Retour sur l’œuvre de Jan Švankmajer, artiste et cinéaste tchèque né en 1934, membre du groupe surréaliste pragois, à l’occasion de la sortie en livres-dvd de quatre longs métrages qui combinent tous prises de vues réelles et techniques d’animation. Cette sortie répare une injustice, puisque les films étaient quasiment inédits en France en dvd comme en salles en dehors de programmations spécialisées. Le cinéma d’animation dit « d’auteur », hors images de synthèse et gros studios, souffre encore d’un manque de visibilité et de (re)connaissance publique, même si de belles exceptions démentent parfois ce constat : les films de Michel Ocelot, de Jean-François Laguionie ou plus récemment celui de Sébastien Laudenbach. Cette deuxième collection Œuvres qui fait suite à celle de Paul Vecchiali chez La Traverse, permet de découvrir enfin, et dans de véritables éditions, les longs métrages majeurs de Švankmajer (sauf Alice, déjà édité, et Faust, disponible en import), y compris Šileni (Les fous) et Survivre à sa vie, deux films assez rares sur lesquels on reviendra prochainement.
Les possibilités du dialogue, court-métrage de 1982
Venu du théâtre de marionnettes qui connaissait un nouvel essor sous le régime soviétique dans les années 60, mais aussi de la Lanterna Magika des frères Radok, Jan Švankmajer est connu pour la production de courts métrages qui l’a consacré dans le circuit du film d’animation. A la fin des années 80, il évolue vers la réalisation de longs métrages et réalise son film, et premier long le plus connu à ce jour, Alice (ou Quelque chose d’Alice) (1988), une libre adaptation de Lewis Caroll.
Refusant toute spécialisation et se définissant avant tout comme un artiste, Švankmajer combine dans l’esprit des collages et assemblages surréalistes toutes les techniques inimaginables et possibles ; des moyens qui viennent autant du théâtre et des arts plastiques que du cinéma à proprement dit. Collage, peinture, papiers découpés, décors, masques, costumes, marionnettes, objets, plasticine, acteurs, pixilation… A cela s’ajoutent, un travail méticuleux des bruitages et de la bande-son (des bruits organiques, de mastication, de couinements divers) et une utilisation sur-expressive du montage, digne des pionniers du cinéma russe comme Eisenstein ou Vertov (avec une majorité de plans très courts qui délient la continuité des prises de vues « réelles » pour les confondre avec le rythme des passages animés).
Otesánek, 2000 | à droite, peinture d’Eva Svankmajer
Chez Švankmajer qui a adhéré au surréalisme, tout relève simultanément de la réalité et de l’irréalité : l’expression des désirs et pulsions, du rêve, d’un inconscient libérateur ou d’une prédation carnassière. Son cinéma est une sorte de collage généralisé, hybride, tactile, et même viscéral. Il procède indifféremment des êtres et des objets, du modelage et de l’assemblage. Le montage et l’animation du cinéma sont les prolongements « audio-visuels » de cette logique du collage poétique. En somme, le cinéma permet à Švankmajer d’englober toute sa production plastique bi- et tridimensionnelle, sans aucune limitation, et en lui apportant surtout une vie inédite.
Contrairement au surréalisme « orthodoxe », français et international, le surréalisme tchèque authentiquement subversif (donc longtemps interdit et censuré) s’ancre profondément dans la réalité pauvre et prosaïque des pays d’Europe centrale, avec la présence allusive en fond, d’un régime et d’une société répressifs. La fin du communisme stalinien libère le pays du joug politique, mais l’idéal consumériste qui se diffuse instantanément, engendre une aliénation subtile. Dès lors, il s’agira pour Švankmajer de redonner aux êtres et aux choses, réifiés par l’utilitarisme social et économique, leurs « animas » poétiques : de faire « conspirer » à travers eux un imaginaire subversif.
les courts-métrages Obscurité, Lumière, Obscurité, 1989 et Les possibilités du dialogue, 1982
Le cinéma de Švankmajer, pour grotesque et fantaisiste qu’il se donne, ne se réduit pas comme on serait tenté de la voir à un spectacle artificiel, virtuose mais de pure forme. Il porte en lui un désir d’émancipation bien humain, qu’il exprime dans l’humour noir, le grotesque et l’autodérision destructrice. Dans le fond, c’est autant la satire de la société qui se joue, que l’examen mi-amusé mi-horrifié de la nature humaine, et de ses aspirations ambivalentes, désirs débridées ou conformisme régulateur.
