En juin dernier, les Éditions Gaumont ont réédité Toni, l’un des films majeurs de Jean Renoir, en DVD / Blu-ray – avec une restauration 4K.
Une occasion de le découvrir pour ceux qui ne le connaîtraient pas. Et pour partie de ceux qui l’ont déjà vu, une opportunité d’avoir des informations sur le tournage et sur les événements réels qui ont inspiré le « Patron », puisque cette édition est accompagnée d’un bonus présentant le travail effectué à partir de 2012 par la Responsable de la Cinémathèque Gnidzaz de Martigues, Sylvie Morata, et par des archivistes et agents culturels de la ville. Ce travail de génétique filmique avait d’abord donné lieu en 2013 à une exposition intitulée «Toni, le tournage de Renoir aux Martigues», puis, en 2019, à la publication d’un ouvrage titré Toni – Du fait divers à l’écran (1).
Nous parlerons ici du film, puis de ce riche ouvrage.
Tout commence quand Jacques Mortier, commissaire de police à Martigues, qui a une activité d’écrivain sous le pseudonyme de Jacques Levert, raconte à son ami Renoir l’histoire d’un fait divers criminel qui a eu lieu dans sa ville en 1930 et sur lequel il a enquêté. Levert veut en tirer un roman, mais le projet n’aboutira pas. Le cinéaste est intéressé par le sujet, le contexte culturel et géographique, social et économique. Sa compagne de l’époque, Marguerite Houllé, qui travaille au montage de ses films depuis les années vingt, vient d’un milieu ouvrier et est proche du Parti Communiste. Elle est probablement et au moins en partie à l’origine de l’engagement politique de Renoir, de son adhésion au Front Populaire, de son rapprochement avec le PCF et la CGT, lequel culminera avec La Vie est à nous (1936) et La Marseillaise (1938).
Pierre Gaut, un collectionneur d’art, débourse 500.000 francs et devient le producteur de Toni. Marcel Pagnol, qui a monté sa propre maison de production à Marseille, est contacté. Il accepte de fournir les quelque 500.000 francs supplémentaires qui sont nécessaires, et met à disposition du matériel, du personnel technique et artistique. Il fait notamment engager Charles Blavette pour le rôle-titre.
Le scénario et les dialogues sont travaillés par Renoir, Mortier et l’écrivain allemand Carl Einstein, un homme très impliqué dans le combat politique (2).
Le cinéaste tourne son film en grande partie en décors naturels, avec une prise de son directe, et il ajoute aux acteurs de métier des non professionnels, des figurants habitant Martigues et sa région. Les prises de vues ont lieu en été 1934.
Toni est un immigré italien qui arrive dans la région martégale au début du film avec d’autres concitoyens. Il est employé dans une carrière de pierres. Il se lie avec une Française, Marie, mais lorgne du côté d’une Espagnole nommée Josefa, une jeune fille volage. Toni voudrait se marier avec elle, mais Albert, le contremaître de la carrière, un profiteur vulgaire et violent, lui brûle la politesse : il fait l’amour avec Josefa et ainsi l’épouse. Le protagoniste, lui, épouse finalement Marie, mais en gardant la jeune ibérique dans la peau et dans ses rêves.
La situation d’ensemble tourne mal. Josefa en vient à tuer son mari. Le héros se dénonce pour sauver sa dulcinée. Celle-ci se dénonce à son tour, est arrêtée, et Toni est abattu comme un lapin par un giboyeur nommé Dominique avant d’avoir pu être innocenté – on pense bien sûr au film que Renoir réalisera 5 ans plus tard, avec sa fameuse scène de chasse, La Règle du jeu.
La première caractéristique du film est sa dimension documentaire et réaliste. Renoir colle à l’actualité, représente avec authenticité et un pittoresque opportun la nature et les populations venant de différents horizons qui se côtoient en cette région en pleine mutation. Le monde paysan périclite, mais l’industrie se développe et offre des emplois. Deux Italiens, fraichement arrivés, discutent au début du récit :
« Y’a du bon air ici.
– Ah oui, ça sent le pétrole.
– Ça sent autre chose que le pétrole, ça sent le boulot aussi ».
Une raffinerie a effectivement été ouverte en 1933 à Lavéra – village très proche de Martigues, où se trouve la gare dans laquelle arrivent les Italiens – par la Société Générale des Huiles de Pétrole. Au début de Toni, un camion-citerne portant l’inscription « Prosuit BP Aviation » passe sur la route. La raffinerie appartient à la British Petroleum.
