Ressortie de l’indispensable « Fat City », film tardif de John Huston, datant de 1972, en combo Blu-ray / DVD. Un film très attachant avec trois interprètes remarquables : Stacy Keach, Susan Tyrell et Jeff Bridges, pour une atmosphère de chronique éthylique à un doigt de la désespérance, mais sauvée par l’entraide et l’humour des personnages. L’enfer de la boxe amateur conjugué à celui d’une grande ville sinistrée, un mirage de réussite à l’horizon…
Stockton USA, Californie. Les destinées croisées de Billy Tully (Stacy Keach), un boxer sur le retour, abîmé par son divorce, prématurément vieilli par l’alcool, et d’Ernie Munger (Jeff Bridges à ses débuts), un jeune novice qui fait ses premiers pas sur le ring… « Fat City », c’est la ville fantasmée à l’embonpoint miraculeux, un rêve de richesse pour échapper à la sinistrose et à l’oisiveté ; c’est donc l’antithèse de Stockton, ville de la précarité, où les salariés sont les vrais marginaux. Les premières images du film photographié par Conrad Hall, donnent la couleur locale : radieuse et crépusculaire à la fois ; le soleil écrase la nuque et la misère s’étale le long des trottoirs… Seule alternative : la boxe comme planche de salut, très hypothétique ; ou les bars, derniers vestiges de sociabilité pour les éclopés du rêve américain ; des lieux de non retour. Mais ne pas s’y fier : « Fat City » qui est une sorte de récit initiatique contrarié, n’est pas un drame complaisant ; c’est une comédie douce-amère, même détonante, burlesque par endroits, malgré son réalisme cru. Huston dresse le portrait de ces « désaxés » sans en effacer la vitalité ni, d’une certaine manière, l’esprit de résistance : une acceptation impassible de leur condition sociale, voire, un aveu de nullité assumée, en un geste de bravade et d’indifférence. Toute la force du récit est de rester en équilibre sur ce porte-à-faux, sans totalement basculer dans l’ironie, l’apitoiement, ou la fascination glauque. La nuance est fine mais sensible, et le film jouera en permanence de ce décalage léger entre son apparence, d’abord enlevée, et son enlisement sous-jacent, jusqu’aux images finales qui semblent se figer en un photogramme mortifère. Un humour désenchanté mais encore salvateur soutient les séquences ; c’est celui de Billy, le boxeur vagabond, acteur et spectateur de sa vie, partagé entre la volonté d’y croire à nouveau, le scepticisme, la colère. Cet humour est condensé dans l’écart existant entre le titre du film, un mythe providentiel, et la ville de Stockton, réalité censée l’incarner. Il est aussi dans le gimmick que se lancent les piliers de comptoir, parias de l’ordre social, et qui les fait s’esclaffer invariablement : lever le pied, pour foncer dès demain, à « Fat City » !
On est gré à Wildside d’avoir conservé le titre original, emprunté au roman de Léonard Gardner (dont le film est l’adaptation), et non sa traduction française, « La dernière chance » ; un titre dont les connotations mélodramatiques contredisaient l’esprit plutôt détaché du film. Le récit emprunte son ton, également, à la ballade qui ouvre le générique : « Help Me Make It Through the Night ». Ce titre de musique country est composé par le chanteur et comédien Kris Kristofferson. Typiquement, la nature dépressive des paroles est tempérée par la douceur de l’interprétation vocale, mais aussi par sa coloration instrumentale, des ornements pointillistes de guitare slide, lointainement exotiques et aériens. Le titre reviendra à plusieurs occurrences, sous une forme instrumentale ou chantée, pour former l’écrin subtil du film, et en signer le rythme nonchalant entre parade et abandon. « Fat City » se campe d’emblée dans la chronique, fidèle à l’esprit et à la mentalité du lieu, une sorte de surplace infini.