Les Conspirateurs du plaisir (1996)
Le troisième long métrage du réalisateur est peut-être l’un des plus touchants de sa filmographie et l’un des plus représentatifs de son cinéma. Sa nature transgressive, tacitement politique, apparaît dans le titre. Car malgré la liberté d’expression regagnée dans les pays ex-soviétiques, la quête du plaisir semble relève pour les protagonistes du film de la clandestinité, et quasiment de l’interdit (le mutisme de la fiction, sonore mais sans paroles, en atteste). Une petite poignée d’individus se livrent à d’étranges rituels – deux voisins de palier, M. Pivorika et Mme Loubalovà, une factrice qui aiment les miches de pain, un vendeur de presse féru d’électronique, un bricoleur et sa femme, présentatrice télé – et composent une société secrète, dans laquelle les perversions érotiques des uns alimentent celles des autres, circulant sans fin de l’un à l’autre. Évidemment, cette clandestinité souterraine n’est pas sans évoquer le destin des surréalistes tchèques longtemps empêchés de toute exposition publique, mais le film ne saurait se réduire à cette allusion biographique. Les six « conspirateurs » du film transgressent un ordre bien plus commun en s’adonnant à des plaisirs dissimulés. La norme dont ils s’écartent n’est qu’une forme de censure intégrée, une parade sociale hypocrite.
Švankmajer abhorre les films à thèse et l’idéologie quelle qu’elle soit. Il a l’intelligence de montrer, tel un film à suspense, les préparations cachées des uns et des autres jusqu’aux accomplissements de cérémonies érotiques, qui prennent souvent la forme d’une mascarade grotesque, sublime ou pathétique, sans arrêter ou expliciter un discours. Ce choix de l’allusion, encore ouverte à l’interprétation, rend le contenu et la forme du film d’autant plus subversifs et burlesques. C’est une mise en abyme facétieuse du secret et de l’insaisissabilité à l’échelle du film tout entier.
Les personnages bénéficient tous d’accessoires insolites garants d’un plaisir érotique détourné : des pantins de placard à l’effigie du voisin qu’ils peuvent malmener à merci, des boulettes de mie de pain à ingérer par toutes les cavités corporelles pour se combler, un attirail de rouleaux à pâtisserie recouverts de clous, de papier émeri et de fourrure, et un robot à huit bras plus une neuvième main lubrifiée pour donner corps aux fantasmes télévisuels. L’acmé grotesque a lieu avec la succession des orgasmes, suivie d’un après-coït plus triste qui renvoie chacun à ses trafics solitaires, clin d’œil de reconnaissance en coin, et échangisme des fantasmes à l’horizon.
Le film, à première vue ingrat et peu aimable, tel une accumulation de scènes outrancières, se révèle être d’une construction très maîtrisée, et d’un charme burlesque irrésistible, dû au génie pince-sans-rire des interprètes et au mutisme des situations. Contre toute attente, il livre le portrait très humain d’individus marginalisés qui semblent évoluer aux marges d’une société qui leur est étrangère ; à moins qu’ils n’en composent l’envers fantasmatique. L’ environnement est occulté par leurs monomanies asociales ; des pratiques libératrices pour eux ou des commerces dont ils sont prisonniers, d’une économie tout aussi aveuglante que celle du monde licite. Ce renversement du point de vue et de la logique normée ne fait qu’amplifier l’impression de tristesse qui émane des conspirateurs, et de leur cercle insulaire, comme si le corps social alentour était définitivement atomisé, un spectre vide de désirs et d’attention. En somme, une humanité interdite dont le contrechamp effacé hante en creux le regard des six clandestins.
