Prospérité et décadence, fragiles comme tremble…
A une barque vide une vie d’homme ressemble.
Au bord de l’eau, ShiNai-an, Luo Guan-Zhong
De 2001 à 2018, un homme et une femme traversent une guerre des gangs, la violence de rue et la prison, mais aussi l’amour, la trahison, les séparations et les retrouvailles, sans jamais cependant former une famille. Ils vivent en dehors de l’ordre social, et ne comptent que sur eux-mêmes pour subsister, comme des marins sur une mer déchaînée. Tenant fermement le gouvernail, prêts à affronter le choc des vagues, échappant mille fois au naufrage et à la noyade. »[1] La fresque de Jia Zhang-ke suit les pérégrinations de Bin (Liao Fan) et Qiao (Zhao Tao) dans une Chine en pleine mutation et nous offre l’essence de son pays et de ses valeurs, de son cinéma et de la femme comme dernier rempart à la folie du monde.
Les marins de Jia Zhang-ke sont des « fils et filles du jianghu », titre chinois du film (JianghuErnü), qui peut également se traduire par « fils et filles des rivières et des lacs ». Dans la tradition littéraire chinoise, notamment dans le roman Au bord de l’eau (XIVe siècle), le jianghu décrit une société parallèle constituée de hors-la-loi et d’insurgés qui s’oppose à l’Etat oppresseur et corrompu. « La fraternité de cette société parallèle a sa propre philosophie, ses codes culturels, ses rituels. Ils doivent parfois recourir à la violence pour faire appliquer leur sens de la justice. »[2] Lors d’une scène en boite de nuit, les membres de cette société, désignée comme « la pègre » et supervisée par Bin, plongent leurs verres dans une bassine remplie d’alcool, symbolisant les « cinq lacs et quatre mers » (expression qui désigne les quatre coins du pays), et boivent à la loyauté et la droiture.Tous boivent à la même source comme des frères et sœur de sang échangeraient leurs serments de fidélité.
Le jianghu, ce sont également des hommes et des femmes, vagabonds, saltimbanques et artistes de cirque, qui parcourent la Chine et intègrent le danger à leur vie quotidienne. « Les Eternels s’intéressent à des êtres en perpétuel mouvement, des êtres qui ne peuvent pas se fixer. De plus, ce thème résonne avec l’histoire du tournage puisque, pendant la réalisation du film qui a duré plus de 3 ans, nous avons parcouru plus de 7000km dans des milieux souvent inhospitaliers, du nord au sud du pays.»[3] Le personnage de Qiao, la plus fidèle aux valeurs du jianghu, se déplace durant tout le film : bus, voiture, train,ferry, moto ou à pied. Ces mouvements l’immergent dans la collectivité, souvent filmés sur le mode du documentaire comme la belle scène d’ouverture dans le bus, et la confrontent à une altérité qui peut bloquer sa progression (la bande de jeunes voyous agressifs qui forcent l’arrêt de la voiture ou la voleuse dans le ferry) mais aussi lui permettre d’arriver à ses fins (le vol de la moto du chauffeur empressé lui permettra de revoir Bin) ou de se projeter un instant dans avenir différent (la rencontre dans le train avec un spécialiste des OVNI).
