… nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eu vingt ans au moment où s’installaient à la fois le pouvoir hitlérien et les premiers procès révolutionnaires, qui furent confrontés ensuite, pour parfaire leur éducation, à la guerre d’Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l’univers concentrationnaire, à l’Europe de la torture et des prisons…
Albert Camus, 1957
Je songe à cette armée de fuyards aux appétits de dictature que reverront peut-être au pouvoir, dans cet oublieux pays, ceux qui survivront à ce temps d’algèbre damnée.
René Char, 1943
Il y a des synchronies qui sont le sourire d’un mauvais dieu. Tandis que Joséphine et Manouchian sont entrés, il y a peu, au Panthéon pour leur activité dans la Résistance – alors qu’on célèbre les quatre-vingts ans du débarquement, d’Oradour-sur-Glane, le droit du sol est remis en question chaque jour dans le débat public, et les bulletins ont révélé combien la colère, la peur, la misère et surtout la manipulation de la pensée ont fini de grignoter notre cœur et notre intelligence – une fois de plus… Ressort pourtant ce mois-ci L’Armée des Ombres (1969) dans une édition restaurée.
Si L’Armée des Ombres est le plus grand film de son auteur, c’est parce qu’il unit les deux pôles de son cinéma d’apparence irréconciliables : la veine poétique et historique du Silence de la Mer (1949) ou Léon Morin, prêtre (1962) et celle, plus mentale, des œuvres maniéristes Noir de la fin des années 60 –Deuxième Souffle (1966) et Samouraï (1967) en tête. Pour être plus précis, c’est la reprise de la première forme à travers l’épure de la seconde : dès le Doulos (1962), Melville est en pleine maîtrise, chaque plan devient une perfection de cadrage en noir-et-blanc ; l’intellectualisme des dialogues laisse place à la direction la plus minimaliste, la plus abstraite ; plus tard Le Samouraï, en plus d’être le stade ultime de cette recherche, sera surtout le film où se saisir de la couleur, – trouver la sienne.
Dans L’Armée…, l’abstraction n’est plus un projet esthétique seul, mais la seule forme disponible pour cette entreprise de silence, de force et de camaraderie sans affect que fut la Résistance, comme si Melville s’était forgé cette manière durant toutes les années soixante, par le genre, pour en sortir par ce film – son plus vieux projet. Et tout s’y jette – souvenirs et savoir-faire : le découpage des rares séquences d’action, par d’invisibles travellings, donne force à chaque mouvement (la séquence de l’Hotel Majestic). Devant l’accusation habituelle de raideur, les mouvements d’appareil abondent, parfois emportent la séquence entière, tout en la découpant, changeant l’échelle des plans au gré de l’intensité du dialogue, ou de l’urgence de l’action. Tout cela dans la discrétion : étrange virtuosité, que celle de se faire oublier, ce qui n’est bien sûr pas sans évoquer Hawks, son maître :
Ce sont là des intentions (…) qui doivent rester pratiquement imperceptibles au spectateur. Du moment qu’il s’aperçoit des intentions de la mise en scène, le rythme du film en est forcément brisé. (1)
Maniérisme discret, retour sans le dire vers le classique… Comme conclue si bien Nicolas Saada : « on ne joue plus. »
Car il y a de l’enfant chez tous les maniéristes, Leone et Melville en tête, – jeu sur le code, jeu sur le mythe : qu’on se coiffe du sombrero ou du feutre, qu’on revête le poncho ou le trench-coat, c’est toujours un peu la panoplie fétiche. Et c’est probablement pour cela, d’ailleurs, que les films de Melville, comme ceux de Leone, nous ont tant marqués enfants – cela et leur diffusion annuelle à la télé – jusqu’à devenir nos Ford et nos Hawks. L’Armée des Ombres est un film où l’enfance a été assassinée. Melville y a fait le choix le plus risqué, le plus sincère : nous montrer la Résistance comme une longue défaite de braves gens, – longue défaite dans les ténèbres.
