Jess Franco – « Les Nuits brulantes de Linda »

1973 fut une année prolifique pour Jess Franco, après les emblématiques Plaisir à Trois, La Comtesse perverse, Le Miroir obscène et La Comtesse noire, il entame Les Nuits brulantes de Linda qu’il terminera au début de l’année 74 en même temps que Tendre et perverse Emanuelle (commencé en 73 également) avec lequel il partage quelques plans et l’absence de tout argument bis attendus des amateurs de la filmographie francienne du début des années 70. Il n’est pas question ici de vampires, de récits de Sade, d’expériences scientifiques et métaphysiques douteuses, ni de chasse à l’homme ou aux sorcières.

Marie-France (Alice Arno) accepte un poste d’infirmière à domicile chez Paul Radeck (ou Steiner dans certaines versions, incarné par Paul Muller) où elle devra s’occuper de ses filles, Olivia (Lina Romay) et Linda (Veronica Llimera). La première est dotée d’un tempérament extraverti et séducteur tandis que la seconde est plongée dans un état catatonique suite à un traumatisme d’enfance. Peu à peu, Marie-France s’entend conter l’histoire tortueuse de la famille Radeck sans jamais parvenir à déterminer ce qui tient des fantasmes de ses membres ou de la réalité. Olivia est hantée par un rêve récurrent au cours duquel elle voit son oncle égorger un homme qu’il a trouvé au lit avec son épouse Lorna (Monica Swinn). Ce pourrait-il qu’il s’agisse d’un souvenir ? Un flash-back nous montre plus tard Radeck se lamentent auprès du corps de son épouse dans ce qui semble un aveu de culpabilité pour le meurtre des deux amants. Dans le récit que fait Olivia de son rêve à Marie-France elle omet le meurtre et se substitue à Lorna, imaginant que l’inconnu est Radeck lui-même, révélant un fantasme incestueux.

Le scénario des Nuits brulantes de Linda semble soutenu par les seules obsessions franciennes plus que par une véritable construction dramatique. Tout n’est que rapport malsain entre les personnages, quête d’assouvissement de désirs morbides, rumination de culpabilité, abus d’autorité, tragédie des passions… Ce n’est pas tant la résolution d’un mystère qui intéresse Franco que le tableau qu’il peint de la famille comme un microcosme pétri de névroses, un foyer infectieux étouffant, une dictature des pulsions où chaque personnage fait les frais de la frustration des autres. Cette approche sera 10 ans plus tard au cœur de La Casa de las mujeres perdidas (1982), un sommet de la filmographie de Jess Franco dans lequel Lina Romay tient un rôle identique face à Antonio Mayans dans le rôle de son père et Asunción Calero dans le rôle de sa sœur. On retrouve dans Les Nuits brulantes de Linda l’idée du drame incestueux qui fait échos à Eugénie de Sade (1969) autant qu’au Miroir Obscène (1973) sans qu’il ne soit tout à fait concrétisé, c’est son imminence qui plane sur la villa côtière comme d’orageuses nuées sur un château gothique.

Dans ses rares plans d’extérieur, Franco capte parfaitement l’atmosphère sèche, propre à chauffer à blanc l’imagination et dans ceux encore plus rares où sa caméra s’aventure au-delà des terrasses et balcons de la villa, il magnifie les abords d’Alicante grâce à un sens de la photographie qui n’est plus à démontrer. Ces très rares plans contrastent de façon spectaculaire avec les cadres serrés des scènes en intérieur qui donnent la même impression de chaleur suffocante. La lumière aveuglante qui baigne Alicante peine à entrer dans la demeure Radeck qui a tous les atours d’un manoir hanté labyrinthique. Point de fantômes pourtant, mais que de fantasmes, le songe tenant lieu de carrefour crucial dans la narration, qu’il s’agisse des repentances éthyliques de Radeck adressées au souvenir de Lorna ou du rêve d’Olivia qu’elle cherche désespérément à incarner, mais la clé de tout se trouverait ailleurs, chez Marie-France elle-même, qui disparaît peu à peu de la scène et devient témoin omniscient des actes et des pensées des autres personnages, comme si elle n’était que plongée dans une rêverie suscitée par ses lectures. C’est en révélant l’appétence de l’infirmière pour le roman de gare (Mais qui donc a violé Linda ?) que Franco remet en cause la véracité de l’intrigue tout entière et justifie ainsi qu’elle n’ait jamais constitué autre chose qu’une feuilletonesque association d’idées. De l’aspect onirique résulte une dilatation du temps qui laisse le jour s’étendre indéfiniment, les événements peinant à s’inscrire dans une temporalité donnée et nous faisant perdre cette notion du temps que le personnage d’Olivia se réjouit de pouvoir ignorer.

L’écriture des Nuits brulantes de Linda semble elle-même être le fruit d’une association d’idée de la part de Franco qui pioche dans son chapeau les noms de ses personnages, ainsi Radeck nous revient d’Eugénie, toujours sous les traits de Paul Muller, Lorna fut le patronyme de Janine Raynaud dans Succubus (1967) et sera celui de Pamela Stanford dans Les Possédées du Diable (1974) et on croise des personnages nommés Linda dans Vampyros Lesbos (1970), Journal intime d’une nymphomane (1973) et Les Possédées du Diable. L’homme à tout faire incarné par Pierre Taylou se place dans une longue lignée de figures semblables (depuis Augustin dans Les Inassouvies jusqu’à Fennul dans Gemidos de Placer) tandis que les interventions impromptues du duo d’enquêteurs joués par Bigottini et Catherine Laferrière rappelle les intermèdes tout aussi inutiles mettant en scène Soledad Miranda et Andres Monales dans Les Cauchemars naissent la nuit (1970). Franco agit comme, nous le soupçonnons, Marie-France, en ressortant de son coffre à jouet imaginaire des figures et des situations qu’il ré-agence à loisir, en ce sens Les Nuits brulantes de Linda marque une évolution importante de Franco vers l’autoréférence et le recyclage et invite à se représenter le cinéma de son auteur comme un arbre phylogénétique en constante expansion : rien ne se perd, tout se transforme.

On pourra seulement regretter de ne pas trouver quelque compositeur régulier de Franco à la musique (pas de Bruno Nicolaï ni de Daniel White ici), Ian Wira et Charles Gordanne assurant le service minimum, sauf pour ce qui est du thème principal qui parvient parfois à convoquer les mêmes accents mélancoliques que ceux d’André Bénichou pour Le Miroir obscène et Les Possédées du Diable. Malgré – ou grâce à – son caractère bricolé, inachevé, décousu et rapiécé, Les Nuits brulantes de Linda se hisse au-dessus du rang de simple curiosité, de ponctuation superflue au milieu d’œuvres de plus grande importance et s’impose comme une pièce incontournable du puzzle que constitue la filmographie de Jess Franco. Si le réalisateur lui-même ne parvient pas toujours à transcender les thèmes et les situations qu’il a su mieux traiter ailleurs (dans la plupart des films cités plus haut), il ne les aura jamais autant concentrés qu’ici donnant à son film la teneur d’une essence brute, un parfum de cauchemar qu’aucun réveil ne viendra diluer, encore moins dissiper.


Suppléments

  • Présentation par Daniel Lesoeur
  • Présentation par Stéphane du Mesnildot
  • Scènes additionnelles (interdites aux mineurs, si vous voyez ce que je veux dire)
  • Diaporama d’affiches et photos
  • Film-annonce original
Combo DVD-Blu-Ray édité par Artus

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A propos de Gabriel CARTON

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