Ce texte reprend la critique parue lors de la sortie du film en Blu-Ray chez Rimini Editions. 

Après le tournage agité, pour ne pas dire cauchemardesque, que représenta Les Désaxés (The Misfits, 1961), John Huston décide de mener à bien un projet dont il rêve depuis quelques années, celui de sattaquer à rien de moins que lune des figures majeures du XXème siècle : Sigmund Freud. Cinéaste déreconnu et célébré, qui compte alors à son actif des réussites telles que Quand la ville dort, Key Largo ou encore Moby Dick, il avait fait appel dès 1958 à Jean-Paul Sartre, lun de ses amis proches, afin de rédiger un script qui suivrait les jeunes années du pionnier de la psychanalyse, entre embûches de ses pairs et découverte de linconscient. Celui-ci sexécute et livre un premier jet de près de 600 pages que le studio rejette, imposant de sévères coupes. Le philosophe refuse de toucher à son œuvre et se retire, avant que sa version ne soit publiée à titre posthume en 1984 sous le titre Le Scénario Freud. Charles Kaufman et Wolfgang Reinhardt sattellent aux réécritures et la production est finalement lancée en 1961 avec Montgomery Clift dans le rôle principal. Freud suit donc le parcours du médecin qui doit faire face aux rejets de ses théories balbutiantes dans la Vienne de 1885. Après le collector de Rimini paru en fin d’année dernière, c’est au tour des Britanniques d’Indicator/Powerhouse de proposer une édition Blu-Ray. Le moment est venu danalyser cette œuvre à mi-chemin entre plusieurs courants.

© Universal Pictures

Le long-métrage nest pas un biopic au sens académique du terme. En premier lieu, il choisit de ne couvrir quune période très précise de la carrière du scientifique, mais surtout, il laisse sa vie privée et intime au second plan. Bien quau centre de ses recherches, la famille de Freud nest que peu montrée à l’écran. Les discussions avec son épouse (campée par Susan Kohner) ne concernent ainsi que sa profession. Son existence entière ne tourne quautour de ses recherches, ses avancées reposent dailleurs sur lexploration de ses propres traumas, de ses souvenirs refoulés. Huston fait de son protagoniste la clef de voûte qui sous-tend lentièreté du récit. Il le filme souvent en gros plans, son visage envahissant le cadre lors des proto-séances, comme pour signifier sa place centrale au sein de la science quil est en train de développer. La réussite de lensemble doit également beaucoup à la prestation de Montgomery Clift, dont il sagit ici de l’avant-dernier film avant son décès en 1966. Lacteur, dont la santé était déclinante, connut par ailleurs une collaboration difficile avec le metteur en scène, qui lavait dédirigé dans The Misfits et na pas hésité à le pousser jusqu’à ses limites physiques avant denvisager de le remplacer par Eli Wallach. Cet épuisement véritable joue probablement en la faveur de linterprétation de Clift, magnétique. Anonyme au milieu des docteurs dans lintroduction, âme perdue solitaire qui déambule au milieu de Vienne. Son regard, que le réalisateur saisit souvent en plan rapproché, semble viser plus loin que les connaissances de ses confrères, perdu dans un horizon que seul lui perçoit. Une dimension de récit initiatique sempare alors de Freud. Linconscient devient une énigme alchimique quil faut percer à jour, comme le prouve cette récurrence des portes symboliquement fermées que le personnage doit déverrouiller les unes après les autres. Le tout prend alors des atours de roman daventures, une quête quasi mystique (le cinéaste du Trésor de la Sierra Madre a adapté Moby Dick en 1956) dans laquelle le héros sembarque, franchissant les épreuves jusqu’à descendre aux enfers pour se découvrir lui-même. L’un de ces obstacles est évidemment la figure du père. Meynert (Eric Portman) et Breuer (Larry Parks) sont comme deux incarnations paternelles, dont lune se prend littéralement pour Dieu. Alors quil agonise sur un trône de certitudes, il déclare dailleurs au jeune Sigmund « vous êtes mon fils spirituel ». Un autre nom, symboliquement rayé de la distribution mais pourtant essentiel, peut rejoindre cette approche, celui de Jean-Paul Sartre créateur et co-géniteur du projet. Mais sous lexploration des tréfonds de lesprit humain, John Huston retrouve ses premières amours, celles dun certain cinéma de genre.

