma, grimé en érudit de Balzac, cerveau potentiel de cette organisation clandestine, avec une pilosité postiche comme un Mabuse de grand appartement bourgeois parisien. Cette élasticité permanente de l’histoire – faire et défaire le récit, le construire comme un millefeuille écarté – en fait une expérience, plus qu’un chef d’œuvre imposant, à la fois passionnante, charmante, et irritante. Il faut en accepter le libre « amateurisme », la subtilité de la construction, les maladresses ou les hésitations, les zones de confusion et d’inspiration…
OUT est comme un jeu de colin-maillard (Colin étant le prénom du personnage de Léaud), auquel le spectateur se prêtera avec plus ou moins de bonheur ou d’ennui. La durée reste une épreuve, avec une attention et un intérêt forcément inégaux au très long cours du film. L’enjeu narratif se révélera pour l’essentiel n’être qu’un vaste trompe l’œil à ciel ouvert ; une sorte de MacGuffin qui doit davantage à Corneille ou Pirandello qu’à Hitchcock. En ce sens, Rivette propose presque une réversibilité de l’espace réel et du théâtre. Et c’est Paris qui devient, dans son intégralité, une grande scène, un décorum à intrigues. Les trappes s’y déversent les unes dans les autres, sans plus de fond. En somme, un film écran à la marche funambule, qui cite librement la chasse au Snark de Lewis Caroll, et se rallie à sa poésie absurde. « Out 1 » part des répétitions entre les quatre murs d’un obscur petit théâtre de quartier, pour résonner et s’amplifier à chaque coin de rue, angle hasardeux, café ou arrière boutique, chambre de bonne ou zinc des toits.
Le Philosophe Warok (Eric Rohmer)
La beauté du travail de Rivette, vient de la synthèse personnelle qu’il réalise entre sa sensibilité Nouvelle Vague (le goût des extérieurs « documentaires » et du direct, y compris dans le jeu improvisé) ; sa volonté « avant-gardiste » d’expérimenter sur la structure du film et sur sa durée ; et enfin son amour pour le théâtre et le cinéma « primitif », au sein duquel se recoupent les fantaisies légèrement surréalistes du feuilleton, la commedia dell’arte, le vaudeville, la tragédie, les doubles fonds baroques. Ce syncrétisme artistique, indépendamment de la cohérence de chaque film, de leur aboutissement possible ou « impossible » comme ici, rend la production de Rivette passionnante, tant pour son ensemble que pour ses étapes, comme une recherche dont on embrasserait indifféremment le flux sans forcément éprouver le besoin de statuer en détail sur tel ou tel film.
« Out 1 » comme « Spectre », son pendant condensé (film remonté de 4h15 à partir des 12h40 du premier film ; également édité dans le coffret de Carlotta) ne sont certainement pas les films pour lesquels on pourrait employer sans ciller le qualificatif de chef-d’œuvre (ou de « monument »), puisque précisément leur logique de « work in progress » va à l’encontre du film sans accrocs. Ils sont lâche pour l’un, ou compacté pour l’autre, jusqu’à en devenir un peu ésotérique. On peut même arguer que les deux films qui les encadrent, « L’amour Fou » en 68, et « Céline et Marie… » en 74, peuvent prétendre plus naturellement à ce titre, car ils offrent un meilleur dosage entre tenue narrative et « fugue » expérimentale. Néanmoins, replacés dans le cheminement créatif de Rivette, « Out 1 » est assurément un film clé essentiel, une sorte de grand cœur déployé avec ses capillarités un peu folles, qui contient toute l’œuvre gonflée en éventail, une boucle en « déroute » qui joue en complémentarité mais aussi en opposition, bien trop singulière pour tout à fait se fondre dans la filmographie. Tout au long de sa période de création la plus aventureuse, disons de 68 à 81, Rivette aura cultivé cette alternance, entre des films « expériences », et des films narratifs plus construits, qui faisaient la synthèse des précédents, et de leurs tentatives. « Duelle » et « Noroit » furent un autre exemple de diptyque et d’avancée en deux temps (encore produits par Tchal Gadjieff), mais cette fois-ci inversé, avec un film très maîtrisé suivi par une expérimentation très ouverte. Au cours des années 80 et 90, la facture des films de Rivette semblait s’assagir un peu plus, tendant plus régulièrement vers le classicisme ou l’adaptation (« La Belle Noiseuse » et « Jeanne… »). Mais pour autant, le réalisateur ne cessait d’expérimenter les registres et les genres (vaudeville, comédie musicale, espionnage…) avec beaucoup d’adresse, d’humour, et de créativité. Encore aujourd’hui, il suffit de regarder « La Bande des Quatre », « Haut Bas Fragile », jusqu’au sursaut fantastique et érotique de « Histoire de Marie et Julien » en 2003, pour mesurer combien Rivette est resté un cinéaste plein de malice et d’invention. Toujours délicieusement et délibérément Out.
Jacques Rivette « Out 1 : Noli me Tangere », 1971
Le film est ressorti en salles depuis le 18 novembre 2015, distribué par Carlotta (également éditeur du coffret).
L’édition combo 6 BD/ 7 DVD contient outre les huit épisodes de « Out 1 : Noli me Tangere », restaurés et encodés en HD, la version courte « Spectre » et le documentaire de Robert Fischer et Wilfried Reichart, "Les Mystères de Paris : "Out 1" de Jacques Rivette revisité". Réalisé en 2015, il vaut principalement pour les extraits des entretiens filmés de Rivette en 72 (par Wilfried Reichart) et en 90 (par Karlheinz Oplustil) pour la WDR.
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