Jean-Gabriel Albicocco – « Le Cœur Fou » (1970)

Fils du directeur de la photographie Quinto Albicocco (collaborateur d’Agnès Varda ou Georges Franju), qui l’accompagnera à l’image sur toutes ses réalisations, Jean-Gabriel Albicocco fait également ses armes en tant que chef opérateur, après un passage au service cinématographique des armées et des expériences documentaires. Il travaille notamment sur Closed Vision (1954) de Marc’O, avant d’être par la suite l’assistant de Jules Dassin sur Celui qui doit mourir. Il ne tarde pas à passer derrière la caméra et réalise des courts ainsi que des longs-métrages pendant environ quinze ans, de 1956 à 1971. Dans un paysage voyant l’émergence de la Nouvelle Vague, il réussit à se faire remarquer en proposant un cinéma extrêmement graphique où la forme baroque (maniérée selon les détracteurs) tend à faire corps avec ses récits et les sentiments de ses personnages. Son coup d’essai, La Fille aux yeux d’or (1961), adaptation de Balzac avec Marie Laforêt (qui deviendra son épouse trois ans durant) et François Dorléac, remporte le Lion d’argent à Venise. Il prolonge alors les transpositions de romans avec Le Rat d’Amérique (1963) et surtout Le Grand Meaulnes (1967) qui réunit près de 2,5 millions de spectateurs, devenant son plus gros succès. Fort de ce plébiscite public, il se lance alors dans un projet tiré d’un scénario original, Le Cœur fou. « Ce sera pour moi, mon premier film d’auteur » dira-t-il au Figaro en 1968, deux ans avant la sortie d’un projet qui s’appelle encore Le Coup de lune (les titres L’Homme seul et Brûle-Cœur seront également envisagés). Une œuvre plus intimiste qui marque une continuité (il tourne de nouveau dans les paysages du Grand Meaulnes en Sologne) et une rupture pour Albicocco, transparent sur ses finalités et pleinement conscient des enjeux : « avec Le Cœur fou je remets tout en cause, ce qui d’ailleurs doit se produire pour chaque nouveau film. […] Je n’ai pas accepté de compromis, la moindre muraille entre moi et le ravin. […] Il fallait donc prendre tous les risques, je me le devais. […] Dans ce métier, si on se trompe, on tombe très vite. C’est la roulette russe. » (1).

Le Cœur Fou – Copyright Le Chat qui fume 2024

À sa sortie beaucoup de critiques seront sceptiques ou assassines, reprochant au cinéaste sa mise en scène : « incapable de maîtriser son goût de l’image alambiquée Jean-Gabriel Albicoco s’est livré à des exercices de caméra et de photographie qui détruisent le scénario. » (2). Ce rejet aura raison de la carrière du film et le réalisateur ne s’en remettra jamais vraiment. Pire, Le Cœur fou tombera violemment et durablement dans l’oubli (si l’on excepte un passage à la télévision en 2005). Réhabilité par une niche de cinéphiles qui auront su entretenir puis raviver sa mémoire, il a enfin pu être restauré plus d’un demi-siècle après sa création. Totalement inédit sur support physique, il s’inscrit aujourd’hui fort logiquement dans le catalogue du Chat qui Fume, qui avait déjà frappé un grand coup en éditant La Traque de Serge Leroy en 2021.

Journaliste de profession, Serge (Michel Auclair) travaille dans la presse à sensation. Rendant visite à Cécile, son ex-femme, actrice, en cure de repos dans un hôpital psychiatrique, dans le but d’obtenir d’elle une interview,, il fait la rencontre de Clo (Eva Swann), une jeune et jolie pyromane. Tombé fou amoureux d’elle, Serge l’aide à s’enfuir. Mais peu à peu, le journaliste perd lui aussi la raison, tandis que les incendies se multiplient au long de leur cavale.

Le Cœur Fou – Copyright Le Chat qui fume 2024

« Parce qu’ils ont une certaine idée de l’amour, un homme et une femme se révoltent » peut-on lire en carton dans la bande-annonce originale. Le Cœur fou observe une odyssée amoureuse, passionnelle et irrationnelle effectuant le trajet suivant : de la sauvagerie du monde au retour à l’état sauvage. Dès les premiers plans, des clics d’appareils photos intègrent le dispositif formel et sonore. Il s’agit moins d’un effet de style vaniteux que d’une volonté d’exacerber ce qui se joue à l’écran. En l’occurrence, des journalistes représentants d’une presse à scandale photographient frénétiquement un hôpital psychiatrique en attente de potentiels clichés onéreux. La forêt apparaît telle une jungle sauvage et hostile que les hommes tentent d’apprivoiser, dans ce qui ressemble à un safari humain. Mélange de photos et vidéos, le trouble est immédiat, le réalisme n’est aucunement l’horizon de Jean-Gabriel Albicocco. L’esthétique est léchée, la lumière transperce les arbres, les mouvements amples sont nombreux tout comme les distorsions d’images. Le cinéaste refuse catégoriquement le vérisme. À renfort de grand angle, il se livre à une déformation constante par sa caméra, qui capte une sensation d’irrationnel. Chaque perception est à la fois artificielle, impure et pourtant authentique. Il inscrit ainsi son film dans l’excès et une démesure qui pourrait trouver un éventuel précédent chez Mikhail Kalatozov et sa Lettre inachevée. En rupture radicale vis-à-vis des traditions esthétiques passées et présentes, il ose s’exposer au rejet. Il y a un jusqu’au-boutisme dans cette démarche et surtout une âme qui ne la limite pas à la pose ou l’ostentation. Un sentiment de fièvre irradie chaque seconde du Cœur Fou, qui préfigure à bien des égards des pans du cinéma d’Andrzej Żulawski (notamment L’important c’est d’aimer). « Cette irréalité correspond, non pas à un point de vue esthétique, mais à un merveilleux qui pourrait être celui des enfants. Il ne faut pas raisonner pour aimer mon film. Je souhaite que la schématisation poétique de l’histoire permette de ressentir le fond du problème. La manière dont elle est traitée permet à chacun de l’interpréter. » (3)