© Universal Pictures

Freud use parfois de méthodes dignes dun Sherlock Holmes de linconscient, détective cherchant à percer les secrets enfouis au cœur des pensées. La jeune Cecily, inspirée de plusieurs patientes du médecin et interprétée par Susannah York (Le Cri du sorcier) après que le réalisateur et Sartre aient envisagé de confier le rôle à Marilyn Monroe, subit ainsi de véritables scènes dinterrogatoires. La photo de Douglas Slocombe, légendaire chef opérateur britannique notamment connu pour son travail sur Au cœur de la nuit, Le Bal des vampires ou encore la trilogie Indiana Jones, renforce ce rapport intime au fantastique. Les nombreuses surimpressions et autres contre-plongées, lutilisation du grand angle, la gestion des ombres portées, évoquent tout autant le traitement des cauchemars de La Maison du docteur Edwardes que l’impressionnisme allemand. Les racines ésotériques de l’hypnose sont évoquées et larrivée chez un nouveau cas mystérieux se change en véritable instant horrifique. Le noir et blanc très contrasté tranche avec la passion de Huston pour la couleur, quil a magnifié dans Moulin Rouge, héritage dun passé de peintre qu’il a souvent évoqué. Les scènes oniriques, absentes du script originel de Sartre, sont probablement les plus belles trouvailles visuelles du film. Emplies de symbolisme, telle cette séquence de découverte du complexe d’Œdipe, elles usent dimages aussi fortes et évocatrices que ces deux mains qui se frôlent, perçues à travers la fenêtre dune maison de poupées. Le rêve et la réalité, les souvenirs et le temps présent se pénètrent, comme en témoigne le fondu-enchaîné qui change un dialogue en narration en voix-off, fruit du talent du monteur Ralph Kemplen (La Nuit de liguane, African Queen, Dark Crystal). Mais l’élément le plus clairement inspiré de l’épouvante, cest la bande originale dun Jerry Goldsmith alors débutant (il a œuvré principalement à la télévision et signe le score de Seuls sont les indomptés la même année). Le compositeur opte pour une musique angoissante, lancinante, qui lui vaudra sa première nomination à lOscar, et dont certains motifs seront même repris par le musicien à loccasion dAlien (autre œuvre hautement psychanalytique) dix-huit ans plus tard.

© Universal Pictures

Le générique donne le ton. Des formes abstraites, paréidolies évoquant le test de Rorschach, accompagnées des notes de Goldsmith, cherchent à figurer visuellement les méandres de lesprit. Un narrateur (John Huston lui-même) annonce que trois grands savants ont changé lhistoire de lhumanité : Copernic, Darwin et Freud. Chacun à sa manière a bouleversé la place de lHomme dans lunivers. Cest donc une découverte majeure et essentielle que le cinéaste sest donné pour mission de retranscrire. De son propre aveu, celui-ci se passionne pour la discipline sans toutefois navoir jamais suivi la moindre analyse. Le documentaire Let There Be Light, présent en bonus, déscénarisé par Charles Kaufman et que le metteur en scène tourne en 1946, traduit cette fascination. Censuré par le Pentagone, il traitait de la rééducation des soldats traumatisés de la Seconde Guerre mondiale. Jean-Paul Sartre ne croyait quant à lui pas en lexistence de linconscient. Deux visions différentes et opposées au service dun récit de découvertes et de révolution. Si Sigmund Freud prétendait que jamais un film ne pourrait rendre justice à son travail, la psychanalyse et le cinéma se développèrent pourtant en parallèle. Deux disciplines jumelles qui misent sur lalliance de la science et de la narration. Les histoires que lesprit a inventées pour cacher des blessures et des traumas, permettent paradoxalement datteindre la vérité. Il en va de même pour lartificialité du septième art qui cherche, par le truchement de procédés mécaniques, à retrouver une certaine véracité du mouvement et, in fine, de l’âme humaine. Le mensonge mène au vrai. Ironie du sort, Montgomery Clift est en train de perdre la vue au moment où il interprète ce personnage qui cherche à percevoir au-delà des apparences. Sa tâche est montrée comme ardue, rendue presque impossible par lobscurantisme ambiant, le travail du médecin se retrouve comparé à une quête malsaine des choses cachées, des forces démoniaques quillustre lallégorie des scorpions. Meynert déclare même refuser de traiter les patientes souffrant dhystérie. Misogynie et fanatisme religieux se mêlent, à limage de ce docteur venu sermonner le héros alors quil est encadré sur le pas dune porte surmontée dun large crucifix. Limmobilisme des chercheurs se heurte à lesprit téméraire du protagoniste. Bien quil use parfois de certains raccourcis ou facilités (les lapsus, lhypnose comme remède miracle) et que son intrigue stagne quelque peu dès quelle se focalise sur Cecily, Freud demeure un long-métrage fascinant. Une œuvre influente (A Dangerous Method de David Cronenberg lui doit beaucoup) qui se joue des limites de la censure, brise les frontières entre les genres et se montre aussi aventureux et audacieux que son personnage principal.

Suppléments : 

En plus d’une remasterisation 2K, le Blu-Ray proposée par Indicator/Powerhouse offre de nombreux et passionnants bonus. Notons parmi eux, une interview audio de John Huston et Montgomery Clift, enregistrée durant la production du film, un entretien avec l’actrice Susannah York daté de 1982, ou encore Conflict and Trauma, un documentaire du journaliste et historien Matthew Sweet. Mais l’excellente idée de l’éditeur britannique est d’avoir inclus dans les suppléments le documentaire Let There Be Light, tourné par le cinéaste en 1946.

Disponible en Blu-Ray chez Powerhouse

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A propos de Jean-François DICKELI

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