Little Odessa est réédité en Blu-Ray par Metropolitan Video.
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On a bien sûr appris et compris très tôt que ce premier long métrage de James Gray restituait quelque chose de l’histoire personnelle de son auteur – comme bon nombre de films qu’il réalisera ensuite. Mais il est intéressant de le redécouvrir – ou de le découvrir – après la sortie récente d’Armageddon Time, car, avec celui-ci, une boucle se dessine.
Un motif important de Little Odessa est le cinéma lui-même. L’un des protagonistes, Reuben Shapira (Edward Furlong), âgé d’environ 13 ans, assiste à une projection dans une salle. Il y a là une mise en abîme formelle, mais aussi thématique. L’œuvre projetée est Vengeance Valley, un western de Richard Thorpe (La Vengeance est à moi, 1951). Dans l’extrait choisi, un père se lamente du mal qu’il pense avoir fait à son fils dans le passé, et prend sa part de responsabilité alors que les armes ont parlé et ont tué celui-ci. Ce père pourrait être Arkady Shapira (Maximilian Schell), père de Reuben, à qui Gray fait dire ce qu’il ne dira(it) pas. À ce moment-là, la pellicule brûle, un trou semble l’abîmer. Il y a ici, probablement, une autre référence, plus implicite… Une référence à Two-Lane Blacktop de Monte Hellman (Macadam à deux voies, 1971) où des coureurs automobiles font face à la mort.
Gray a toujours revendiqué l’influence exercée sur lui par le Nouvel Hollywood. Macadam à deux voies en fait partie. Comme Taxi Driver (1976), dont il y a des échos dans Little Odessa. Du fait de cette scène dans une salle de cinéma – et il y en a d’ailleurs une autre. Mais également de par la façon dont les deux œuvres commencent et se terminent. Des plans montrent le protagoniste meurtrier et donnent la sensation que le film renvoie globalement à son univers psychique, à son intériorité. Chez Gray, ce personnage central est le frère aîné de Reuben, Joshua, un tueur à gages (Tim Roth). Dans le premier plan de Little Odessa, plan qui plonge le spectateur in medias res – au cœur du récit -, le visage de Joshua apparaît. Il est dans l’obscurité, seul un œil est éclairé. Il s’agit probablement de révéler le regard acéré de celui qui doit viser vite et juste avec son pistolet, mais aussi de renvoyer au dispositif de projection cinématographique. Une autre scène montrera, peu après, de la même façon, ce visage de Joshua. Et davantage d’exemples pourraient être donnés en référence à Taxi Driver, comme ce moment où le tueur surveille de loin, dans sa voiture, son ancienne amie Alla Shustervich qui se trouve derrière la vitrine d’un magasin…
Comme il le fera dans ses films ultérieurs, Gray traite dans son premier opus de conflits intrafamiliaux, de tensions et d’affrontements entre groupes ou communautés, de la figure du paria, et situe son récit dans un quartier où il a en partie grandi.
Les impératifs de son activité – il doit exécuter un joailler iranien – obligent Joshua à retourner à Little Odessa, située à Brooklyn, un territoire où il n’est pas le bienvenu. Il est rejeté par son père qui ne voit en lui qu’un criminel et est menacé par la mafia locale, composée de Russo-Ukrainiens, et notamment par le parrain Boris Volkoff. La famille Shapira est juive. Joshua en est donc exclu et il ne semble pas intéressé par la religion, ses rites, ne pas même vraiment les connaître, ou pas tous – étrangement, il sait ce qu’est une Bar Mitzvah, mais pas ce qu’est le Kaddish ! En même temps, il est un Juif – un réprouvé – au sein de la mafia de Little Odessa. Volkoff et la plupart de ses acolytes, pour ce que nous comprenons de la situation, ne sont pas juifs. Dans une conversation avec Reuben, Joshua a l’occasion de signifier que, en tant que Juif, lui-même est condamné à errer. Les deux protagonistes sont alors dans la chambre de l’adolescent. Il n’est pas anodin que, au moment où il dit cela, Joshua soit filmé devant un amas de valises, de cartons – comme si la famille Shapira était dans une situation de départ, de déménagement…
Le conflit entre Joshua et Arkady va très loin. Le père a l’habitude de frapper son fils Reuben – avec une ceinture, ce qui sera représenté aussi dans Armageddon Time -, ainsi qu’il semble l’avoir fait avec l’aîné. Celui-ci, pour lui donner une leçon après avoir constaté que Reuben porte un hématome au visage, simule une exécution et le castre symboliquement. Il l’emmène sur un terrain vague et lui ordonne de baisser son pantalon. Il se place derrière lui et appuie son arme de poing sur l’arrière du crâne.
Pour ce qui concerne la relation entre Reuben et Joshua, on voit qu’elle est subtilement travaillée par Gray et qu’elle évolue à travers le temps. Joshua se montre froid, distant. En même temps, il en vient à jouer avec son cadet. Celui-ci ayant déserté le lycée, il lui conseille de reprendre les cours.
