Pour son sixième long-métrage en 1994, Jean-Claude Brisseau, cinéaste cinéphile, veut rendre hommage au cinéma américain et tourne le remake d’un film noir américain de 1940 avec Bette Davis, La Lettre de William Wyler. L’Ange Noir reprend donc un schéma classique du film noir à énigme. Stéphane (Sylvie Vartan), une riche femme du monde, décharge froidement son révolver sur un homme, en plein milieu du salon d’une grande maison bourgeoise de la banlieue bordelaise ; avec l’aide de sa gouvernante, elle arrache ses vêtements et ses bas pour faire croire à un viol. Pourquoi a-t-elle tué cet homme ? A quoi rime toute cette mise en scène ? Le film déploie son énigme à partir de cette scène inaugurale sous la forme d’une enquête que mène l’avocat Paul Delorme (Tcheky Karyo) sur sa mystérieuse cliente.
Brisseau a écrit le film pour Sylvie Vartan qu’il rêvait de faire tourner et en qui il voyait l’équivalent des grandes stars américaines des années 40 et 50. Elle incarne donc LA femme fatale, une femme double, une femme piège, fascinante et insaisissable. Le film multiplie les clins d’œil aux grands films noirs américains classiques, mais Vertigo d’Alfred Hitchcock constitue plus qu’une référence, un véritable leitmotiv : Brisseau filme son héroïne de la manière si particulière dont Hitchcock filmait alors Madeleine-Kim Novak, de profil, hiératique, perdue dans un songe, ou bien par derrière en zoomant sur son chignon. Pour l’enquêteur Paul Delorme -comme pour Ferguson-James Stewart jadis- Stéphane Lefeuvre surgit comme une apparition et il tombe évidemment amoureux de cette femme iconique et fantomatique, obsédante et irrémédiablement lointaine. La citation d’Hitchcock ne fonctionne pas seulement comme une référence esthétique ou une coquetterie de cinéphile mais renseigne par analogie sur la personnalité de Stéphane Lefeuvre. Comme Judy Barton (Kim Novak) devenait Madeleine dans Vertigo pour gagner de l’argent, ce sont les contingences sociales et économiques qui ont fabriqué Stéphanie Lefeuvre. Toutefois, loin de dissoudre le mystère, la découverte du mensonge lui donne une dimension encore plus vertigineuse. Chez l’enquêteur, comme chez le spectateur, les découvertes progressives sur Stéphane provoque des sentiments ambivalents : sa trajectoire force l’admiration car héritière de rien, elle s’est faite une place dans le grand monde ; mais manipulatrice froide, ses talents pour mentir la rendent inquiétante, voire terrifiante.
L’Ange Noir nous rappelle à nouveau à quel point Vertigo hante l’œuvre de cinéastes aussi différents que Brian De Palma, Paul Verhoeven, Lucio Fulci, et de bien d’autres encore sans doute … dont celle de Jean-Claude Brisseau. Le personnage de Madeleine transposé dans celui de Stéphane jette un éclairage intéressant sur le rapport ambigu de Brisseau aux femmes. Il les aime et les admire pour la combativité dont elles doivent faire preuve pour se faire une place dans l’ordre social patriarcal. Jamais misogyne, le cinéma de Brisseau ne cesse de mettre en scène des héroïnes magnifiques dont l’intelligence et la pugnacité dénoncent l’hypocrisie sociale et les mécanismes de domination*. Mais en dépit de leur puissance subversive, elles restent un mystère. Qui sont-elles vraiment ? Quand et où s’arrêtent chez elles la simulation ? Ce qui relève de la survie dans un monde d’hommes devient également dans son cinéma une sorte d’essence : les femmes sont dans ces films des actrices ou des saintes, toujours des êtres doubles entre deux mondes, qui avancent sur le double mode de l’apparence et de l’apparition. Si ce cliché masculin sur la femme a fait de très belles heures du cinéma -qui par définition est un jeu sur les apparences et les apparitions- on peut penser que Brisseau a cherché à s’en affranchir dans des films plus tardifs, comme Les Anges Exterminateurs : dans ce film, c’est précisément hors du jeu social, dans le secret de l’alcôve que le personnage du réalisateur entend percer le mystère du désir féminin. Recherche ambiguë, recherche naïve et innocente, recherche vouée à l’échec, puisqu’on est condamné à jouer devant la caméra d’un cinéaste.
