John G. Avildsen – « Joe, c’est aussi l’Amérique » (1970)

Cinéaste rattaché dans l’inconscient collectif à ses deux plus gros succès que furent Rocky (1976) et Karaté Kid (1984) , John G. Avildsen est pourtant un profil bien plus intéressant que celui du simple artisan compétent. Après avoir effectué ses premiers travaux dans le monde de la publicité, il devient l’assistant d’Arthur Penn sur Mickey One (1965) puis d’Otto Preminger sur Que vienne la nuit (1966), ou encore le directeur de la photographie d’Out of It de Paul Williams. Technicien polyvalent, il sera parfois le chef-opérateur et le monteur de ses propres réalisations. Il commence à voler de ses propres ailes à la fin des années 60 avec deux films d’exploitation, Turn on to Love et Guess What We Learned in School Today ?. Ce dernier sera d’ailleurs distribué par la Cannon après le carton de son troisième long, Joe, c’est aussi l’Amérique qu’il met en scène en 1970. Avant d’être, une décennie plus tard, la célèbre firme incarnée par Menahem Golan et Yoram Globus, faisant la part belle aux séries B d’actions portées par Charles Bronson, Jean-Claude Van Damme, Chuck Norris et consorts, Cannon Group était solidement implantée sur le créneau de la sexploitation. Petits budgets, nudité gratuite et/ou scènes de sexe explicites, le tout projeté dans des cinémas spécialisés alors que le porno n’avait pas encore connu son âge d’or. Joe va incarner un changement de paradigme pour la boîte de production. S’il ne déroge pas à une logique de financement à bas coût (on parle d’une enveloppe de 106 000 dollars), il rapportera près de deux-cent-cinquante fois sa mise de départ au box-office. Écrit par Norman Wexler, futur scénariste de Serpico de Sidney Lumet, Mandingo de Richard Fleischer ou La Fièvre du samedi soir de John Badham, le film intronise et préfigure d’un même élan un genre phare du cinéma américain seventies : le vigilante movie. Malgré son impact retentissant à sa sortie (le script fut nommé aux Oscars), il fut progressivement éclipsé de l’Histoire officielle et des mémoires collectives au profit d’œuvres plus emblématiques dans le registre telles que Dirty Harry, Taxi Driver et Death Wish. Deux essais cinématographiques publiés en 2022 auront mis un point d’honneur à rappeler son importance. Vigilante – La Justice sauvage à Hollywood (largement encensé dans nos colonnes) de Yal Sadat, prix 2022 du Meilleur ouvrage en français sur le cinéma puis Cinéma Speculations de Quentin Tarantino. Devenu très rare et difficilement trouvable sur support physique (uniquement disponible en import), le long-métrage fait aujourd’hui peau neuve avec une édition Blu-Ray et DVD sous la bannière d’ESC. Il est grand temps de sortir de l’oubli une œuvre qui n’a rien perdu de son impact et de sa pertinence.

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Après que sa fille Melissa (Susan Sarandon) ait été hospitalisée suite à une overdose, Bill Compton (Dennis Patrick), un col blanc aisé, tue accidentellement Frank (Patrick McDermott) le petit ami — et dealer — de celle-ci. Dans la foulée de l’incident, il rencontre dans un bar Joe (Peter Boyle), un ouvrier clamant sa haine des hippies.

Passé la douceur trompeuse de son générique, Joe, c’est aussi l’Amérique, se place d’abord du côté de la jeunesse, en nous immergeant brièvement dans le quotidien précaire de Melissa et Frank. Déclarations amoureuses insatisfaites, deals foireux, consommation excessive de stupéfiants, ce portrait guère élogieux d’individualités égarées et pathétiques, introduit la rupture relationnelle entre la jeune femme et ses parents (encouragée par le petit-ami) autant que l’incident déclencheur de l’intrigue. John G. Avildsen manifeste un souci de soigner l’exposition, le décors et les tenues vestimentaires, disent et racontent déjà en soi partiellement les personnages, leurs niveaux et conditions de vie. La mise en bouche patiente retarde sciemment les entrées en scène respectives de Bill Compton et Joe. Elle distille également le trouble quant à la nature et à la finalité du long-métrage. Film d’exploitation aux velléités d’auteur ? Drame social aux accents de vigilante ? La frontière est en permanence poreuse et cette dimension hybride s’accorde par ailleurs avec la pluralité des tons employés. Si la position initiale du réalisateur pourrait témoigner d’un penchant réactionnaire, il ne montre pas plus de sympathie à l’égard du père, conservateur avéré. Col blanc à l’allure insoupçonnable, il commet un meurtre, dépassé par ses pulsions et son ressentiment. Il est intéressant de constater, que le temps de l’altercation, Avildsen change temporairement de langage visuel, comme si Bill était contaminé par le lieu dans lequel il s’est introduit, un parfum de chaos imprègne la pellicule. Contrairement au récit de vengeance traditionnel, il « répare » un drame qui a été évité : sa fille est toujours vivante. Son acte n’a rien de cathartique et ne peut faire l’objet d’aucune forme de complaisance. A priori, il sera naturellement épargné en raison de sa position aisée. Sa situation traduit à elle seule une injustice : l’impunité des puissants. C’est dans ce moment critique qu’apparaît Joe, un ouvrier modeste déblatérant un monologue haineux au comptoir d’un bar. En quelques minutes, il fait sienne toute une rhétorique populiste dont l’extrême-droite est coutumière. Il énumère infatigablement les boucs émissaires soit-disant responsables de ses maux et de ceux du pays, avec la certitude de détenir une vérité relevant de l’évidence irréfutable. Tout cela pourrait sembler caricatural si l’individu n’était pas incarné par un Peter Boyle, effrayant et saisissant de justesse, dans ce qui fut l’une de ses premières apparitions au cinéma. Sa bonhomie, vectrice d’identification naturelle est contrariée par la violence de ses mots. Aussi, un demi-siècle plus tard, ces propos trouvent une résonance particulière après les années de présidence Trump, ayant largement contribué à remettre au cœur du débat public et dans la lumière, ce type de discours, aujourd’hui normalisé auprès d’un pan radicalisé de l’électorat américain. Car, s’il s’agit de toute évidence du film d’une époque définie, avec un contexte politique (l’arrivée au pouvoir de Nixon) et social (la domination symbolique de la contre culture) bien identifié, il continue de dialoguer avec le présent, et ce de manière extrêmement juste.