Le film, de par la démarche artistique que le cinéaste emploie, est considéré comme un précurseur du Néo-Réalisme. Luchino Visconti, auteur, rappelons-le, de l’œuvre qui annonce le plus directement le mouvement né en Italie à la fin du fascisme et de la guerre, Ossessione (1942), a d’ailleurs eu l’occasion d’être assistant-stagiaire sur le tournage. Visconti fait régulièrement des voyages en France, à Paris. Il retravaillera avec Renoir, en 1936, pour Partie de campagne.
En 1956, Renoir a parlé des raisons qui l’ont poussé, lui et ses collaborateurs, à mener l’ « expérience Toni » : « (…) le cinématographe, pensions-nous, reste avant tout de la photographie, et (…) l’art de la photographie est le moins subjectif de tous les arts. Le bon photographe (voyez Cartier-Bresson) voit le monde tel qu’il est, le sélectionne, y distingue ce qui vaut la peine d’être vu et le fixe comme par surprise, sans transposition ». Le réalisateur évoque le refus qui a été le sien du maquillage, des décors artificiels, son intérêt pour ce que Bazin appellera à propos du cinéma italien d’après-guerre « l’amalgame des acteurs » – mélange de professionnels et de non professionnels jouant parfois leur propre rôle. Il poursuit : « Tout avait été mis en œuvre pour que notre travail soit aussi proche que possible du documentaire. Notre ambition était que le public puisse imaginer qu’une caméra invisible avait filmé les phases d’un conflit sans que les êtres humains inconsciemment entraînés dans cette action s’en soient aperçus » (3).
Il faut préciser que si Renoir intègre de façon convaincante les personnages dans le décor, il ne filme que peu leur quotidien. Il se concentre sur les pulsions qui les animent et les conflits amoureux et conjugaux qui les opposent. La scène de l’explosion dans la carrière de pierres concerne l’activité des ouvriers, mais annonce symboliquement le choc des passions et fait réponse et écho au moment où les personnages se demandent si Albert laissera tomber son épouse Josefa pour d’autres femmes. La réponse est oui, car les pierres tombent…
On est parfois davantage dans du naturalisme – au sens zolien – que dans du réalisme. La scène de la piqure de guêpe dont est victime Josefa, qui pousse Toni à sucer la plaie pour enlever le venin, est érotiquement suggestive – mais le protagoniste ne fera pas l’amour avec la jeune femme, ne la forcera pas à le faire. La scène précédant l’accouplement entre la belle Espagnole et le contremaître Albert est fortement connotée du point de vue sexuel – moins poétique, plus triviale que celle concernant la guêpe. On a l’impression, en voyant les images, les gestes, en entendant les mots et la façon dont ils sont prononcés, de palper la chair des corps transpirants qui – se – désirent, de sentir les phéromones.
Au cours de sa carrière, Renoir a eu l’occasion de distinguer deux types de réalisme ou de vérité : le « réalisme extérieur » ou « vérité extérieure », et le « réalisme intérieur » ou « vérité intérieure ». Dans un article où nous donnions, il y a quelques années, un rapide aperçu de l’ensemble de la carrière du réalisateur, nous avions écrit : « Le réalisme extérieur consiste à restituer objectivement et avec précision la réalité effective. Et le réalisme intérieur à exprimer – objectivement ? – ce qui relève de la vision subjective de l’auteur, de son imaginaire ; à rechercher une certaine authenticité des sentiments, des affects, des comportements psychiques des personnages incarnés par les acteurs. La synthèse, l’équilibre relatif réalisé entre ces deux pôles constituerait ce que l’on a appelé le « réalisme poétique », dont Renoir fut le principal représentant dans les années trente et quarante, avec des cinéastes comme Marcel Carné et Jean Duvivier » (4).
Le metteur en scène, lui, a considéré Toni comme un exemple de « réalisme extérieur » et a voulu pousser le « réalisme intérieur » jusqu’à réaliser des œuvres cinématographiques de dimension théâtrale, des films qu’il a présentés comme des « fantaisies », des « compositions »… Notamment Le Carosse d’or (1952), adapté de la pièce de Prosper Mérimée Le Carosse du Saint Sacrement (1829) et inspiré par la Commedia dell’arte.
