Je suis vivant (La courte nuit des poupées de verre en italien) le chef d’œuvre d’Aldo Lado a beau être régulièrement qualifié de giallo, il n’en est absolument pas un. Certes une bonne part du cinéma populaire italien des années 70 a tendance a brouiller les pistes grâce à son fantastique diffus et ses motifs communs : une réalité sur le fil qui rejoint l’inquiétante étrangeté, des énigmes, une mémoire qui se fissure, un certain fétichisme formel. Ici, l’enquête dans lequel Grégory, héros de Je suis vivant, s’égare parallèlement à sa disparition dans le décor n’est pas sans rappeler bon nombre de giallos de la même période. La narration qui avance d’arcanes en arcanes, laissant le héros de plus en plus désemparé et solitaire n’est pas sans rappeler celle de l’Argento de Profondo Rosso, mais également de Suspiria lorsque s’ouvrent les portes de l’inconnu : pénétrer au-delà du miroir, c’est exactement ce que fait le héros de Je suis vivant en ouvrant le rideau rouge du Klub-99, pris dans le mouvement irrésistible de l’indicible et du vide. C’est à un autre œuvre aussi inclassable dans son sens de l’occulte de la perte de pied que se rapproche le plus Je suis vivant : le formidable et méconnu Le parfum de la Dame en noir de Francesco Barilli dans lequel une fragile Mimsy Farmer à l’enfance meurtrie la voyait remonter à la surface jusqu’à l’épouvante.
Je suis vivant est une œuvre qui se construit en formes dont la singularité et l’aspect sibyllin s’offrent comme des leit-motiv dont nous ne comprenons pas le sens, qui agissent sur le spectateur comme des supports symboliques envoutants, incitant à la tentation de leur traduction. Les lustres scintillants et les mouvements circulaires poussent au vertige, suggérant à la foi la reconstruction de la mémoire du héros par bribes, par images successives et une vision ésotérique du réel.
Le principe de départ de Je suis vivant renverrait explicitement à l’argument initial « une histoire racontée par un mort » de Boulevard du Crépuscule. Mais si Gregory Moore a toute l’apparence du trépassé, les yeux grands ouverts, inerte, incapable de bouger aucun de ses membres, il est bel et bien vivant, cherchant à se faire reconnaître en tant que tel avant qu’il ne soit trop tard ; aussi Aldo Lado s’éloigne de Billy Wilder pour élaborer un élément de tension particulièrement intense : Gregory parviendra-t-il à donner une preuve de son état de vie avant d’être enterré ? Il recolle les bribes de ses souvenirs, à la fois pour maintenir éveillé sa conscience et faire son enquête – intérieure – sur ce qui mena à cet étrange état cataleptique.
L’atmosphère déliquescente de Je suis vivant découvre le mystère d’un univers d’aristocratie décadente, ou l’angoisse et l’entre-deux polanskiens se confondent à la parabole sur le communisme et ses vestiges vampiriques. Ce monde de morts-vivants, d’assemblées livides qui assistent à des concerts de musique de chambre, silencieux, hagards, débarrassés de toute expression, le visage blanc, a l’allure de la faune fellinienne de Toby Dammit ou de Casanova.
La musique de Morricone installe une douceur pernicieuse, machiavélique entremêlant son sentimentalisme et ses distorsions sonores. L’interprétation est ici particulièrement bonne : un Jean Sorel totalement dépassé par l’aventure qu’il vit, et une géniale Ingrid Thulin en amoureuse abandonnée cherchant à le reconquérir en marchant à ses côtés, l’accompagnant jusqu’au bout des ténèbres. Quant à Mario Adorf, il impose toute sa présence pour incarner le personnage de confiance, ami fidèle et collègue à la grande gueule, dont on ne se méfie pas un seul instant.
Aldo Lado décline le motif de l’ombre jusqu’à l’envoûtement, faisant sortir ses personnages de l’obscurité, ou s’y refugier pour échapper à la lumière lorsque la menace rode et entrouvre une porte. Fuir dans les ténèbres pour devenir invisible. C’est dans cette stylisation poétique qu’Aldo Lado excelle le plus, dans cette faculté de nous emmener de manière quasi imperceptible dans les rouages du songe. Aussi, le montage en paysage mental alterne le présent (le corps inerte à l’hôpital) et les réminiscences qui affluent, souvent de manière désordonné, chaque flash back débutant par une succession d’images comme des décharges électriques, indices subliminaux, que nous essayons de saisir au vol. Ils se complètent un peu plus chaque fois, aidant parallèlement au héros à ajouter une pièce au puzzle, jusqu’à la résolution finale. Nous ne voyons la peinture que dans ses fragments instantanés, successifs, avant qu’elle n’apparaisse enfin dans sa terrible totalité.