C’est que le film arrive vingt-cinq ans plus tard – il est un film sur les absents, ceux qui manquent et s’éloignent chaque jour un peu plus, – non le livre du combat quotidien sous l’Occupation. Melville extirpe d’ailleurs du récit de Kessel tout ce qui donne courage, tout ce qui veut consoler et souder les Français occupés ; il extirpe en plus toutes les images d’Epinal qui composent généralement les films de résistance – des meilleurs comme les Rossellini (Païsa, 1947) ou les Verhoeven (Soldaat van Oranje, 1977 et Black Book, 2006), jusqu’à ce qui se fait de pire, jugnoteries et autres prises d’otages lacrymales. Exeunt, maquis et montagnes, voici des environnements urbains bouchés ; exeunt les rues parisiennes sépia, tout est bleu et noir ; exeunt les quelques respirations du livre, qui auraient pu permettre de grandes scènes de cinéma d’ailleurs (les deux sœurs hors du temps au chapitre V) : on ne respire pas et même à Londres, c’est le Blitz ; pas de promenades armées entre camarades, rien de cet esprit bidasse si commun aux films d’escouade ; pas de réception, d’infiltration, de banderoles ennemis, pas de micros ou de microfilms ; aucun sabotage, les tractions-avants ne sortent pas les mitraillettes pour faucher l’ennemi et les seuls assassinats sont ceux des traîtres, ou des sœurs condamnées ; aucun morceau de bravoure, enfin : la seule évasion est un meurtre froid, suivi d’une course hasardeuse dans la nuit du couvre-feu, et la tentative d’exfiltration de la forteresse nazie est un pétard mouillé tragique.
Car qu’est-ce, la Résistance, nous demande Melville ? La clandestinité la plus triste – des contrôles et des rafles, faux-papiers et planques à changer chaque semaine, la menace d’une silhouette noire sans cesse au fond du cadre ; de l’aide de gens modestes, les « braves », comme disent Kessel et Char, tels ces deux hôtes de la calanque d’En-Vau, qui cachent les Anglais et ne font pas payer Gerbier. Des braves qui vivent dans la peur et se font exécuter dans un coin de campagne. Des gens avec de petites valises, remplies de petits journaux sur du mauvais papier, avec de petites radios et de petites bicyclettes qui les entraînent presque tous en tôle où ils sont interrogés, torturés de la manière la plus atroce (le livre est à vous faire dresser les cheveux sur la tête) avant d’être exécutés ; dans le meilleur, et si rare cas, qui s’enfuient pour vivre terrés comme des taupes, plusieurs semaines à manger des conserves dans le noir – avant de reprendre le combat, d’être arrêtés à nouveau. C’est une entreprise d’échec constant et d’infimes victoires, d’oubli surtout et que la mise-en-scène – ascétique, austère, d’une méticulosité terrifiante, – impose avec une telle froideur qu’à voir deux plans, on entend déjà cliqueter les clefs des geôliers et les instruments du bourreau. Il faut saluer ici le travail de Pierre Lhomme, chef-opérateur, dans la difficile tâche de remplacer le fidèle et génial Henri Decaë auprès de Melville. La colorimétrie du film tranche d’avec la netteté clinique du Samouraï, balance entre le noir profond, et le bleu délavé du métal le plus froid. Quelque chose de lugubre se ferme sur le monde, dans ce film, une lumière morte qui prépare le Gordon Willis des Hommes du Président (1976), ainsi que la terre lourde sous les ciels de Satan filmée par Pialat et Willy Kurant ; surtout, Melville y réussit ce pari qu’il s’était lancé, de réussir un film noir-et-blanc tourné en couleurs.