En fait, la théâtralité est déjà présente dans Toni. Tout à la fois au niveau du représenté et du représentant. Le jeu de certains acteurs est très démonstratif… Nous pensons, en les regardant et en les écoutant, au 6e art, ou au 7e en son âge primitif (5). Évoquons, par exemple, la scène qui oppose Toni et Marie, quand celui-ci veut se rendre à l’enterrement de l’oncle de Josefa. Marie sait que son époux cherche en fait à se rapprocher, toujours et encore, de la jeune Espagnole. Après la confrontation, l’épouse tente de se suicider. Alors que les deux personnages sont en pleine nature, les gestes et mouvements de la Française sont larges, appuyés, comme si elle se donnait en spectacle, debout sur les planches. Roger Viry Babel écrit à ce propos : « Il y a une certaine grandiloquence dans certaines répliques, notamment des scènes de ménage entre Toni et Marie, sans que jamais ces dialogues ne sonnent faux, bien au contraire ». Et il ajoute en note : « Il s’agit en fait de la transposition littérale de l’expression « scène de ménage » qui comporte elle-même une forme implicite de « joué » » (6).
Concernant la mise en image, et même si Renoir a parfois recours à de larges mouvements de caméra – cf. par exemple, le panoramique elliptique de quasiment 360°, lors de la rencontre entre Toni et Marie, dans le prologue -, le film comporte de nombreux plans fixes qui délimitent un espace scénique, artificiel, même si ce qui est représenté est un morceau de nature. Les personnages entrent dans le champ ou en sortent comme s’ils venaient des coulisses ou y retournaient…. La scène la plus significative, de ce point de vue, est celle où Toni et Fernand cherchent Marie qui a annoncé à son mari qu’elle allait mettre fin à ses jours.
Outre qu’il présente des aspects théâtraux et dramatiques, le film est tragique. Toni est soumis à une fatalité à la fois sociale – il semble définitivement être quelqu’un qui ne prend pas, qui ne possède pas, mais qui attend et donne – et intérieure. Il s’est pris de passion pour Josefa et cette ardeur le fait agir de manière déraisonnable, parfois incompréhensible (7), le rend foncièrement malheureux, car son désir ne peut être satisfait, le pousse à se sacrifier.
La dimension circulaire du récit – la scène finale fait écho à la scène initiale – donne le sentiment que la vie, qui a sous l’œil de Renoir des aspects extrêmement sombres et conflictuels, emporte les individus dans un tracé prédéterminé qui les dépassent.
De ce point de vue, il est assez étonnant de lire le texte du carton d’introduction qui donne une image idyllique de l’univers qui va être dépeint : « L’action se situe en pays latin, là où la nature, détruisant l’esprit de Babel, sait si bien opérer la fusion des races ».
Il y a de l’ironie chez Renoir – lui que d’ailleurs moult commentateurs pensent apercevoir dans la figure du grand-méchant Albert. Lorsque les deux Italiens arrivant par le train en même temps que Toni parlent de l’odeur du pétrole et du travail, la compagne de l’un d’eux demande s’ils seront donc «heureux» là où ils arrivent. Son compagnon lui répond que oui. La caméra passe alors sur Toni. Le bonheur ne l’attend pas, lui, à Martigues !
Concernant la « fusion des races », elle nous paraît présentée par Renoir comme à venir, comme pouvant se construire et se construisant effectivement chez ses personnages à travers leur parcours et le temps de leur aventure, et à travers une prise de conscience progressive.
L’amitié et la solidarité sont manifestes entre certains individus – il y a Fernand, amoureux de Marie et camarade bienveillant de Toni, il y a Anselme, qui est Noir et qui est bien accepté par son entourage -, mais s’expriment aussi de la xénophobie et du racisme chez certains autres : l’oncle Sébastien dit à sa nièce – qui est Espagnole ! – de se méfier des « étrangers » et surtout des « sidis » – Arabes d’Afrique du Nord.
Et puis il y a cet échange entre deux cheminots, au tout début du film, quand le train de Toni arrive en gare de Lavéda :
« Tiens, y’a encore des Piémontais.
– Et les Espagnols [qui z’ont changé] à Miramas [8].
– Ces étrangers qui viennent enlever le pain de la bouche.
– C’est malheureux avec ce chômage.
– Mais toi aussi y’a un an que tu es arrivé de Turin [pour] bosser ici.
– Et alors ?