De son côté, Reuben manifeste clairement son attachement à son frère. Il lui dit : « Je t’aime » – ce à quoi Joshua ne répond pas. Il l’admire et cherche à l’imiter. Une scène importante, de ce point de vue, est celle où le jeune garçon assiste à l’exécution du bijoutier iranien et à l’incinération de son cadavre (*). Le revolver ayant servi à l’assassinat est abandonné par terre, et Reuben le ramasse et le conserve – ce qui, du point de la vraisemblance, ne tient pas franchement ! De retour chez lui, l’adolescent joue avec l’arme, la manipule. Il n’apparaît pas dans le champ, son ombre si. Une belle manière de créer un foreshadowing, c’est-à-dire d’annoncer, de préfigurer le drame dont il sera victime.
Joshua reste plus qu’il ne faudrait à Brooklyn, car sa mère Irina (Vanessa Redgrave) est malade, puis parce qu’elle décède. Volkoff et ses sbires cherchent à l’éliminer, et cela donne lieu à une scène impressionnante dans un quartier labyrinthique de petites villas – Alla Shustervich habite l’une d’elles. Le tueur à gages s’en sort, mais la jeune femme et Reuben sont tués. Celui-ci l’est, accidentellement et tragiquement, par un mafieux qui est plutôt là pour venir en soutien à Joshua. La balle qui a atteint l’adolescent fait un trou dans un drap blanc suspendu par Alla. Ce drap rappelle ce qui avait été vu sur l’écran de cinéma, lorsque la pellicule du film de Richard Thorpe avait brûlé. Il renvoie au dispositif cinématographique autant qu’il apporte une connotation de pureté pour signifier que des innocents sont sacrifiés. Cette figure est probablement inspirée par une scène de Heaven’s Gate (La Porte du Paradis, 1980) de Michael Cimino : celle où le tueur Nathan D. Champion (Christopher Walken) tue un fermier en tirant à travers un drap et en le trouant donc.
Nous avons toujours été frappés en voyant les corps d’Alla et de Reuben. Nous ne savons pas si des personnes debout et immobiles qui sont tuées par balles peuvent se retrouver au sol dans la position dans laquelle elles sont : certains membres quasiment retournés. C’est en fait, à notre sens, une manière symbolique de représenter une situation de démembrement familial. Il se trouve que dans The Yards (2000), le deuxième film de Gray, la position du corps d’Erica, qui fait une chute mortelle, ressemble fort à celle décrite ici.
Ce que fait Joshua après la mort de son jeune frère ne laisse pas d’étonner. Il emmène le corps enveloppé dans l’un des draps d’Alla et le brûle comme il l’avait fait avec le corps du bijoutier exécuté. Puis il reste enfermé momentanément au volant de sa voiture – c’est en tout cas ainsi que le montre Gray et qu’il termine son film. Dans un plan apparaît à ce moment ce qui pourrait se former en l’esprit du protagoniste survivant : la mère est au bord de son lit en compagnie de ses deux enfants. Une figure fortement œdipienne puisque le père est écarté.
Le spectateur se rappelle alors probablement ce qu’avait déclaré le tueur quelque temps auparavant : « Pas de corps, pas de crime ». On peut considérer que Joshua adopte ses méthodes habituelles de tueur, de façon quasi mécanique, et manifeste simultanément une volonté désespérée d’effacer le terrible drame, de se donner l’impression qu’il n’a pas eu lieu. Mais nous ne pouvons nous empêcher de nous dire qu’un enfant juif est brûlé, anéanti, et que, en ce sens, ce que dit Arkady – qui pourtant est responsable de la désintégration de sa famille – a quelque chose d’au moins partiellement juste : Joshua est un agent destructeur.
Little Odessa, qui obtint, entre autres récompenses, Le Lion d’Argent à la Mostra de Venise 1994, est l’un des films les plus réussis, les plus importants de Gray.
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*) Reuben est montré à plusieurs reprises comme un témoin assistant à des événements qu’il ne devrait pas voir. L’un de ceux-ci est un échange entre son père Arkady et sa mère Irina, alors qu’ils sont au lit. Les deux adultes sont visibles à travers l’embrasure de la porte de leur chambre – il s’agit d’un surcadrage. Arkady essaie de soulager sa femme qui, malade, souffre le martyre. La situation est constituée de telle manière que l’on pourrait croire qu’ils font également l’amour. Arkady s’aperçoit que Reuben les regardent et lui dit de fermer la porte, d’aller se coucher. De nombreuses scènes sont, chez Gray – par exemple dans The Yards (2000) et We Own The Night (La Nuit nous appartient, 2007) -, représentées à travers un cadre dans le cadre, ou avec, visible dans le champ, l’embrasure d’une porte ou un morceau de mur. Qu’elles soient vues concrètement par quelqu’un ou pas, elles prennent la dimension d’un moment, d’une action observés par un témoin.
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Le Blu-Ray comporte comme supplément un entretien exclusif donné par James Gray à Nicolas Rioult (2022, 27mn).
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