Le Cœur Fou – Copyright Le Chat qui fume 2024

C’est au beau milieu de cette forêt que Serge va rencontrer Clo. Le feu est directement lié à cette première interaction : elle lui demande une cigarette. Il n’en faut pas plus pour qu’elle tombe amoureuse. Quelques minutes plus tard, jalouse (le journaliste est en compagnie de son ex-épouse), la jeune pyromane incendie l’hôpital psychiatrique. Une réaction d’évidence excessive et pathologique qui fait corps avec l’un des leitmotivs de la mise en scène. S’emparer et transformer l’humeur effervescente des personnages et de leurs pulsions, à des fins sensorielles et poétiques. L’héroïne contamine le protagoniste à ses dépens. Longtemps ce dernier la suit presque passivement, à l’image d’un spectateur embarqué dans une histoire aux confins de la folie sans immédiatement en saisir les finalités, happé par les sensations fortes exprimées, la bizarrerie ambiante et une forme d’éradication du réel pour investir le champ du surréalisme. Le Cœur fou est l’histoire de deux individualités qui s’échappent de leurs prisons respectives et décident de façonner un monde à leur image. Il constitue en ce sens un récit d’évasion et d’émancipation. L’arrêt du traitement de Clo est à la fois préoccupant et salvateur, comme si elle entamait un processus de désaliénation. Cette femme-enfant aux élans destructeurs et auto-destructeurs, inadaptée au monde, fascine le héros et le cinéaste. Serge, d’abord témoin de sa folie, devient ensuite complice et partie prenante. Pour lui comme pour elle, il convient de tout détruire pour mieux renaître aux confins de la déraison. « Le cœur fou » est aussi, et surtout, un film d’amour. La société dans laquelle nous vivons condamne toutes possibilités d’émerveillement. Il faut briser les limites qui oppressent notre imagination. » (2)

Le Cœur Fou – Copyright Le Chat qui fume 2024

«  La folie pour moi, c’est le monde dans lequel nous vivons, c’est la somme de compromis qu’il faut accepter. J’ai montré l’histoire d’un homme qui veut en sortir, et cet homme me ressemble » (2). Même sans cet extrait d’interview de Jean Gabriel Albicocco, difficile de ne pas penser que Serge est son alter-ego dans la fiction. Sa trajectoire, celle d’un homme du système qui doit effectuer une commande, proposer du contenu scandaleux pour de l’argent avant de dériver complètement de son objectif initial afin d’aller vers une forme de flou, d’abstraction mais aussi d’idéal, épouse le parcours du réalisateur. Couronné de succès sur des adaptations de romans populaires, il entreprend de radicaliser sa démarche, s’affranchir des normes et des conventions, déraisonner caméra en main pour trouver son propre langage, sa vérité d’auteur. Il accouche d’un long-métrage à la fois précurseur et orphelin dans le paysage français. Le Cœur fou a sûrement inspiré divers cinéastes après lui, on pense notamment à Calvaire de Fabrice Du Welz, avec cette idée d’amour fou, d’excès, de baroque et in fine de poésie surréaliste. Il a aussi réfréné les ambitions d’Albicocco, dont les ailes furent violemment coupées. Ce dernier reviendra une ultime fois à la réalisation en 1971 en adaptant Le Petit Matin de Christine de Rivoyre. Il devient davantage un homme de l’ombre œuvrant dans les instances du 7ème art. Il avait participé à la création de la SRF (Société des réalisatrices et réalisateurs de films) en 1969 et sera, au cours des années 80, un représentant de l’industrie du cinéma français au Brésil, en plus d’être nommé chevalier des arts et des lettres en 1987. Il décède anonymement dans un hôpital de Rio de Janeiro en 2001.

Depuis quelques années, le monde des éditeurs vidéo s’intéresse discrètement à l’œuvre de Jean-Gabriel Albicocco. Après Le rat d’Amérique (Gaumont), La fille aux yeux d’or (LCJ), Le Grand Meaulnes (Montparnasse) et avant la sortie imminente du Petit Matin (encore Montparnasse), c’est Le Chat qui fume qui marque les esprits avec son édition du Cœur Fou. La sublime copie restaurée 4K magnifie à chaque instant l’envergure esthétique du long-métrage. Le Blu-Ray s’accompagne d’un livret composé de photos officielles issues d’archives de presse ainsi que trois suppléments, la bande-annonce originale et deux chansons d’Eva Swann pour le film. Plus qu’une curiosité, un objet indispensable pour une découverte qui s’impose parmi les plus belles de cette année 2024. À se procurer d’urgence avant qu’elle ne retombe dans la rareté !

(1) Le Parisien – 10 avril 1970
(2) Critique de Jacques Siclier publiée dans Télérama
(3) COMBAT – 23 Mars 1970

Archives de presse d’époque

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