C’est un quartier de Prague qui donne son nom au titre original du film, Mala Strana désignant la ville indépendante, sous le château, par opposition à la vieille ville. Fondée en 1258, il fut considéré comme le quartier résidentiel et « riche », accueillant la noblesse pragoise, la caste privilégiée. Toute l’architecture s’en ressent, entre maisons bourgeoises et résidences fastueuses. Ça n’est évidemment pas un hasard, si Je suis vivant est également connu sous le titre « Malastrana » véritable héroïne du film, incarnation démoniaque d’une emprise et d’une oppression. Les détenteurs du pouvoir affirment lutter contre la naissance d’une conscience ; tout désir de liberté doit être combattu, et ceux qui cherchent à s’en échapper seront endormis. La terrifiante beauté de Je suis vivant tient à cette intégration d’une dénonciation du pouvoir totalitaire au sein d’un surnaturel aussi anxiogène que féerique .
Comme il le fera avec Venise dans Qui l’a vue mourir ?, Aldo Lado exploite au maximum son décor, la dimension mystérieuse et magique d’un Prague fascinante, entremêlant féerie et peur panique. Ce Prague occulte se referme comme un piège où chaque lieu « normal » semble receler un secret, comme son miroir maléfique. La ville arbore d’abord sa majesté, son quotidien, aussi, en pleine lumière, apaisante, avant de se révéler dans la splendeur du labyrinthe, celui de Kafka, de la Kabbale, et des monstres, qu’ils soient légendaires comme le Golem ou issus du trauma d’une Histoire ineffaçable. Aldo Lado joue magnifiquement sur ces deux tableaux, l’imaginaire fantastique et la terreur politique. Hélas, un crucifix ne suffit pas à éloigner les vrais démons.
Le Chat qui fume, décidé à n’offrir que des éditions de référence, propose une copie et une restauration qui permettent de voir le film dans des conditions idéales, respectant le grain de la photo tout en en restituant ses couleurs inquiétantes, ouatées ou bleutées, couleurs du rêve. On privilégiera la version italienne à la française.
Outre les commentaires audio d’Aldo Lado et Federico Caddeo le Blu-Ray propose maints suppléments. Dans « Monter les poupées de verre« , Mario Morra, s’attarde sur son entrée dans le métier de monteur, sa collaboration avec Pontecorvo. Il décrit très bien son montage très cut de Je suis vivant qu’il avait expérimenté précédemment mais dans lequel il excella sur ce film en particulier dans ces flashs de mémoire. Enfin il fait allusion à l’expérience catastrophique qu’Aldo Lado connut sur L’humanoïde, éjecté purement et simplement du tournage. « Tchèque et mat » est un entretien de plus d’une 1h30 avec Aldo Lado qui revient sur sa carrière et se rappelle exactement comment s’est élaboré Je suis vivant de sa production à son tournage à Zagreb, à Prague et en Italie. Il n’est cependant jamais aussi intéressant que lorsqu’il évoque la dimension politique du film et la manière dont il traite d’un pouvoir de privilégiés, de vieilles génération se servant de la jeunesse comme des vampires pour les offrir en sacrifice sur l’autel du capitalisme. Il est très émouvant (et amusant) de le voir se mettre en colère contre une situation du monde qui selon lui a empiré et où la jeunesse semble en être l’éternelle victime. L’entretien étant très récent, Aldo Lado évoque notamment le terrorisme islamiste et Charlie Hebdo, rappelant que ceux qui partent faire le djihad ont sans doute aussi fait partie de ces abandonnés.
Dans « Italien une fois, italien toujours » (29′), le co-producteur Dieter Geissler le co-producteur allemande revient sur sa carrière et sa collaboration sur des co-productions italiennes. C’est la même année qu’il produisit Ludwig de Visconti. Il se remémore le tournage de Je suis vivant, tourné à 90% dans une Yougoslavie encore sous l’emprise communiste. « Le producteur sans argent » constitue un beau témoignage des principes de production chaotiques de cinéma de genre à l’époque. Le producteur Enzo Doria raconte ses différentes expériences (et ses débuts avec Bellocchio pour Les poings dans les poches) et parlant du tournage du Aldo Lado rappelle comment il s’est fait arnaquer par un producteur. Résultat tous les chèques étaient en bois, les acteurs n’étaient pas payé. Et Jean Sorel en garde un très mauvais souvenir : il en veut toujours à Enzo Doria de les avoir baladés ainsi.
Nous connaissons tous LA voix des musiques d’Ennio Morricone qui nous a bercés durant des films et des films de ses voluptueuses vocalises, mais il est beaucoup plus rare d’entendre parler et de voir Edda Dell’Orso. L’entretien avec la chanteuse nous permet d’en apprendre un peu plus sur sa carrière. Elle se souvient de sa rencontre avec Morricone, n’est plus vraiment certaine d’avoir vu le film de Lado, mais apprécie énormément la chanson qu’elle a chanté pour Je suis vivant.
Je suis vivant (Short Night of Glass Dolls) (Italie, Yougoslavie, Allemagne, 1971) d’Aldo Lado, avec Jean Sorel, Mario Adorf, Ingrid Thulin, Barbara Bach
Blu-Ray édité par Le Chat qui fume
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