Édition d’une œuvre majeure du cinéaste Jean Grémillon dans une belle coédition livre-DVD, menée par POM Films et les éditions de l’œil.
Le réalisateur de « Remorques » est – on le sait moins – l’auteur d’une œuvre documentaire dont ne subsiste que peu de traces, à l’exception d’un long métrage sur Chartres en 1923, et du film présent, devenu invisible jusqu’à sa restauration par les Archives françaises du Film. Tourné en septembre 1944, puis en juillet-août 1945, le film, « Le 6 juin à l’aube » n’est pas une célébration des opérations réalisées par les forces alliées, mais davantage un effroyable constat sur le martyr d’une région massivement bombardée, la Normandie, qui aura payé le prix fort de la Libération. En ce sens, Grémillon opère à rebours du discours officiel, passant de la perspective abstraite des cartes d’état major, où se jouent les opérations militaires à la manière d’un grand schéma cinématique, jusqu’à la réalité physique et humaine d’un paysage entièrement ravagé. Initié comme une commande, pour permettre à l’Entr’aide Française de lever des fonds internationaux pour venir en aide aux sinistrés, le film montre, passé la stupéfaction du champ de ruines et le déblaiement des victimes, comment la vie reprend au jour le jour, péniblement, dans la pénurie, la perte de tous les biens, et des moyens pour travailler. Restent les individus ordinaires, braves ou rescapés miraculeux, qui témoignent face à Grémillon, bien trop accaparés par le chantier de reconstruction, pour se regarder comme des figures héroïques. Ce regard critique (dans son objectivité et son recul) mais aussi humain, avec son lyrisme retenu, fait tout le prix de cet impressionnant documentaire qui, par sa complexité, est une œuvre de cinéma à part entière, et non un film d’histoire consacré, ou un simple reportage d’actualité.
Le film s’ouvre sur un double prologue : d’une part l’évocation d’une Normandie agricole, heureuse et presque immémoriale, qui célèbre, non sans naïveté, la beauté et la vaillance du travail champêtre ; de l’autre, une leçon de géographie menée par une institutrice autoritaire, qui décrit baguette pointée du haut de son estrade, les points côtiers et les villes clés du Contentin. Grémilllon, non sans humour, met les spectateurs en posture d’apprentissage, comme les écoliers attablés à leurs pupitres. L’enchaînement établit un parallèle direct, avec les images suivantes, des schémas animés des opérations militaires conduites par les alliés pour reprendre le territoire et encercler les troupes allemandes. Les vues réelles du terrain intégrées dans ce montage, reportages militaires, proviennent directement des armées alliées, américaines, anglaises et canadiennes. Ce long, et très minutieux exposé stratégique, reprenant étape par étape l’historique de la campagne, est bientôt relayé (quasiment à mi-film) par les images de l’après, catastrophiques, où outre la destruction préventive des infrastructures routières pour isoler l’ennemi, c’est tout le patrimoine architectural mais aussi paysager qui semble avoir été labouré puis retourné par une grande faucheuse borgne. Un amas de ruines sans fin, des arbres convulsionnés, un cimetière de statues démembrées, dressent la catalogue photographique, littéral ou métaphorique, de cet imposant martyr, avant que ne ré-émergent des décombres des cortèges humains, funèbres, ou des images de vie en bord de plage.
A mi-chemin, Grémillon fait rebondir le film sur son début en mettant en scène un instituteur qui tient une classe de plein-air, comme une reprise de l’école après les évènements, une fois les lieux institutionnels détruits, et qui dresse un parallèle historique avec la Guerre de Cent ans, avec ses débarquements. Outre la boucle rétrospective sur plus d’un demi-siècle d’histoire, la scène amorce le retour à une réalité paysagère que les enfants ont à portée de regard cette fois-ci : soit une vision plus humaine, directe et sensible. Le montage avec ses oppositions dialectiques, n’ouvrent pas sur une démonstration didactique, ou trop explicitement critique : il s’en tient à regagner le présent d’une situation même si sa somme d’images, son commentaire off et sa musique (signés tous deux par Grémillon), sont aussi fascinants qu’accablants. Le réalisateur parvient à faire sentir quelque chose de l’hébètement et de l’incrédulité post-traumatiques de la population, pour les transmettre plus largement à ceux qui n’en auraient pas été les témoins directs. C’est à la fois une ode au courage commun, à la force de vie, et un tableau effroyable de gâchis, de destructions, dont on ne sait s’il faut le regarder comme une sortie de cauchemar ou comme un durable et irréel prolongement. Les images de Grémillon, celle d’un « pays » anéanti, tel un grand mutilé de guerre, acquièrent une puissance terrible d’évocation, presque fantastique. Ce sont des plans courts et hachés qui se suivent comme des preuves que l’on abattrait d’affilée sur la table, mais sans violence, avec une douceur compassionnelle.
