Après des années 50 et 60 au sommet d’Hollywood avec des longs-métrages essentiels (Seconds, Un Crime dans la tête, Le Prisonnier d’Alcatraz), les décennies suivantes sont marquées par une baisse de qualité pour John Frankenheimer. Bien que réussie, sa suite de French Connection l’inscrit comme un second choix (William Friedkin avait refusé de reprendre du service) et le tournant des 80’s va le voir prendre un virage plus proche du cinéma d’exploitation. Le film de monstre Prophecy puis l’actioner À armes égales marquent un déclin dans l’ambition du cinéaste, en même temps qu’un constat de « relégation » au simple poste d’exécutant de studio. Après avoir réalisé Le Pacte Holcroft (porté par Michael Caine) le metteur en scène jette son dévolu sur un roman d’Elmore Leonard écrit en 1974 : 52 Pick-Up. Rapidement, il apprend que les droits sont détenus par Cannon Films, dirigé par les inénarrables Menahem Golan et Yoram Globus. La firme a d’ailleurs déjà très librement adapté le livre en 1984 sous le titre The Ambassador (réalisé par J. Lee Thompson avec Robert Mitchum et Rock Hudson) et Golan lui-même, souhaitait porter l’histoire à l’écran en Israël dix ans plus tôt. Le duo accepte la proposition du réalisateur et engage John Steppling (futur scénariste d’Animal Factory de Steve Buscemi) pour retranscrire la langue si particulière de Leonard. Paiement cash suit donc Harry Mitchell (Roy Scheider), entrepreneur à succès, qui se retrouve du jour au lendemain mêlé à une machination terrible après que des individus aient menacé de dévoiler ses infidélités à sa femme Barbara (Ann-Margret)… Sidonis Calysta, qui s’était déjà occupé de la réédition du Pays de la Violence, a décidé de mettre de nouveau Frankenheimer à l’honneur avec la sortie de ce combo Blu-Ray / DVD du film de 1986.
En un grandiose plan d’introduction – un long mouvement de caméra qui démarre sur un panorama de Los Angeles avant de terminer sur le héros en train de se prélasser dans sa piscine -, le réalisateur place Mitchell au cœur des symboles de sa réussite professionnelle. Une villa luxueuse sur les hauteurs de la Cité des Anges, une rutilante Jaguar dont il prend le temps d’essuyer une trace sur la carrosserie avant de prendre le volant, autant de signes extérieurs de richesse qui font de lui un prototype du self made man des 80’s. En déplaçant l’action de Detroit à la Californie, le scénariste opère l’un des rares changements vis-à-vis du roman, le script étant tellement fidèle que Leonard fut même crédité au script alors qu’il ne participa pas à son adaptation. Un changement qui fait sens tant la ville, à l’instar de Miami, porte en elle toute la quintessence de l’obsession de réussite chère à l’ère Reagan. Proche des hommes qui travaillent dans son entreprise, Harry, ancien major de l’armée de l’air (il fabrique des composants pour la NASA), vient du bas de l’échelle et s’est fait tout seul, incarnant un modèle des vertus du capitalisme triomphant. Le générique, qui suit en parallèle son quotidien ainsi que celui de son épouse, conseillère dans la campagne électorale d’un procureur, révèle déjà des tensions sous le vernis parfait. Le couple est en crise, le mari semble se désintéresser de l’engagement et de la carrière de sa femme, et la trompe avec une jeune nymphette, Cini (Kelly Preston). En ce sens, la très belle scène où Barbara prononce un discours en faveur de la transparence, de la vérité, est parlante, et se traduit par un gros plan fixe sur le visage de l’entrepreneur qui se décompose peu à peu comme mis face à ses propres mensonges. L’argent et la politique se retrouvent mêlés dans l’intimité même du couple. Le final, qui voit le protagoniste détruire toutes ses possessions matérielles afin de retrouver celle qu’il aime, sonne, sous ses aspects de plaidoyer gentiment réactionnaire, comme une réponse acerbe à ces « années fric » telles qu’Hollywood les valorisait alors.