Tenu pour un tyran pointilleux, un solitaire abusif, un méfiant sans affect, Melville s’expliquait souvent : il disait avoir trop bien connu la trahison, autrefois, pour ne pas savoir qu’elle commence quand on est deux. Et c’est là un des secrets de son cinéma : la suppression de l’affect, entreprise très tôt dans sa filmographie, cette glaciation qui n’ira qu’en s’accentuant dans ses meilleures œuvres, trouve sa source dans l’expérience de la guerre et de l’Occupation. La trahison y est partout, et une figure s’impose : le faux traître : Belmondo dans le Doulos, Cassel dans L’Armée, acceptent tous deux d’être considérés comme des vendus, tandis que les salauds dorment en paix. Il y a cette assurance de mourir, aussi, qui fait ses héros tragiques, qui fait surtout ses héros glacés. Il y a fort à parier qu’il ne s’agit pas là de maniérisme seul. L’homme qui ne pensa jamais survivre au conflit et qui, confronté au carnage de Monte Cassino, commença néanmoins à se dire : peut-être vais-je vivre, et décida à l’issue de la bataille de fonder ses propres studios rue Jenner, – cet homme-là, il n’y a pas de mystère à ce qu’il écrive le Samouraï et lise le Bushido. C’est là d’ailleurs que la Résistance n’est plus une question historique, dans L’Armée des Ombres, mais un phénomène existentiel pur, qui s’affronte dégagé des questions nationales, pour rejoindre le plan métaphysique – il n’est pas sans évoquer les pages de Camus dans L’Homme Révolté (1957) . Résister, c’est se préparer à la mort et à la douleur, pour dire non à l’insupportable et au nihilisme, au règne de la peur, à la délation qu’on devine ou traque sur chaque visage, à la barbarie des frères d’armes aussi. Tout cet empire de la violence dont Melville a connu les frontières, on ne pouvait lui résister sans tuer l’affect, se considérer un mort capable d’agir. Non pas un mort-vivant, comme on le dit trop souvent de ses personnages, mais un soldat déjà mort.
La déshumanisation, catastrophe du XXe siècle et processus du totalitarisme, est la maladie qu’impose l’Occupation, et même les résistants sont pris dans ce cauchemar, comme les autres : l’horreur nazie contamine. De la mort du petit professeur dans le camp, jusqu’à l’assassinat de Mathilde en passant par le meurtre de Dounat, il y a la disparition progressive de toute tendresse, – et à la fin, même Lemasque ne pleure plus…
Le film s’ouvre fin 42, quand Gerbier n’est encore suspecté que de « pensées gaullistes ». A Treblinka commence l’innommable, mais en France, on ne le sait pas encore. On imprime des journaux – au loin, vers Castres, le jeune Jean-Pierre Grumbach, pas encore Melville, imprime Libération et Combat, aux côtés de son frère (2). L’exécution de Dounat, la plus glaciale du cinéma Français, est le premier signe que la Résistance elle-même va tourner au bain de sang. Et Gerbier sera forcé de tuer tout ce qu’il aime, et Saint-Luc lui-même devra monter dans la voiture pour assister à l’exécution de Mathilde. A mesure que le carnage Allemand s’impose, la Résistance, au cours du film, assassine son humanité.
Kessel écrivait :
L’homme primitif est reparu chez les Français. Il tue pour défendre son foyer, son pain, ses amours, son honneur. Il tue chaque jour. Il tue l’Allemand, le traître, le dénonciateur. Il tue par raison et il tue par réflexe. (3)
Il faut regarder de près la direction d’acteurs : Jean-François (Cassel, déchirant), retrouvant un vieil ami au bistrot, est hâbleur, charmant, souriant ; dès que sa première mission lui est donnée, un cut et l’affect a disparu. De même, Saint-Luc, joué par l’immense Paul Meurisse, est d’abord filmé (à travers les yeux de son frère), frileux, sensible, rêveur et bardé de bouquins ; c’est lui qui rationalisera en dernière instance la mort de Mathilde, sans scrupule. Et surtout, il faut voir Simone Signoret, la seule à ne pas jouer sur le registre melvillien durant tout le film : ne nous trompons pas, ici, il n’y a pas faute de direction, mais l’enjeu même du livre, le parcours du film : comment des hommes comme Gerbier et Saint-Luc, en viendront à tuer Mathilde, même elle ! c’est-à-dire l’affect – la vraie mère, celle qui aimait trop sa fille pour jeter sa photo… Et le cri de Luc Jardie, quand il comprend pourquoi ils vont la tuer – c’est magnifique ! – est le cri de cette humanité qui doit mourir.