Brisseau aime déshabiller ses actrices mais il ne déshabille pas Sylvie Vartan dans L’Ange Noir. Ici c’est plutôt le côté politique du personnage qui est exploré, la pulsion de « destruction de l’ordre social » dont elle est porteuse. L’existence de Stéphane est la preuve du règne du faux dans la classe bourgeoise. Dans « ce milieu où tout le monde se hait très poliment, avec le sourire et avec distinction », les révélations en cascade menacent de faire voler en éclat les apparences. Le mensonge initial semble contaminer toute la société qui n’est que faux-semblant. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est un producteur de cinéma, un double d’Alain Sarde, le vrai producteur de L’Ange Noir qui fait le plus avancer l’enquête. Le monde appartient aux financiers qui en détiennent les clefs et en connaissent les secrets. Sous le lustre des apparences, mensonges, vols, magouilles, prostitution, maltraitance. Loin d’être portée seulement par une réprobation morale, la révélation de cet envers du décor a une valeur généalogique, Brisseau y voyant comme une sorte de chaudron social où s’invente la société bourgeoise : le sexe, la soumission, l’argent. Comme le dit Wadek Aslanian, le braqueur de l’histoire : « la société n’est pas composée de justes et d’injustes comme voudraient nous le faire croire les philosophes et les imbéciles, mais de maîtres et d’esclaves ». Le constat amer révèle aussi à travers ce personnage l’anarchisme de Brisseau qui fait de son indépendance une instance morale pour n’avoir jamais besoin ni d’obéir ni de commander.
Le film hésite entre la satire et l’envoûtement. La lumière froide et puissante du film, le jeu emprunté des acteurs accentue une impression de déréalisation. Les visions fantastiques, les flash-backs mentaux, les hallucinations érotiques n’apparaissent pas moins réelles que le reste, mais comme une autre réalité auquel seul le cinéma a accès. Il y a un côté David Lynch dans l’Ange Noir, comme cet étrange corridor au premier étage de la luxueuse propriété bordelaise ou la musique de Jean Musy.
Ce film est une nouvelle bonne surprise dans la collection Make My Day, pensée et coordonnée par le critique et réalisateur Jean-Baptiste Thoret. L’interview d’Antoine de Baecque en bonus est intéressante et sa bienveillance contribue à se déprendre du cliché d’un Brisseau sulfureux dont les ennuis judiciaires ont pu malheureusement parfois parasiter la connaissance de l’œuvre. L’Ange Noir est un film rare, puissant et original où le cinéma s’invente et se réfléchit, aux frontières du bon goût, dans la recherche d’une forme d’extase fétichiste. Film engagé à sa manière et film mental, L’Ange Noir mérite d’être vu ou revu et donne envie de se replonger dans toute l’œuvre de Jean-Claude Brisseau.
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*A cet égard, il faut voir ou revoir La Vie comme ça, le premier film de Brisseau (un téléfilm initialement) tourné en 1980, dans lequel l’héroïne, qui vit en banlieue, devient une sorte de Sainte-Jeanne des Abattoirs, victime de toutes les grandes oppressions du système capitaliste patriarcal.
**Il faut se rappeler qu’en janvier 2018, en période post-« meetoo » la Cinémathèque Française a annulé une rétrospective Brisseau, dans « un souci d’apaisement » ; Jean-Claude Brisseau, ayant été condamné par deux reprises en 2005 et 2006 pour harcèlement sexuel sur trois jeunes comédiennes qui avaient participé au casting du film Choses Secrètes. Dans Les Anges Exterminateurs, Brisseau donne une version fictionnelle de cette histoire.
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