Les fils et filles du titre sont les descendants de cette tradition qui a évolué au fil des siècles. D’après Jia Zhang-ke, les personnages des Eternels ont hérité de la violence des années de la révolution culturelle et ont repris les codes des organisations souterraines vus dans les films de Hong Kong des années 1980.[4]Le réalisateur rend d’ailleurs hommage à John Woo, dans Les Eternels, en utilisant la musique de son film The Killer (1995).« C’est une musique qui, pour nous, véhiculait un certain état d’esprit : le sentiment de l’importance de la loyauté. Un état d’esprit qui a complètement disparu aujourd’hui. »Le film se déroule sur trois périodes symbolisant la montée en puissance économique et technologique de la Chine : 2001 (la Chine rejoint l’Organisation Mondiale du Commerce), 2006 et 2018 (la Chine est la deuxième puissance économique mondiale). Il montre à travers des trajectoires individuelles « comment les bouleversements fulgurants qui ont récemment modifié le visage de la Chine ont saccagé les traditions et les valeurs traditionnelles» et Jia Zhang-ke s’interroge sur la possibilité de « rester fidèle à soi-même quand tout bouge autour de soi ».[5]
Cette temporalité correspond presque aux tournages de Plaisirs inconnus (2002) et Still Life (2007) dont les Eternels reprend des éléments. Plaisirs inconnus fournit l’esquisse de relations entre Qiao, jeune chanteuse, et Mr Ren, personnage animé par la conquête de l’argent et du pouvoir. Still Lifere prend la quête de Qiao, à la recherche de Bin, homme d’affaires dans la région des Trois Gorges. Ces deux Qiao renaissent dans Les Eternels,coiffures et vêtements à l’identique, avec la même obstination quel que soit leur âge. Jia Zhang-ke a utilisé pour le film trois scènes inédites tournées antérieurement, dont celle qui nous montre Qiao dans un théâtre, à l’époque de Still Life, entonnant en chœur une chanson romantique jouée sur scène après sa rupture avec le Bin des Eternels. Ce troublant sentiment de déjà-vu touche sensiblement le spectateur cinéphile qui transporte avec lui les souvenirs des films déjà vécus.
Dans La Villa de Robert Guédiguian, un flash-back nous montrait les mêmes acteurs au même endroit, dans le film Ki-lo-sa, tourné 32 ans auparavant, et nous plongeait subitement dans un abysse d’émotion lié au temps qui passe. Le rôle du réalisateur comme témoin du passé est d’autant plus important pour Jia Zhang-ke qui parle de la blessure encore ouverte causée par les bouleversements infligés aux populations lors de la construction du barrage des Trois-Gorges qu’il avait filmé dans Still Life: « Quand je suis revenu dans les Trois-Gorges après 12 ans, j’étais face au vestige de ce qui symbolisait la modernité. Mais un visage dissimulé, effacé, oublié, dans le sens où tous les conflits – les gens déchirés, déplacés – tout avait été enfoui sous les eaux. Il n’y a plus aucune trace, c’est un vestige invisible.»[6] De la même façon, Jia Zhang-ke a souhaité montrer, dans Les Eternels, les tragédies intimes qui ne sont pas toujours visibles : « avec ce film, j’ai voulu filmer ce qui n’a ni forme ni consistance physique : ce qui se passe aux tréfonds de nos âmes. »[7]
Tout comme Ariane Ascaride et Robert Guédiguian, Zhao Tao a joué dans presque tous les films de son mari, Jia Zhang-ke, depuis Platform en 2000 et ses personnages nourrissent sa performance de femme-phénix qui ne cesse de renaître de ses cendres. Son personnage de Qiao est la pure incarnation du jianghu par sa loyauté, sa fidélité et son abnégation. Elle apparaît, dans la première partie, comme une femme respectée à l’égal des hommes : elle fume et boit avec eux et les brutalise même parfois. Bin lui apprend à utiliser une arme à feu dont elle se servira pour le défendre et qui la mène en prison où elle refuse de le dénoncer. Lors de la scène d’initiation, Qiao déclare « Rien n’est plus pur que la cendre de volcan, tout ce qui brûle à haute température se purifie », en écho au titre anglais du film « Ashis the purest white ». Qiaoincarne l’incandescence d’une loyauté immaculée envers son amour, quitte à se brûler les ailes.
De son séjour elliptique en prison, nous ne verrons que la résignation de Qiao dans le froid de l’hiver. A sa sortie, elle part à la recherche de Bin, devenu homme d’affaire fuyant, qui l’a trahie, ainsi que les valeurs du jianghu. Qiao s’obstine devant sa lâcheté et finit par le rencontrer,un soir de pluie noir comme de la lave, dans un plan séquence d’une tristesse contenue où les anciens amants se retrouvent dans une chambre d’hôtel et actent leur rupture en brûlant un journal dans une bassine (qui rappelle celle du partage de l’alcool) pour chasser la malchance, leurs mains unies au-dessus de la fumée. Cette combustion symbolise les illusions perdues de Qiao mais aussi la possibilité d’un nouveau départ sur les braises de son amour pour Bin.