Le septième art, l’audiovisuel, et la primauté de l’image sont au centre de Paiement cash (véritable obsession de Leonard comme en témoigne Get Shorty, également adapté sur grand écran). Les hommes qui font chanter Harry, le forcent à regarder des VHS (alors qu’ils lui projettent la vidéo dans une salle de cinéma dans le roman), mettant d’abord à jour sa relation extraconjugale dans une sorte de biographie peu reluisante du businessman, très éloignée de ce que le long-métrage a dévoilé jusque-là, puis l’accusant du meurtre de sa maîtresse. Cette deuxième séquence, en forme de véritable snuff movie, prend même une dimension méta lorsque le chef du gang révèle son travail de metteur en scène. Alan (John Glover) prend son rôle très au sérieux; minable réalisateur de films X cachant ses yeux vairons sous un eye patch digne de John Ford, il explique l’importance de ses contrechamps à un Mitchell horrifié. Il tourne l’assassinat de manière spectaculaire, comme un véritable tour de magie, et se sent obligé de prouver au spectateur que tout ce qu’il voit est vrai. Au détour d’une réplique, lorsque la victime est déshabillée de force (« On te montre un peu de peau pour te tenir en haleine »), il exprime même probablement le ressenti de l’auteur de Seconds, obligé de travailler pour la très racoleuse Cannon. Durant une séquence, où il interroge Doreen, une amie de sa maîtresse, le protagoniste prend conscience du pouvoir de fascination des images en photographiant la jeune femme dans des poses lascives. Par la suite, lorsqu’il menace les malfaiteurs, il le fait aussi à coup de clichés pris à leur insu, voire d’enregistrements vocaux, comme lors de la conclusion proprement jouissive. Le monde du porno, alors en vogue (Body Double est sorti deux ans plus tôt), est également évoqué, Cini et Doreen (Vanity, actrice et chanteuse, muse de Prince également à l’affiche d’Action Jackson avec Carl Weathers), tournant dans des productions pour adultes. De véritables pornstars de l’époque (parmi lesquelles Ron Jeremy et Amber Lynn) font d’ailleurs une apparition, renforçant le lien avec la réalité du milieu. Le récit se retrouve donc rythmé par des cassettes, des films, qui peu à peu enfoncent le héros dans l’horreur. D’une simple et banale infidélité, il se retrouve bientôt accusé d’un meurtre qu’il n’a pas commis, au cœur d’un chantage financier qui va peu à peu révéler de nombreux secrets enfouis.
Malgré une bande originale aussi omniprésente que datée et typique de ce genre de productions, composée par Gary Chang qui retrouvera Frankenheimer pour son décrié remake de L’Île du docteur Moreau, 52 Pick-Up peut compter sur le savoir-faire certain du réalisateur. Celui-ci parvient à faire monter un sentiment d’angoisse à mesure que son protagoniste se perd dans le mensonge et prend de plus en plus de mauvaises décisions, avant de finalement renverser les rôles jusqu’à avoir un coup d’avance sur ses maîtres chanteurs. Véritable bande de Pieds Nickelés, ces derniers sont eux-mêmes embourbés dans des faux-semblants et des trahisons à répétition, tels le couple principal qui peine à maintenir l’illusion de son entente parfaite. Les apparences (nombreux plans de visages reflétés dans un miroir ou un écran) et les non-dits sont au cœur de la mise en scène du cinéaste qui fait montre d’une maîtrise technique imparable, aidé en cela par Jost Vacano, chef op de Das Boot et de nombreux Paul Verhoeven (Spetters, Showgirls). Il fait ainsi d’une simple discussion dans le désert, un spectaculaire plan séquence s’achevant par d’énormes explosions, ou surprend le spectateur par un inattendu coup de feu tiré à travers une vitre opaque. Peu intéressé par les (rares) séquences d’action (probable exigence de Golan et Globus), il se permet une véritable succession d’auto citations. Comme le relève Olivier Père dans son interview présente en bonus, la campagne électorale renvoie évidemment à Un Crime dans la tête, le personnage droguée de force à l’héroïne, French Connection 2, quant à la séquence où Harry force à bord de son bolide, il évoque évidemment Grand Prix et la passion première de celui qui se destinait à une carrière de pilote automobile. Autant de références personnelles, de liens avec une œuvre dense, qui font de Paiement cash, sous ses atours de polar ensoleillé made in Cannon, un suspense incarné (excellent Roy Scheider), délesté de tout cynisme, l’une des ultimes réussites (bien que mineure) d’un auteur précieux, qui va par la suite abandonner le cinéma pour revenir à ses premières amours : la télévision.
Saluons le travail de Sidonis Calysta qui, en plus d’un master HD irréprochable, propose deux bonus très intéressants. Le premier est le long entretien durant lequel Olivier Père revient en détails sur l’importance du roman dans la carrière d’Elmore Leonard, qui va par la suite se consacrer à des histoires plus légères, et la place de ce polar dans la filmographie foisonnante de Frankenheimer. Le second est en fait un épisode de l’émission The Directors comprenant des interviews de Kirk Douglas, Frank Sinatra, Samuel L. Jackson et, bien évidemment du réalisateur qui se confie sur ses débuts comme assistant de Sidney Lumet pour le petit écran et ses projets avortés (notamment l’adaptation de Breakfast at Tiffany’s).
Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez Sidonis-Calysta.
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