– Et alors moi aussi y’a deux ans que j’ai rappliqué de Barcelone, et je suis content que j’ai trouvé du boulot dans le pays, au moins pour les enfants.
– Mais moi je suis de Bohème. Mon pays c’est celui qui me fait bouffer.
– C’est pour ça qui tu es si gros ».
Il y a quelque chose ici d’une maïeutique positive, dans cette scène aux accents brechtiens. Les personnages expriment des points de vue divergents, comportant des contradictions internes, avant de s’accorder à travers une forme de bon sens et de sincérité.
À sa sortie, Toni reçoit un accueil favorable de la part de la critique, mais plutôt froid de la part du public. Des coupes sont effectuées qui amputent le film d’une vingtaine de minutes. Parmi les scènes qui disparaissent, celle où Toni et Josefa transportent le cadavre d’Albert. Renoir a déclaré à ce propos : « La scène qui nous avait le plus excité dans Toni, et que nous nous étions efforcés de reproduire telle qu’elle s’était passée dans le vrai drame de la vraie vie, était le transport du corps du mari sur un charreton tiré par une épouse meurtrière. Ce charreton était chargé de linge dissimulant le cadavre. Les charbonniers corses, dont il reste quelques traces dans le film, avaient accompagné cette voiture mortuaire dans ce qu’ils prenaient pour une innocente marche au lavoir, le long des sentiers de la colline qui domine l’étang de Berre (…) Ce passage a disparu » (9).
Cette scène était d’autant plus importante, dans l’économie narrative de l’œuvre, qu’elle faisait écho à celle de la piqure de guêpe, évoquée plus haut – Toni aidait Josefa à tirer son charreton rempli de linge sur la route menant du lavoir au domicile de Sébastien -, et au moment où Albert fait l’amour avec la jeune Espagnole qui est en train d’étendre ledit linge. Symboliquement, celle-ci se vengeait d’Albert et le héros revivait un moment de bonheur passé.
L’ouvrage intitulé Toni – Du fait divers à l’écran comporte nombre de photos de plateau et de tournage, et, entre autres écrits…
* Une présentation d’Alain Bergala (pp.7 à 9) pour qui le film annonce davantage la Nouvelle Vague que le Néo-réalisme.
* Un texte de Sylvie Morata intitulé « Toni – histoire d’un tournage » (pp.14 à 31) dans lequel sont publiés divers documents comme des factures, le « contrat d’association » entre « Les Films d’aujourd’hui » – la société créée par Renoir et Pierre Gaut – et les « Films Marcel Pagnol ». Sylvie Morata parle de l’équipe technique – en rappelant que Claude Renoir, neveu de Jean, qui a été assistant chef opérateur pour son oncle au début des années trente, officie pour la première fois en tant que directeur de la photographie -, des acteurs. Elle aborde la question de l’accueil réservé au film et des coupes qu’il a subies.
* Alexis Bonnet, bibliothécaire, évoque le rôle joué par Carl Einstein dans l’écriture du scénario, mais aussi l’effacement progressif de son nom, y compris de la part de Renoir (pp.32 à 35).
* Les archivistes Maud Blasco et Lucile Node, dans leur texte intitulé « Toni, enquête aux archives » (pp.40 à 61), ont fait des recherches dans la presse locale pour retrouver quels étaient les vrais protagonistes du fait divers dont se sont inspirés Renoir et ses collaborateurs, comment les événements ont pu se produire et s’enchaîner – selon les témoignages et l’enquête -, comment s’est déroulé le procès. Ce travail a permis et permet de mieux comprendre de quelle manière le film a été composé, de quelle manière la réalité et les sources ont été utilisées et adaptées : « (…) Jean Renoir a utilisé des informations judiciaires très précises auxquelles il a eu accès par son ami Jacques Mortier présent lors du tournage. Il est surprenant de voir de quelle manière le cinéaste s’est inspiré de la réalité. Certes, l’histoire est romancée, mais l’on retrouve, dans le film, une grande série de détails relatifs au fait divers ». Des documents importants apparaissent au fil des pages : des coupures de presse, des photos et dessins réalisés lors de la procédure judiciaire menée contre Enrico Marchese – Toni, dans le film – et Anna Catoni – Josefa. L’un des clichés représente le charreton qui a servi à transporter le cadavre de Venturino Giuliani – Albert.