La séquence d’anthologie voit s’affronter M. Pivorika et Mme Loubalovà, l’un en coq surpuissant, l’autre en dominatrice au masque félin, via leurs pantins interposés. Švankmajer, avec son personnage d’homme-oiseau fantastique (ses ailes faites (tiens donc !) de parapluies cousus entre eux), rend hommage au plus inventif et polyvalent des artistes surréalistes, Max Ernst. Il en cite le roman-collage, œuvre séminale du mouvement : l’inépuisable Une semaine de bonté de 1934. On pourrait s’aventurer à dire que sous son aspect lubrique, monstrueux et presque farceur, Les Conspirateurs du plaisir est déjà le chef-d’œuvre de Švankmajer, un chef d’œuvre paradoxal d’humanité.
Otesánek (2000)
Après Les Conspirateurs du plaisir, film-guérilla et manifeste ludique de résistance perverse, Otesánek adopte une narration à priori plus conventionnelle. Le film est cette fois-ci dialogué, mais il recourt toujours à la pantomime burlesque, expressive et corporelle, venue du muet. Il reprend un conte du 19ième siècle, écrit par Karel Jaromir Erben. Otesánek, est une souche de bois qui finit par prendre vie, et devient un enfant-ogre insatiable, dévorant tout sur son passage, père et mère compris. C’est d’abord l’épouse du réalisateur, Eva, également artiste et collaboratrice régulière de Jan, qui adapta le conte dans un style illustratif et pictural proche de l’art « naïf » des illustrations populaires. Švankmajer, séduit par le sujet développa en parallèle un projet d’adaptation en long-métrage, et intégra finalement le travail de sa femme dans son propre film. La séquence est traitée en papiers et gouaches découpés. C’est comme si le conte original illustré, mis en abyme dans le récit, se reproduisait dans la réalité, faisant du film une poupée-gigogne narrative.
Le film Otesánek narre les déconvenues d’un couple, les Horák, qui ne parviennent pas à avoir d’enfant. Durant un séjour à la campagne, le mari excédé, offre à sa femme la souche d’un arbre qu’il vient d’abattre, élaguée et vernie, parce que ce tronçon de bois lui évoque irrésistiblement le corps d’un nourrisson. Mais l’obsession maternelle de son épouse est telle que le bout de bois en vient à s’animer, grossissant démesurément pour développer un appétit omnivore. Bientôt, des disparitions mystérieuses surviennent dans l’immeuble des Horák, secoué par les borborygmes du nourrisson.
Le thème de la monstruosité enfantine, assez rare excepté dans le cinéma horrifique (Le monstre est vivant de Larry Cohen en est l’exemple plus loufoque, à côté d’X enfants maléfiques plus convenus, et de la gestation ambigüe de Rosemary’s baby) trouve un traitement inédit ici. Il donne l’occasion au cinéaste de déployer son obsession première pour la nourriture et la dévoration carnassière, loin d’être anodine dans ce contexte, soit qu’elle renvoie à la dénutrition persistante des classes populaires dans les pays de l’ex-bloc soviétique, ou au contraire, à la promesse (pornographique) d’abondance vantée à la télévision par l’industrie consumériste. Le peu et le trop se mordent la queue, le goût et l’aversion, la sur et la sous-alimentation, l’humanité et l’animalité première. Tandis que certains avalent des ragouts de clous, liquides et inconsistants, leurs voisins les Horák se rompent le dos dans l’escalier, les sacs à dos débordant de viande, pour qu’Otesánek ne dévore plus les visiteurs de l’immeuble. La monstruosité tout à fait ingénue d’Otesánek est en définitive plus sympathique que le masque civilisé que chaque adulte arbore, une fois tué ou refoulé en lui le monstre de facétie et d’appétence imaginaire (ou bien réelle) qu’il fût dans son enfance.
Le tableau pourrait être très moral si Švankmajer ne poussait pas toutes les situations dans leurs retranchements, des pics outranciers aux pentes toujours réversibles. Pas de délimitation moralisante du bon monstre contre la civilité, l’éducation répressive, ou bien le Léviathan politico-économique, ni de partage entre l’horreur innocente et l’horreur intolérable. Ce défaut de jugement univoque, fait que Švankmajer reste dans le domaine de la fable humaine, subversive car sans tabous, où l’on peut rire de tout, s’émouvoir et s’horrifier simultanément du vieillard pédophile qui manque de peu l’arrêt cardiaque à chaque fois qu’il entrevoit la culotte de la petite voisine effrayée, en montant à ses trousses l’escalier. C’est une vitalité comique qui l’emporte, et fait inversement de la tare ou de la perversion, un principe d’empathie et d’humanité.
