Un homme et une fillette marchent seuls sur un lac gelé. Un poisson nage dessous la couche de glace. L’homme dirige son fusil vers une biche, puis vise sa fille, qui ne le voit pas. La biche part, le fusil se baisse, l’enfant regarde son père. Scène d’ouverture en flash-back qui imprégnera tout le film : le père veut-il protéger le monde de sa fille Thelma, ou l’inverse ?

Nous suivons donc les pas de Thelma (Eili Harboe), pour ses débuts en faculté à Oslo.Vivant seule pour la première fois, et loin de la maison familiale isolée en campagne, les appels de sa mère (Ellen Dorrit Petersen) scrutent sa nouvelle vie à distance. Un jour, elle est prise de crises qui ressemblent à de l’épilepsie, qu’elle leur cache, ne voulant pas les inquiéter. Livrée à elle-même, elle prend ses marques auprès de nouveaux camarades comme Anja (Okay Kaya), malgré ses angoisses, ses attirances et ses peurs. Sur le thème de l’entrée dans l’âge adulte, de ses flottements où chaque larme résonne comme une tragédie, le cinéma ne nous avait offert depuis longtemps une œuvre aussi forte, aussi pure, camouflant la douleur sous l’infinie douceur de sa forme et de sa narration. Dans ce grand film sur le refoulé qui se matérialise, l’apocalypse intérieure extériorise le chaos. Par le biais du fantastique, la métaphore flamboie.

© Motlys AS

Face à ses deux parents qui lui offrent les meilleures conditions pour étudier, les conseils teintés de religion balisent les choix de Thelma, quand son propre père (Henrik Rafaelsen), médecin, n’utilise pas cette légitimité pour la guider au mieux… ou la contrôler ? Sans vouloir mettre tout le cinéma nordique sur un même plan, il y a parfois du Carl Theodor Dreyer dans ce portrait poignant d’une jeune femme réagissant à l’emprise de la religion omniprésente, dans cette échappée au carcan moral et éducatif, et dans la manière dont le monde détruit les êtres de l’intérieur, en tentant de les modeler dans le conformisme. En cinquante ans, les mentalités auraient-t-elles si peu évolué ? Certes, le point de vue de Joachim Trier, contrairement au cinéaste danois, ne peut se résoudre au réconfort de la foi, sauf peut-être celle qui émerge de son propre moi. Le cinéaste épouse toujours le point de vue de son héroïne, nous foudroyant de son regard désemparé.

© Motlys AS

It Follows de David Robert Mitchell avait lui aussi magnifiquement évoqué le sombre héritage parental laissé aux enfants terrifiés par le sexe. Joachim Trier le traite à son tour, dans une mise en scène aussi majestueuse qu’implacable. Il est fascinant de constater combien le travail du photographe Gregory Crewdson – lui même très cinématographique dans son art de la mise en scène – inspire les réalisateurs actuels. A l’instar de l’univers visuel et thématique de Mise à mort du Cerf Sacré de Yórgos Lánthimos ou de celui d’It Follows, le bizarre s’insinue subrepticement dans le réel, et les moments oniriques sonnent curieusement hyperréalistes dans Thelma : fascinante vision d’une anomalie dans la réalité, qui se fissure, contaminée par les bouleversements de l’esprit. La musique d’Ola Fløttum, fidèle compositeur de Joachim Trier, et son thème entêtant baignent Thelma dans une mélancolie ouatée, enveloppante comme une onde attirante et trompeuse.

© Motlys AS

Sombre et éthéré, Thelma renvoie aux grandes créations fantastiques qui employaient la métaphore surnaturelle pour définir l’état de femme face à son corps, à ses désirs, son animalité, ce bouillonnement intérieur qui ne demande qu’à exploser et à s’assouvir dans une société qui enserre et emprisonne. Comme le soulignait Françoise Héritier (*) :

Le désir féminin est-il moindre que le désir masculin ? Il n’est pas moindre, il est occulté et redouté. On observe toujours une image « duplice » des femmes : elles sont à la fois la vierge folle et la vierge sage. Ce sont des stéréotypes, des instruments de contrôle.

Souvenez-vous d’Under the skin de Jonathan Glaze, avec son extra-terrestre se découvrant femme, explorant son propre corps avant d’être sacrifiée sur l’autel de la cruauté masculine et vous aurez une idée de ce que peut provoquer le film de Joachim Trier dans son approche du genre. Thelma est donc une cousine des grandes héroïnes charnelles comme le fut l’Irena de La Féline, peut-être plus encore Nastassjia Kinski chez Paul Schrader que Simone Simon chez Jacques Tourneur. Comme dans Grave de Julia Ducournau, le spectateur découvre avec l’héroïne ses changements : l’épouvante s’entremêle à la folle émotion de sa vraie naissance, mais avec une grande douceur cette fois-ci. Du respect de l’interdit, Thelma passe à la conscience d’elle-même, de ses traumas, du poids de l’éducation. La première étape de la rébellion : savoir entendre l’appel de ses profondeurs.

Aussi hypnotique que le fut Oslo 31 août, Thelma, c’est un peu Carrie revisité par Ingmar Bergman. Nous n’oublierons pas Eili Harboe : elle porte l’énigme et l’interrogation en elle, la fragilité et la destruction, poignante et impénétrable dans l’apprentissage de la vie, dans l’apprivoisement de son propre mal.

* : entretien publié dans Sciences et Avenir, juin 2009.

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Chronique initialement publiée pour la sortie du film en salles le 22 novembre 2017.

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