Présenté souvent comme le premier véritable film sur la boxe, il n’en est pas véritablement un, sinon à la marge, dans la mesure où Huston concentre l’attention non pas sur les matches, ou les entraînements, mais sur l’identité des boxeurs, leurs origines, leurs aspirations et les conditions souvent sordides de leur apprentissage, sans aucune garantie de réussite à la clé. « Fat City » est davantage un film sur la réalité sociale de la boxe, et sur le mythe d’accession qu’elle représente, qu’un film réaliste, au sens sportif et technique, et encore moins, bien évidemment, une mise en spectacle de cette pratique. Il est à regarder davantage comme une fiction libre (donc pour partie romanesque et quelque peu pittoresque), mais doublement documentée par le propre parcours de Huston et par celui de Gardner (le romancier et scénariste du film), tout deux ayant été boxeurs amateurs. L’environnement des comédiens n’est pas reconstitué non plus : il s’agit de véritables entraîneurs, boxeurs, et anciens champions recrutés dans le cru ou les environs. Le film a indéniablement une marque authentique, accentuée par la photographie des lieux publics et la description des activités journalières effectuées pour survivre (le ramassage de fruits et du coton dans les grandes exploitations californiennes). L’habileté de Huston aura été de trouver une forme suffisamment consensuelle et « divertissante » (rythmée, mise en musique, et allégée par quelques outrances comiques) sans pour autant compromettre son propos, ni la justesse de ton. Mais rien n’y fera : le film, trop pessimiste, et littéralement trop sombre dans sa photographie (au point d’être déprogrammé des drivings !) sera un four.
En dernier lieu, il faudrait rendre hommage à Susan Tyrell, disparue en 2012, qui campe le troisième personnage fort du film (elle n’avait alors que 26 ans et en paraissait bien le double à l’écran). Il s’agit d’Oma, une brave fille visiblement malmenée par la vie, devenue alcoolique, qui partage le sort de ses amants, des membres des communautés raciales réprimées ou exploitées par la ville. Passée des bras d’un indien Cherokee à ceux d’un noir régulièrement incarcéré, elle finira par prendre Billy Tully comme compagnon de dérive ; leur ménage étant bien sûr voué à la somme de leurs ratages respectifs. « Fat City » tire sa beauté de ses trois croisements individuels – Billy, Ernie et Oma – organisés sans démonstration, avec un semblant de souplesse et de naturel dans les articulations. Le récit reste malgré tout accablant, même très déprimant dans sa conclusion. Ceux qui ne se tuent pas, dans la boxe ou la bibine, se consument lentement dans le salariat. Les options se valent. Pour les personnages, les échecs prendront plusieurs voies – la conformité sociale pour le jeune Ernie ; le choix volontaire de l’autodestruction pour les deux aînés, Tully et Oma. Mais leurs descriptions ne sont pas dramatisées. Ce sont des trajectoires presque douces et triviales, dans lesquelles l’empathie humaine joue à plein : l’amour, la fraternité… Entre, il y a aussi le récit d’une transmission malheureuse entre Billy et Ernie : le boxeur déchu a cédé son rêve au benjamin. Et l’on ne saura pas si ce dernier aura la lucidité suffisante pour en réchapper, ou s’il s’obstinera à en suivre les pas, pour engendrer à son tour un autre Billy Tully.
En somme, « Fat City » narre le monde de la boxe amateur, un sous prolétariat qui sert de chair, non pas à canon, mais à pari d’argent, jusqu’à ce que mort ou invalidité s’ensuive ; mais son propos va bien au-delà. Il raconte, dans un mélange de candeur, de sympathie et d’amertume, le destin et les rêves de pèquenauds ordinaires, à peine urbanisés, qui sont happés et régurgités par la grande ville, avec ses promesses d’opérettes. Dans un même geste, il biffe violemment la possibilité d’une seconde chance pour les accidentés de la vie, ceux qui ont fait un pas dans le vide. Des histoires, pas toujours « exemplaires », mais assez universelles pour toucher, encore aujourd’hui, les boxeurs et les autres.
« Fat City » de John Huston (1972)
combo Blu-Ray / DVD édité par Wildside
comprend « Le Dernier Combat »,
un livre de Samuel Blumenfeld consacré à l’histoire du film
disponible depuis le 29 octobre 2014
visuels © Wildside
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