* Alexis Bonnet consacre quelques lignes à la représentation de l’immigration dans le film (pp 62 à 64). Il rappelle qu’un Noir fait partie de la communauté des travailleurs de la carrière – l’acteur africain Nelson, nommé Anselme dans la fiction, désigné comme un « nègre » dans le Livre de Comptes de Pierre Gaut. Il parle également du guitariste Paul Bozzi que l’on entend chanter – parfois avec d’autres personnes – et que l’on voit apparaître régulièrement dans le film, et qui y est prénommé Primo. C’était un ancien marin habitant Marseille, qui n’aurait pas été musicien de profession. Nos recherches nous ont permis d’apprendre, cependant, que Bozzi était Corse et qu’il a accompagné Tino Rossi sur scène. Nous considérons, à titre personnel, que son rôle est quasiment celui d’un coryphée dans cette tragédie qu’est Toni.
* Dans « Les paysages de Toni », Sophie Bertran de Balanda, architecte et directrice des services culturels de Martigues, s’est intéressée aux différents lieux où Renoir a posé sa caméra, à ce qu’ils sont devenus, et elle les a réinterprétés à travers des aquarelles (pp.66 à 87).
Quelques remarques :
Parmi les très nombreux points qui nous ont intéressés à la lecture de cet ouvrage et de quelques autres, à la vision du bonus, il y a ces remarques de Maud Blasco et Lucile Node sur les véritables conditions de vie des immigrés à Martigues (pp.57 et sv.). Elle notent que les protagonistes de l’affaire vivaient dans « des habitats très précaires », « des sortes de bidonvilles ». Elles ajoutent qu’Anna Catoni – Josefa – et son époux Venturino Giuliani – Albert – logeaient avec deux enfants « dans une petite cabanette de 9 mètres carrés au mobilier rudimentaire ». La maison n’avait qu’une seule pièce, une seule porte et pas de fenêtre – des plans, dessinés au moment de l’enquête, sont reproduits pp.52 et 53 ; une photo p.60. L’individu qui inspire le personnage de Toni, Enrico Marchese, vivait, au moment du fait divers, dans un cabanon situé à Canto-Perdrix, un lieu constitué de collines, à la périphérie de Martigues – le plan est publié p.61. Il y était apparemment seul, son épouse étant décédé dans un autre logement – « Sa femme meurt enceinte certainement de privations due à [la] misère » (p.59).
Maud Blasco et Lucile Node concluent leur texte « Toni, une enquête aux archives » en expliquant que la «réalité » des conditions d’existence des immigrés était « bien plus sordide que le film Renoir » (p.61).
Il est est vrai que la maison de Sébastien, dans laquelle vivent Josefa et Albert, et la maison de Marie n’ont rien de cabanons vétustes. De ce point de vue, Renoir, qui a le mérite, comme le note Alexis Bonnet, de montrer une immigration très peu vue dans le cinéma de l’époque, modifie ce que l’on sait des conditions d’existence des protagonistes. Il les embellit quelque peu.
De ce point de vue, on remarque que l’affaire ne concerne que des Italiens, alors que, dans Toni, Sébastien, Albert et Marie sont Français. On peut les imaginer vivant une vie un peu plus confortable que les citoyens transalpins.
Quant à Toni, il habite chez puis avec Marie, et le spectateur peut entendre avec étonnement qu’il n’a pas un accent italien mais provençal. Certes, lorsque Marie, après sa tentative de suicide, le congédie, il se réfugie comme un paria dans les collines. C’est d’ailleurs l’occasion de voir rapidement des cabanes dans lesquelles logent certains personnages du film et qui pourraient correspondre aux habitations sordides dont parlent Maud Blasco et Lucile Node. Mais, jusqu’à ce moment, le héros n’a pas l’air d’un mouisard. Il roule même à moto.
Dans son ouvrage publié en 1985 et intitulé L’Opinion française et les étrangers en France : 1919-1939, Ralph Shor considère que Toni représente «le type de l’Italien en voie de francisation» et qu’il est « paré des vertus que d’ordinaire on reconnaît aux nationaux » (Publications de la Sorbonne, Paris, p.140. Cité par Alexis Bonnet, dans son article sur la « représentation de l’immigration » dans le film – cf. p.62). Quand un gendarme contrôle ses papiers à son arrivée en train, Toni parle italien avec un compatriote, mais explique qu’il est déjà venu plusieurs fois en France.