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Réunis autour de détestations communes et d’une même vision conservatrice de l’avenir, ces deux hommes que tout devrait opposer, vont former un duo improbable et complémentaire. Point de résurgence de lutte des classes, Joe est aveuglé par sa haine, fasciné par le meurtre que Bill a commis, comme s’il avait fait preuve du courage qui lui manque. Cet état de fait traduit en soi une fracture sociale insoluble en raison du schéma de pensée du personnage. À l’inverse, le nanti ne se rapproche de l’ouvrier que pour sauver sa peau, apeuré à l’idée de pouvoir être dénoncé et a minima publiquement humilié. Il se doit de préserver les apparences et surtout son rang, à n’importe quel prix. John G. Avildsen conscient de ces réalités distinctes observe malicieusement le fossé séparant les deux individus. Il filme leurs foyers et modes de vie respectifs tout en dépeignant une impasse idéologique et l’illusion tragique qu’elle entretient chez eux. Il ne manque pas de railler la versatilité de leurs opinions, lorsque leur répulsion des hippies s’évapore « miraculeusement » le temps d’une joyeuse partie de jambes en l’air. Cet instant faussement frivole résume en creux la légèreté de leurs convictions, résultant quasi exclusivement de leurs propres frustrations personnelles. Ils envient et jalousent une jeunesse libre qui (contrairement à eux ?) n’a pas peur de voler de ses propres ailes et s’affranchir de l’autorité qu’ils prétendent valeureusement incarner. Comme lors de l’incident déclencheur, s’opère une étonnante bascule visuelle, les deux hommes sont inconsciemment happés par l’atmosphère, les couleurs accrochent l’œil et un virage plus graphique se ressent. Hors de leurs bases (familiales ou professionnelles), leurs repères sont fragiles et malléables selon l’instant et leurs pulsions. Entre humour et acuité dans ses analyses des bouleversements de l’époque, Joe, c’est aussi l’Amérique avance avec une violence latente, prête à exploser d’un moment à l’autre. Le carnage final, conclusion logique d’un cheminement psychologique aux confins de la folie, pourrait être suspecté d’une sensation de jouissance malsaine s’il n’était pas immédiatement rattrapé par le réel. En un ultime plan tragique, le cinéaste glace le sang du spectateur et de ses personnages qu’il confronte à leurs actes, sans possibilité d’échappatoire.

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Une édition pourvue d’un master de qualité qui permet d’apprécier le long-métrage dans les meilleures conditions, à laquelle viennent s’ajouter deux suppléments, la bande-annonce ainsi qu’un entretien passionnant de quarante-cinq minutes avec Jean-Baptiste Thoret, Le Réveil de l’Amérique silencieuse. En terrain connu, l’historien du cinéma invite à revoir Rocky du même John G.Avildsen en ayant Joe, c’est aussi l’Amérique dans le rétroviseur, considérant l’anti-héros campé par Peter Boyle, comme un personnage semblable au futur champion de boxe, à la différence qu’il aurait vieilli et laissé passer sa chance. Il évoque les évolutions du scénario afin de rendre compte au plus possible de la séquence que vivait la société américaine, la notion de héros « empêché » qui caractérise Joe, individu doté de parole, incapable de passer à l’acte. Il insiste sur l’impact culturel qu’eut le film en son temps tout en l’assimilant à un documentaire sur le New-York de l’époque, avant d’évoquer non sans excitation le projet de suite avortée et le synopsis envisagé. Le parfait complément pour approfondir une œuvre essentielle du début des années 70.

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A propos de Vincent Nicolet

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