Pauvre Françoise! Amoureuse d’un pervers narcissique dans toute sa splendeur (ou son horreur), elle n’a cessé de subir humiliation sur humiliation. Ce que le début du film ne divulgue pas. Cette jolie demoiselle naïve, toute guillerette, avec encore des étoiles dans les yeux, écume les boutiques pour offrir un cadeau surprise à son amoureux. Arrivée à son domicile conjugal, elle surprend Carlo avec une autre fille. Rien d’exceptionnel au fond, les histoires d’adultères sont légions au cinéma. Le ton du film est incertain oscillant entre l’ambiance d’une sexy comédie et le roman photo abondant en clichés. Une entrée en matière sciemment en trompe l’œil, ne permettant pas d’anticiper la véritable nature d’un film beaucoup plus retors et malsain qu’il ne le présage. Lorsque Françoise, désespérée, se jette sous un train, le ton bascule vite vers un excès mélodramatique qui pourrait s’avérer ridicule. Mais il n’en est rien. La suite déjoue nos a priori. Sa sœur, Emmanuelle, vient reconnaître le corps. Le notaire lui laisse une lettre dans laquelle Françoise relate sa relation emprunt de souffrances avec Carlo. Emmanuelle part à la recherche de l’amant pervers dans le but de venger sa sœur.
Les flashbacks, habilement agencés, retracent les sévices et avilissements subis par la pauvre fille, sous l’emprise du charismatique Carlo, interprété par le fascinant George Eastman. Évitons tout malentendu. Emmanuelle et Françoise est une co-réalisation entre Bruno Mattei et Joe D’Amato, alias Aristide Massaccesi (qui signe la photo du film sous son vrai nom) mais en regard de la filmographie de chacun, il parait évident que l’implication de ce dernier s’avère beaucoup plus importante tant d’un point de vue thématique que sur le plan esthétique. Pour mieux saisir le cinéma du stakhanoviste Joe D’Amato, Emmanuelle et Françoise constitue une porte d’entrée idéale permettant de saisir les obsessions limites pathologiques d’un artisan encore tenu par une forme cinématographique cohérente.
Derrière les ficelles d’un scénario cousu de fil blanc, se dissimule un beau, film à la fois pervers et triste, un aveu aux résonances autobiographiques. La vengeance concoctée par Emmanuelle place le bellâtre dans une position ambiguë qui sonne presque comme une déclaration à cœur ouvert. Il est enfermé dans une pièce capitonnée avec comme seule ouverture un miroir sans tain. Ligoté, il ne peut pas sortir, juste observer Emmanuelle s’adonner à diverses expériences sexuelles, de lesbianisme avec une des petites amies de Carlo ou avec un homme rencontré par hasard. A travers le regard de Carlo, Joe D’Amato confesse son propre voyeurisme. Un voyeurisme maladif, presque contraint, dans le sens où il n’a pas le choix. Cette pulsion, au-delà de toute raison, est traitée de façon métaphorique en montrant un homme attaché, forcé d’assister à une succession d’ébats censés le rendre jaloux, le dégoûter, le torturer.
Une des constantes de son cinéma se manifeste à travers la combinaison de l’érotisme et de l’horreur, petite marque de fabrique que le futur réalisateur de Porno Holocaust va déployer à l’avenir en repoussant les limites du bon goût. Devenant l’un des pionniers du pornogore, alliant dérives graphiques et sexe non-simulé, Joe D’Amato poussera le dispositif du voyeur assistant à des horreurs à son paroxysme dans Emanuelle en Amérique. Le réalisme des scènes de tortures, filmées dans un style pseudo documentaire alimenteront même la légende des snuff movies. Ce désir de transgression, disparaît en partie lorsque l’italien endosse le costume de pornographe dans les années 90, se débarrassant de ses visions déviantes pour devenir un besogneux du X traditionnel avec plus cent films tournés en moins de 10 ans. . On peut préférer le D’Amato torturé, tiraillé entre cinéma de genre et pornosoft, entre fascination sincère de la beauté des corps de ses actrices et volonté pulsionnelle de les maltraiter. Dans Emmanuelle et Françoise cette approche schizophrénique s’avère davantage suggérée que frontale. Le charme vénéneux de ce rape and revenge, qui démarre comme une bluette sentimentale, se drape d’une autocritique, un portrait en creux d’un cinéaste obsédé par la chair sous toutes ses coutures, des plus sensuelles aux plus répugnantes. Il se fait aussi le chantre d’une vision puritaine de la sexualité liée à la violence et à la mort, déchiré entre on voyeurisme morbide et sa tendance à appréhender l’acte charnel comme l’objet de tous les vices.
La réussite du film tient aussi à sa dimension onirique lorsque Carlo est forcé d’avaler une substance illicite provoquant des hallucinations. Drogué, il assiste à un repas qui va se transformer en orgie dérivant vers une forme de cannibalisme: Régression des convives s’emparant de la viande crue et revenant à un état d’animalité, avant de finir par une grande partouze fantasmagorique. Sur fond de musique napolitaine dans une atmosphère surréaliste et provocatrice que n’aurait pas renié Luis Buñuel, D’Amato trouvait encore la bonne distance, qu’il délaissera par la suite dans son désir assumé d’aller toujours plus loin dans l’outrance visuelle. Peut-être que cette distance est à mettre au crédit de Bruno Mattéi? La question reste ouverte.
Sur le plan formel, Emmanuelle et Françoise révèle des fulgurances, de trésors d’inventivité, permettant à D’Amato, grâce à son travail en tant que chef opérateur, d’expérimenter constamment dès qu’il doit filmer la nudité, notamment les étreintes saphiques: Les contre-plongées sur les corps dénudés, les gros plans sur des morceaux de chair alliés à un montage brutal, les prises de vues insolites rappellent que l’italien était loin d’être un tâcheron dénué de talent. Il pouvait se transformer en démiurge d’un érotisme décadent. Emmanuelle et Françoise demeure son meilleur film avec La mort a souri a l’assassin et Blue Holocaust. Simple supposition car au milieu d’une filmographie foisonnante, il reste sans doute des pépites à découvrir.
Pour accompagner ce film rare présenté dans une copie parfaite, Le chat qui fume a concocté une édition aux petits soins avec des bonus passionnants. Outre une analyse pertinente du film par Sébastien Gayraud, deux entretiens de Luigi Montefiori et Maria Rosaria Riuzzi complètent ce superbe combo blu/ray dvd. Mais le vrai bonus à ne pas rater demeure le documentaire incroyable sur Joe D’Amato « Une expérience de l’horreur » (1 h 19 mn), parfaite introduction pour appréhender son cinéma malade et dérangeant.
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