Au-delà davoir marqué le fantastique de son empreinte indélébile en bouleversant les codes instaurés notamment par la série des Universal Monsters et distillant une part de suggestion dans l’épouvante (La Féline, Vaudou), Jacques Tourneur sest en outre essayé à divers genres avec tout autant de succès. Westerns (Le Passage du canyon), récits daventures (La Flèche et le flambeau) ou encore polars (La Griffe du passé, chef-d’œuvre à linfluence considérable), autant de domaines dans lesquels le cinéaste dorigine française excelle au sein de la machinerie hollywoodienne et ce, durant plus de trois décennies. En 1951, la même année que son film de pirates La Flibustière des Antilles, il senvole pour la Grande-Bretagne afin de tourner sous l’égide de la RKO Circle of Danger, un thriller scénarisé par Philip MacDonald (à la plume, entre autres, sur Rebecca) daprès son propre roman. Hanté par le spectre dAlfred Hitchcock (autre Européen qui réussit alors sa carrière américaine), puisque lon retrouve également à la production Joan Harrison, autrice des scripts de Correspondant 17 ou Soupçons, le long-métrage sancre dans le contexte de lAprès-guerre. LAméricain Clay Douglas (Ray Milland) débarque en Angleterre afin d’éclaircir les conditions de la mort de son frère, seule victime d’une mission spéciale en France. Il rencontre un à un les membres de son commando, qui prétendent tous ne rien savoir. Lhomme est de plus en plus persuadé que la clé du mystère est là et que ces compagnons d’armes ont sans doute une bonne raison de se taire. Désormais disponible dans la collection Make My Day ! de Studiocanal, LEnquête est close, de son titre français, développe en creux une passionnante double lecture bien plus personnelle pour son auteur quil ny paraît.

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Ce « cercle du danger », le cinéaste lorchestre de la plus littérale des manières. Son héros est baladé dun indice à lautre, dune note manuscrite à une liste émise par larmée, sans jamais se défaire de la poignée de personnages quil croise, suspects ou simples connaissances, préfigurant ainsi le message maudit passant de main en main dans son Rendez-vous avec la peur (1957). À limage, cette boucle infernale se traduit notamment par lomniprésence des surcadrages durant les séquences en intérieur. Une pièce renferme une porte qui elle-même mène à une autre pièce, telle cette salle de danse au beau milieu dune demeure bourgeoise, dans une logique darchitecture gigogne piégeuse et vertigineuse. Le témoin oculaire du meurtre révèle dailleurs quil assista au drame à travers une fenêtre. Les secrets ne sont jamais réellement dissimulés et il suffit de guetter la profondeur de champ, de disposer des bonnes clefs analytiques, afin dy pénétrer. Clay Douglas, incarné par Ray Milland vu dans Le Crime était presque parfait (lombre dHitchcock encore et toujours), Une âme perdue, et futur réalisateur de Panique année zéro, campe un protagoniste littéralement prisonnier de sa mémoire. Lhomme, constamment en retard à ses rendez-vous, ne sinscrit jamais dans le présent, trop obsédé par le souvenir des proches quil a perdu (orphelin il éleva seul son jeune frère). Son enquête ne passe que par lexcavation métaphorique ou non, de reliques du passé, « out of the past » pour paraphraser le titre du classique de Tourneur. Le héros travaille à bord dun bateau où des plongeurs remontent du tungstène (lui permettant de payer son périple en Europe), des mineurs surgissent des profondeurs pour lui délivrer des indices, et cest une balle extraite du crâne de son cadet qui lui dévoile le pot aux roses. Pour mettre à jour les secrets, il faut sans cesse creuser, dans le sol, les corps, voire dans le plan lui-même. Chacun des profils quil interroge, représentant une classe sociale différente, du prolétaire à laristocrate, selon le critique Charles Tesson dans son interview présente en bonus, entretient un lien particulier avec lHistoire. Tous sont par exemple danciens soldats – même la jeune Elspeth (Patricia Roc) a servi dans la RAF – et tous sont incapables de passer radicalement à autre chose. Jean-Baptiste Thoret relève dailleurs dans sa préface lomniprésence de la Seconde Guerre mondiale dans la filmographie du cinéaste (Jours de gloire, Berlin Express). Cest symboliquement le son dune pendule qui accompagne finalement la découverte de la vérité, comme si le temps pouvait dès lors reprendre son cours normal, avant quun ultime affrontement au cœur dune lande désertique en forme de no mans land, ne vienne enfin apporter la paix à Douglas. Une page vierge est alors prête à être écrite. Ou comme le dit Thoret, ce nest pas tant la conclusion de lenquête qui compte, mais le voyage effectué pour se débarrasser de linévitable emprise de cette « griffe du passé ».

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Le périple géographique du protagoniste, qui le mène des côtes de Floride jusquaux Highlands, se double dun saut dans le temps. Pour Jacques Tourneur, le retour en Europe, motif quil rejouera dans Rendez-vous avec la peur, cette fois accompagné dune réminiscence du fantastique qui a fait sa renommée, est loccasion dexplorer les mystères du Vieux Continent perçus à travers les yeux dun Américain. La Grande-Bretagne se retrouve traitée comme une terre de secrets et de magie, sensation accentuée par les ombres expressionnistes dOswzald Morris. Le chef opérateur du Limier, Lolita ou Dark Crystal, préfigure ainsi par sa seule lumière, les ruines de Stonehenge, les traités de démonologie et autres runes sacrées du thriller de 1957. Ce héros exilé loin de sa patrie, écho probable à lexpérience vécue par le cinéaste, va renouer involontairement avec ses ancêtres. Etats-Unien « pure souche », reçu avec autant dadmiration que de méfiance par les locaux qui nhésitent pas à le comparer à Christophe Colomb, Douglas se plonge de facto dans son propre passé à mesure quil arpente l’île. En sondant les origines britanniques de lAmérique, il effectue également une expérience quasiment mystique. Sa relation touchante avec Elspeth le renvoie ainsi à lhistoire de Mary Stuart, et sa découverte dun loch ancestral éveille en lui une sensation de dé-vu. Plus encore, la ritournelle écossaise qui lui trotte dans la tête et qui constitue la clef de l’énigme (motif également présent dans Night of the Demon) agit tel un inconscient refoulé qui refait surface. La vérité est là, en lui, depuis le départ, simplement floue, imprécise, et ne demande qu’à resurgir. Cet air traditionnel porte un nom : The White Heather, soit « la bruyère blanche ». Référence ironique aux allergies développées par la jeune femme, ce titre est surtout celui dun film de 1919 signé Maurice Tourneur, le père du réalisateur. La boucle est bouclée. En retournant en Europe, le metteur en scène renoue avec son histoire familial et avec les sources (littéraires, picturales mais aussi mythologiques) dun art dont il est passé maître. Circle of Danger, véritable enquête intime où les souvenirs sont autant dindices intérieurs, cache en son sein une enquête généalogique. En découle une œuvre éminemment personnelle que l’auteur de La Féline ne cessera dexplorer tout au long de sa carrière, comme si lui aussi, tout comme Clay, ne pouvait se sortir de cette ronde mémorielle.

Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Studiocanal.

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A propos de Jean-François DICKELI

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