La dernière partie nous dévoile les personnages 10 ans plus tard, ombres fragiles dans un espace d’une blancheur éclatante. La décadence morale de Bin a contaminé son corps et Qiao le recueille dans le tripot de leur jeunesse qu’elle dirige dorénavant. Sa loyauté l’emporte sur le ressentiment, malgré la déception qui l’attend et la solitude que Bin laisse dans son sillage. Après la prison et la désillusion, Jia Zhang-ke montre à nouveau Qiao enfermée dans la droiture de ses valeurs, ici l’encadrement d’une porte ou la mosaïque des images des caméras de surveillance qu’elle vient de faire installer. Des images qui enregistrent, dorénavant sur des smartphones, la déchéance des vaincus, comme les bravades pathétiques de Bin. Mais Qiao, héroïne tragique d’un autre temps, accepte sa nouvelle prison avec dignité, protégée d’un monde dont elle rejette les nouveaux totems : argent et pouvoir.
Jia Zhang-ke se reconnait dans les valeurs du jianghu : « Cela m’a rappelé mes premières années de réalisateur, alors qu’il était risqué de faire des films qui exprimaient clairement nos idées et nos sentiments profonds sur la société. Je me suis donc jeté dans l’écriture de ce scénario comme s’il s’agissait d’une traversée dans mes émotions : ma jeunesse perdue et mes rêves d’avenir. Vivre, aimer et être libre. »[8] Jia Zhang-ke a créé sa société de production en 2006, ce qui l’a conduit à se lancer dans des activités plus commerciales, comme des pubs (smartphone[9], banque, pesticide, etc.) ou des conférences. Il a été élu député de l’Assemblée nationale populaire pour sa province natale en mai 2018, fonction qui lui donne l’opportunité de prendre la parole « pour faire changer et évoluer l’environnement global »[10]. Sa démarche est assumée : « Très tôt, j’ai décidé de ne pas céder sur mon indépendance mais de refuser de me marginaliser. »[11] Que concéder pour arriver au but ? De quels idéaux Les Eternels sont-ils les cendres ?
(Chine-2019) de Jia Zhang-ke avec Zhao Tao, Liao Fan, Xu Zheng
Blu Ray/DVD édité par Ad Vitam
[1] Texte de Jia Zhang-ke, daté de décembre 2017, édité dans Les Cahier du cinéma, janvier 2018, n° 740.
[2] « Entretien avec Jia Zhang-ke » par Joachim Lepastier, Les Cahiers du cinéma, février 2019, n°752
[3]Entretien avec Jia Zhang-ke, par Jean-Christophe Ferrari, Transfuge, février 2019, n°126
[4]Entretien avec Jia Zhang-kepar Tony Rayns, Ciné-Asie.fr, février 2019
[5]Entretien avec Jia Zhang-ke, par Jean-Christophe Ferrari, Transfuge, février 2019, n°126
[6]Entretien avec Jia Zhang-ke, par Elisabeth Franck-Dumas, Libération, février 2019, n°11739
[7]Entretien avec Jia Zhang-ke, par Jean-Christophe Ferrari, Transfuge, février 2019, n°126
[8] Dossier Les Eternels, AFCAE, http://www.art-et-essai.org
[9]https://www.youtube.com/watch?v=Eu-TqfxpfgU
[10] « Eternel, Jia Zhang-Ke », entretien par Laure Adler, L’Heure bleue, 28 février 2019, https://www.franceinter.fr/emissions/l-heure-bleue/l-heure-bleue-28-fevrier-2019
[11] FRODON, Jean-Michel. Le monde de Jia Zhang-ke. Crisnée (Belgique) : Yellow now, 2016.
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).