Revoir Street Trash près de trente ans après sa sortie, c’est constater que cet OVNI cinématographique n’a rien perdu de son pouvoir de sidération qu’il exerça sur nous lorsque nous le découvrîmes en fréquentant les vidéoclubs au début des années 90 (nous étions encore un peu jeune pour le voir en salles). Unique film de Jim Muro qui devint par la suite un des meilleurs techniciens de la steadycam pour Scorsese, Mann, Cameron ou De Palma, Street Trash reste une œuvre étonnante à la croisée de deux grandes tendances du cinéma d’horreur.
Pour ceux qui ignorent tout du film, rappelons qu’il dresse un tableau d’un « no man’s land » new-yorkais où vivotent quelques clochards affreux, sales et méchants. Le propriétaire d’une boutique de spiritueux découvre au fond de sa réserve une caisse de bouteilles d’un breuvage explosif. Sans scrupules, il met en vente pour la somme modique d’un dollar ce « Viper » qui ne va pas tarder à faire des ravages puisqu’il liquéfie littéralement ceux qui ont le malheur d’en boire…
Street Trash, par sa peinture étonnante d’une petite communauté de déclassés, nous apparaît comme l’un des derniers feux d’un cinéma d’horreur brutal et « politique ». Davantage que les micros-intrigues du récit (les oppositions entre le terrifiant Bronson – un vétéran du Vietnam- et d’autres clochards, l’enquête sur le meurtre d’une femme de petit mafieux…), ce qui intéresse Muro, c’est la peinture d’un lieu. Tourné dans les quartiers malfamés de la « grosse pomme », le film frappe par son décor de terrains vagues, de décharges publiques et son immense casse automobile où ont élu domicile de nombreux miséreux. En ce sens, le film s’inscrit dans cette lignée de films horrifiques ayant pour cadre une ville de New-York livrée au chaos : ceux de Lustig (Maniac), Henenlotter (Basket Case) voire les premiers Ferrara. Comme le fera quelques mois plus tard John Carpenter avec They Live (Invasion Los Angeles), Jim Muro montre l’envers de l’Amérique reaganienne, celles des exclus et des plus pauvres. Il y a quelque chose d’impitoyable dans cette chronique qui va fouiller dans les recoins les plus sombres et les plus sales de la nature humaine. A travers le personnage de la secrétaire d’origine asiatique, il fait montre d’une certaine compassion pour les plus démunis mais c’est sans compter sur un regard très acerbe qui n’épargne personne. Entre le vétéran du Vietnam qui s’est taillé un couteau dans un fémur humain et une bande d’ivrognes qui ne pensent qu’à assouvir leurs besoins les plus primaires, on ne peut pas dire que le film offre une image très reluisante du genre humain. Que le cinéaste nous propose un intrigant flash-back du côté du Vietnam en dit long sur sa volonté d’ausculter les plaies d’une nation, ses blessures refoulées. Entre menus larcins, agressions sauvages, viols et meurtres, Jim Muro nous plonge dans un univers impitoyable, crasseux et violent qui prend parfois des allures de fable à la Romero. Dans une séquence étonnante (et assez traumatisante), une femme d’allure bourgeoise mais totalement beurrée se trompe d’amant et part avec un clochard pour une partie de jambes en l’air. Notre homme, ravi de l’opportunité, la conduit jusqu’à la carcasse de voiture qui lui tient lieu de domicile et la besogne sous les regards salaces d’une tripotée de pouilleux qui évoquent furieusement les zombies de La Nuit des morts-vivants. Ils se jetteront tous sur la malheureuse par la suite et la tueront.
Muro n’épargne pas pour autant les autres classes sociales : les flics machos complètement stupides, l’ignoble petit mafieux sans parler de l’abject patron de la casse, obèse et libidineux, qui passe son temps à agresser sexuellement sa secrétaire et qui n’hésitera pas à violer un cadavre !
Mais parallèlement à cette dimension presque « politique » du film, Street Trash annonce également la grande mutation du cinéma « gore » vers quelque chose de beaucoup plus humoristique et parodique. Il faudrait évidemment nuancer cette affirmation (le cinéma « gore » a eu une dimension farcesque, héritée du Grand-Guignol, dès ses origines chez HG.Lewis) mais le cinéma d’horreur des années 70 se caractérisait par un côté abrupt et malsain volontairement dérangeant. Avec les années 80 et l’arrivée de Reagan au pouvoir, il va devenir de plus en plus aseptisé (cela ne concerne d’ailleurs pas que le cinéma d’horreur) et plus lisse. Le cinéma gore ne disparaît pas mais évolue désormais du côté d’un second degré que l’on retrouve aussi bien chez Stuart Gordon (Re-animator) que dans les premiers Jackson (Bad Taste, Brain Dead) ou les productions Trauma.
Si Street Trash a des côtés assez terrifiants, il est aussi très drôle car on sent à chaque instant la joie du potache désireux d’aller le plus loin possible dans le mauvais goût à la manière de John Waters ou de Toxic Avenger (la directrice des effets spéciaux de ce film, Jennifer Aspinall, a également travaillé sur Street Trash). Rien ne sera épargné au spectateur : vomissements, pets, clochard qui urine sur l’un de ses congénères avant de se faire émasculer et que son membre devienne le « ballon » d’une partie de rugby… Et il faut évidemment évoquer les scènes d’horreur provoquées par le Viper : un homme fond sur ses toilettes, un autre explose littéralement tandis que la plupart se liquéfient dans d’abominables souffrances. Pour contourner le problème de la censure, Muro a évité le côté trop réaliste du rouge sanglant et a eu recours à des couleurs vives. Le côté organique des corps se décomposant et se déchiquetant devient ici une véritable performance « d’action painting » avec des giclées multicolores (bleues, vertes, jaunes…). De ce fait, le film navigue entre une sorte d’irréalisme outrancier qui ne désamorce pourtant jamais la dimension sordide de la description de cette communauté.
L’équilibre est toujours maintenu entre le tableau saisissant d’une humanité de laissés-pour-compte et une volonté potache de mettre les mains dans le cambouis et d’éclabousser toute le monde dans un grand éclat de rire.
NB : A noter dans les suppléments du film, le court-métrage de fin d’études de Jim Muro (également intitulé Street Trash) qui apparaît comme la matrice de l’œuvre à venir. Quel dommage que le cinéaste n’ait pas persisté derrière la caméra !
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Street Trash
(Etats-Unis- 1987 – 97 minutes)
Réalisation : Jim Muro
Scénario : Roy Frumkes et Jim Muro
Photographie : David Sperling
Montage : Dennis Werner
Interprétation : Mike Lackey, Bill Chepil, Nicole Potter, Pat Ryan
Disponible en DVD le 24 avril chez E.S.C éditions
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