S’il réalise un film d’une densité formelle et comique vertigineuse, Švankmajer parvient aussi avec Otesánek à lier avec une sophistication inouïe prises de vues jouées par des acteurs et séquences en animation. La partie animée, pourtant limitée dans le film (bout à bout jamais plus qu’un court métrage de quelques minutes), est tellement bien intégrée dans la construction dramatique et formelle, qu’elle donne l’illusion que le film entier est animé – le montage surdécoupé et rythmé des autres séquences renforce ce simulacre d’un tout organique. C’est l’originalité qui distingue Švankmajer (le réalisateur pense indifféremment la totalité du film comme un montage animé) par rapport aux longs métrages qui incluent des séquences en animation parfois prodigieuses, mais d’un génie trop isolé. Avec Otesánek, le réalisateur crée aussi l’une de ses marionnettes – un chef d’œuvre d’anthropomorphisme digne de l’art brut, à la croisée de Pinocchio et d’Eraserhead – la plus sidérante et comique de toute sa carrière : une loupe en guise de bec, alternativement bouche dentée ou cavité cyclopéenne, et des menottes en fagots de branches comme autant de doigts joueurs ou de tentacules voraces.
Otesánek est aussi un film-somme, un récapitulatif inventif dans lequel Švankmajer s’amuse à citer ses films précédents : l’atmosphère fantastique et inquiétante du court-métrage Dans la cave et évidemment son long métrage Alice, à travers le personnage espiègle d’Alžbětka, la petite voisine, véritable héroïne du film, qui rassemble à elle-seule plus de discernement que tous les adultes de l’immeuble. De tous les longs métrages de Švankmajer, Otesánek est peut-être, pour toutes ces raisons le film le plus immédiatement accessible et séduisant dans ce format – une porte d’entrée vivement conseillée pour les nouveaux-venus ou pour les amateurs des courts métrages.
Boni et livre :
le très beau cartonnage des livres-dvd avec la reproduction des affiches originales en couverture, avec à l’intérieur, des albums photographiques se déployant sur une cinquantaine de pages (photogrammes et photographies de tournage), entrecoupés par des écrits de Jan Švankmajer, font de ces éditions des objets soignés et singuliers.
La partie compléments très généreuse comprend de multiples entretiens avec des collaborateurs et spécialistes du cinéma de Jan Švankmajer : le critique et historien du cinéma d’animation Pascal Vimenet ; le poète, réalisateur et traducteur Bertrand Schmitt ; la traductrice Anna Pradová. Le bonus Un match de Hockey, un court entretien avec Anna Pradová repris dans chaque dvd, est une introduction à l’œuvre de Švankmajer, et aux aléas que le réalisateur a rencontrés en se frottant à la censure communiste.
les essais de Kristina Adamcová dirigés par Jan Svankmajer
L’œuvre de Švankmajer est « politique » mais se garde de toute affiliation et idéologie. On pourrait dire que le simple fait de revendiquer une liberté d’expression, plastique comme thématique, même en l’absence d’un contenu ouvertement politisé, est déjà en soi un acte de résistance « politique ». La censure communiste ne s’y est pas trompée puisqu’elle a condamné les avant-gardes et le formalisme, au profit d’un art idéologique, le réalisme socialiste, doctrine on ne peut plus opposée à l’imaginaire surréaliste…
Le dvd d’Otesánek contient en outre d’excellents documents de travail : les bouts d’essai de Kristina Adamcová pour le rôle d’Alžbětka, avec les rushs du casting et la longue répétition d’une scène, dans laquelle on peut mesurer le degré de précision exigée par le réalisateur, et l’intelligence précoce de la très jeune actrice.
« Les conspirateurs du plaisir » (1996) et « Otesánek » (2000)
livres-DVD disponibles depuis février 2017 chez La Traverse dans la collection « Œuvres (Švankmajer) »
Les principaux courts-métrages sont disponibles en 3 volumes chez Chalet Pointu
Leur intégrale existe en import anglais dans un coffret édité par le BFI.
Alice (1988) est édité par Malavida en dvd | Faust (1994) n’existe qu’en import Z1 chez Kino
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