Il est alors surprenant de constater que le personnage qui semble incarner le mieux l’intégration est destiné à disparaître. On retrouve ici le problème évoqué plus haut de la pertinence du carton de présentation au regard de ce qui est représenté dans le récit filmique.
Plusieurs commentateurs relèvent l’importance du viaduc ferroviaire de Caronte qui permet au train de passer au-dessus du chenal reliant l’Étang de Berre – qui fait partie du paysage et du drame dans Toni, car c’est dans ses eaux que Marie tente de se suicider – et la Méditerranée. Un ouvrage imposant que le héros parcourra en courant avant d’être abattu par le chasseur Dominique. En 2013, une projection du film a eu lieu au pied de l’un des piliers du viaduc, dans le cadre de l’exposition intitulée «Toni, le tournage de Renoir aux Martigues».
Lors d’une présentation de Toni, en 2002, Jean Douchet a donné une interprétation toute personnelle, mais intéressante, concernant la figure de ce pont dont Renoir filme le caractère imposant, majestueux (cf. la référence, ci-dessous, dans les « repères bibliographiques »). Il dit : « (…) le film commence par un pont, il se termine par le pont (…) d’une droiture extrême ». Il continue en expliquant que la « droite rectiligne » n’existe pas « dans la nature ». Il ajoute : «Dans la nature, ce sont les courbes ( …) ». Il conclut : « (…) la droite est une agression contre l’ordre de la nature… et le personnage de Toni sera forcément tué sur cette droite ». Pour expliciter les choses, nous dirions que, selon Douchet, est représentée visuellement – et c’est là tout l’art du cinéaste que de ne pas dire, mais de montrer –, à travers le pont, la rectitude morale du héros, inacceptable du point de vue de la nature humaine, littéralement invivable. Rappelons à ce propos ce que nous avons dit de la circularité narrative. Le cercle fatal de la vie s’opposerait donc à la droite représentant le parcours insensé de Toni.
Dans le supplément au film, Sophie Bertran de Balanda explique que, selon elle, ce pont, très « photogénique » illustre une « entrée dans la modernité [du] vieux monde méditerranéen ».
Notes :
1) Éditions Atelier Baie, Nîmes.
2) Carl Einstein a quitté son pays natal, l’Allemagne, en 1922, afin d’échapper à des poursuites pour blasphème. Il combat durant la Guerre d’Espagne, de 1936 à 1938, aux côtés des Républicains. Il se suicide en 1940 , dans le Sud de la France, pour échapper aux persécutions nazies.
3) Cahiers du Cinéma, n°60, juin 1956 – repris in Jean Renoir, Écrits (1926-1971), Ramsay Poche Cinéma, Paris, 1993 [1ère édition : Belfond, 1974], pp.309/310.
4) « L’Œuvre de Jean-Renoir », in Analyses et Réflexions sur Maupassant et Renoir, Une partie de campagne, Éditions Ellipses, Paris, 1995, p.51.
5) En voyant le train de Toni arriver à Lavéda, et en observant la façon dont Renoir le filme, nous n’avons pu nous empêcher de penser à L’Arrivée du train en gare de La Ciotat de Louis Lumière (1896).
6) Roger Viry-Babel, Jean Renoir – Le jeu et la règle, Ramsay Poche, Paris, 1994 [1ère édition : Denoël, 1986], pp.74/75.
7) André Bazin a écrit que les personnages de Toni étaient, selon lui, « parfaitement invraisemblables sur le plan du caractère, n’ayant de réalité que sociale et éthique » (In Jean Renoir, Editions Gérard Lebovici, Paris, 1989, p.35).
8) Miramas est une ville située à une trentaine de kilomètres de Martigues. Elle a accueilli beaucoup de travailleurs espagnols à partir des années dix.
9) Art.cit. en note 3. Page 311.
Repères bibliographiques :
* Charles Tesson, « La production de Toni : la règle et l’esprit », Cinémathèque, n°1, mai 1992, pp. 45-59
* Alain Bergala, « Toni, un film mutante », Lezioni di Cinema / CinetecaBologna, Youtube, 30 juin 2019.
https://www.youtube.com/watch?v=rp67j1DNB9I
* « Jean Douchet présente Toni de Jean Renoir » (Institut Lumière, 6 Avril 2002), Youtube, 14 décembre 2015.
https://www.youtube.com/watch?v=HSvL0sUJHrI
* Pascal Mérigeau, Jean Renoir, Flammarion, Paris, 2012.
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