« Le 6 juin à l’aube » concilie deux récits : l’un factuel, déshumanisé et presque aride (le récit sur carte des faits militaires) ; l’autre photographique et « poétique » (moyennant les réserves que l’on se doit de garder, quant à l’usage de ce terme en de pareilles conditions), avec l’imagerie catholique du martyr, le témoignage humain, le vécu sensible. Le second s’éloigne du didactisme initial pour aller, sans grandiloquence et en conservant son objectivité documentaire, vers l’élégie. L’intelligence de cette édition est évidemment de fournir un support pour accompagner la découverte du film qui, du fait de sa densité informative et historique, n’est pas forcément aisé à saisir en une seule vision, et pourra paraître d’une concentration un peu aride, malgré le lyrisme de son ensemble. Le livre n’est donc pas un habillage superflu, pour donner plus de poids à l’édition commerciale, mais une vraie démarche éditoriale. Le précieux texte de François Albera, retrace très précisément le contexte du film, la complexité de sa réalisation, et son exploitation qui fût en partie empêchée (il sort amputé de 10 minutes pour être diffusé en avant-programme comme court-métrage). Des photogrammes, reproduits en séquences de plusieurs pages, montrent également, combien Grémillon savait être éloquent par la seule plastique de la photographie, et par les effets juxtaposés du montage. L’ouvrage se clôt sur la transcription intégrale du « texte » du film, soit le commentaire écrit par le réalisateur lui-même, mais aussi les témoignages et les dialogues des parties mises en scène…
Dans le DVD, on trouvera également deux « boni » qui complètent l’approche historique du texte d’Albera, en donnant deux regards plus « personnels » de cinéastes : ceux de Jean-Marie Straub et de Paul Vecchiali ; ce dernier étant comme on le sait, un grand admirateur de Grémillon. Straub tire son analyse dans le sens politique, montrant que le débarquement américain – même si, comme il le reconnaît, Grémillon ne l’affirme pas en des termes aussi radicaux – était un acte impérialiste dont on a tu, par delà le bienfait, les indéniables dommages à court et moyen termes, au moment d’écrire l’histoire officielle. Le génie de Grémillon selon lui, réside dans cette acuité critique, outre la puissance des témoignages que le film enregistre de manière tout à fait inédite. Vecchiali pointe davantage la spécificité de Grémillon, en tant qu’homme, cinéaste, et plus largement artiste polyvalent (musicien, documentariste, auteur de fiction) : une sorte de franc tireur, un peu stigmatisé comme lui pour son indépendance, son refus des paroles et des formes officielles. C’est la richesse du personnage, de ses talents et de ses contradictions apparentes (catholique et de gauche), qui donne à son cinéma, entre autres, sa savoureuse complexité.
Jean Grémillon
« Le 6 juin à l’aube » (1946),
version intégrale, 56 mn
livres-DVD – 25,00 € – 139×185 cm.
92 pages – parution septembre 2014
Film restauré par les Archives Françaises du Film (CNC)
Coédition : POM Films, les éditions de l’œil et La Traverse
Boni DVD :
« Un amour de jeunesse », entretien avec Jean-Marie Straub
« L’honnête Grémillon », entretien avec Paul Vecchiali
Livre :
« Le 6 juin à l’aube. Les désastres de la guerre », texte de François Albera
« Le 6 juin à l’aube », texte intégral du film, de Jean Grémillon
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William
(en cliquant sur le titre du dvd ci-dessus, un hyperlien vous mènera jusqu’au site de l’éditeur, où vous pourrez vous le procurer (tant qu’à faire !). Sinon le dvd est distribué par les grosses enseignes.)
LECORDIER
J’ai vu ce court métrage pour le 70eme anniversaire mais où peut on se procurer le Dvdf