A sa sortie, L’Armée des Ombres fut un échec critique tel qu’il ne traversa même pas l’Atlantique, et ne fut visible aux Etats-Unis qu’en 2006. On le suspecta comme Gerbier de pensées gaullistes – autrement dit, au lendemain de mai 68, crypto-fascistes. Surtout, on lui reprocha d’avoir filmé les résistants comme des gangsters… Cette attaque, d’une méchanceté terrible qui ne manque pourtant pas de vérité, montre à quel point, vingt-cinq ans seulement après la Libération, les hommes et les femmes de la Résistance s’étaient déjà éloignés de nous. C’était oublier d’ailleurs que l’esthétique du film Noir vient en droite ligne des souvenirs et des peurs de tous ceux qui ont fui le nazisme pour Hollywood, Lang et Wilder en tête. Relisons Kessel :
Les papiers ? On les fabrique. Les Tickets d’alimentation ? On les vole, dans les mairies. Voiture, essence ? On les prend aux Allemands. Gêneurs ? On les supprime. Les lois, les règles n’existent plus. L’illégal est une ombre qui glisse à travers leur réseau. Plus rien n’est difficile, puisque l’on a commencé par le plus difficile : négliger ce qui est l’essentiel : l’instinct de la conservation. (4)
Regarder en face la Résistance, c’est accepter que le prix de la Libération, fut de transformer quelques années durant une génération de jeunes gens en gangsters. Même amitiés clandestines, même peur de la descente de police – le film respecte d’ailleurs bien les codes des précédents Melville, – les méthodes, les meurtres, la froideur sans affect d’ailleurs, ses exécutions et ses secrets souterrains : tout y était, moins le cynisme et le lucre : ce qui donne un film forcément peu aimable, surtout aux bonnes petites gens sans histoires, ces amoureux de la surveillance d’hier, d’aujourd’hui et ô combien de demain qui, disent-ils, n’ont rien à se reprocher. Ceux-là ne veulent pas qu’on leur ébranle leur Résistance bien proprette, pleine de drapeaux, de croix lorraines, du Général sous verre et sur papier jauni.
Quand l’Europe entière était dominée par un cénacle de gangsters drogués et nihilistes, faussement idéologues, quand Goebbels disait à Fritz Lang : « Demain, Monsieur Lang, c’est nous qui dirons qui est Juif, et qui ne l’est pas » (5), les poètes et les ingénieurs, les boulangers et les ouvriers immigrés, ont été forcés de se faire à leur tour gangsters, avec la seule assurance de défendre quelque chose d’humain, – ils ne pouvaient s’accrocher qu’à cela. Nous ne les avons même plus, ce soir, pour en parler : la génération de la Résistance s’est définitivement séparée de nous. Mais nous avons L’Armée des Ombres. Un film qui nous regarde, et qui nous regarde si dignement qu’il nous interdit de pleurer.
Un souvenir nous revient toujours, devant ce film : des tablées, durant l’adolescence, où des vieillards toulousains racontaient à notre père comment, sous l’ordre de l’OSS, ils avaient dû fracasser le crâne d’un homme dans une voiture, à coup de marteau, avant de jeter le corps à pleine vitesse hors du véhicule. Ces gars-là avaient alors dix-huit ans. L’Armée des Ombres, le livre comme le film, était pour eux le seul mausolée de leur combat.
Les derniers mots seront pour Anna Marly :
Le vent souffle sur les tombes,
La liberté reviendra,
On nous oubliera…
Nous rentrerons dans l’ombre.
Bonus : En plus du Blu-ray et 4k, un excellent dossier de 32 pages de Samuel Blumenfeld, ainsi que deux documentaires de Dominique Maillet. Le premier, sur Melville, et le second, sur l’Armée des Ombres et l’expérience de la Résistance. Les deux contiennent de nombreux interviews, de Rui Nogueira, Samuel Blumenfeld et l’indispensable ami de Melville, Philippe Labro.
(1) NOGUEIRA, Rui, Le cinéma selon Jean-Pierre Melville, Caprici, p.36
(2) Son frère Jacques finira exécuté par un passeur de la Résistance dans les Pyrénées, ce dernier sera néanmoins gracié pour services rendus à la Nation.
(3) KESSEL, Joseph, L’Armée des Ombres, Pocket, p.115.
(4) Ibid., p. 116.
(5) Entretien avec William Friedkin, 1975, disponible ici : https://www.youtube.com/watch?v=or0j1mY_rug
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