John Huston – « L’Homme qui voulut être roi » (1976)

« Vanitas vanitatum omnia vanitas »

La sortie du coffret DVD/Blu-Ray édité par Wild Side de L’Homme qui voulut être roi (The Man Who Would Be King, 1976), l’un des films les plus ambitieux de la fin de carrière de John Huston, arrive à point nommé pour rendre un ultime hommage à Sean Connery, décédé le 31 octobre dernier. Cette adaptation de la nouvelle de Rudyard Kipling permettra au défunt acteur écossais de livrer l’une des prestations majeures de sa carrière, empreinte d’une gravité finalement assez rare chez lui (si l’on excepte ses interprétations dans le cinéma de Sidney Lumet). Ce n’est cependant (et heureusement) pas la seule qualité d’un film dont l’ampleur dramatique surprend et impressionne encore aujourd’hui. Derrière ses atours épiques, il s’inscrit de façon étonnante, aussi bien thématiquement qu’esthétiquement, dans la dernière partie crépusculaire de la carrière de John Huston ; à l’instar des deux autres films du cinéaste ressortis au cours de l’année 2020 (Le Malin et Au-dessous du volcan), L’Homme qui voulut être roi est bien le récit d’une fin de trajectoire, d’une déchéance, d’une illusion de pouvoir au sein d’un univers âpre qui refuse l’avènement des personnages ; cette idée d’illusion est implicite mais programmatique dès le titre de l’oeuvre, qu’il soit français (l’emploi du verbe « vouloir ») ou original (l’emploi du conditionnel « would »).

Le film raconte le destin de deux militaires de l’Empire Britannique devenus aventuriers vivant de rapines, Peachy Carnehan (Michael Caine) et Daniel Dravot (Sean Connery). Ils traversent les tout aussi majestueuses qu’hostiles montagnes himalayennes pour atteindre le pays imaginaire du Kafiristan, contrée isolée dans les hauteurs du monde que seul semble avoir atteinte Alexandre le Grand. Et Dravot d’être considéré comme une sorte d’icône vivante du fait de son ardeur (ponctuelle) à défendre les habitants de ce petit pays et de l’oeil maçonnique qu’il arbore en médaille identique au symbole de leur croyance. Confusion qui entraînera la profonde mégalomanie du personnage, et sa chute au sens propre et figuré.

La mégalomanie du Roi (M. Caine ; S. Connery) (©Wild Side)

L’Homme qui voulut être roi démarre comme un récit picaresque enlevé, à la fois rimbaldien par la caractérisation des personnages (deux hommes déchus devenus un temps marchands d’armes dans le brouhaha des marchés indiens) et rousseauiste, presque romantique, dans sa façon de faire du périple himalayen une sorte d’inscription de l’Homme dans le gigantisme d’une Nature belle et dangereuse, qu’il peut mettre en colère sans même le vouloir (la scène loufoque du déclenchement de l’avalanche par les éclats de rire des deux personnages). La première moitié du film s’avère être une sorte de trompe-l’oeil, l’enjeu narratif majeur étant justement l’arrêt des personnages au Kafiristan, leur isolement du reste du monde et leur façon d’influer non plus sur la Nature mais sur une civilisation, dans le but premier de la piller de ses richesses (immenses, puisque le pays est resté inviolé), puis d’en prendre illégitimement le contrôle.

Le film de Huston peut (et doit, peut-être) être perçu comme une parabole philosophique et politique sur ce qu’est le pouvoir et ce qu’il peut générer, tant sur l’Homme que sur les masses. Carnehan et Dravot jouent le rôle des colons de l’Empire envahissant le monde (ils ont donc finalement valeur métonymique), important leur technologie et leurs méthodes de combats (les armes à feu, qu’ils vendaient pour vivre à Lahore, leur permettent ici de devenir avatars des héros mythiques) et, partant, la violence du monde occidental dans un havre de paix fonctionnant selon ses propres rites. Les deux personnages hustoniens annoncent la caractérisation de Hazel Moses dans Le Malin (1979) : tous ces hommes n’ont comme ambition que de plier le monde à leur existence, à leur mesure, à leur croyance, à leurs désirs, quitte à tenter de créer un système tyrannique qui les préserverait et qui ne servira que leur déclin.

Car oui, Daniel Dravot est un tyran, une occurrence de leader d’utopie totalitaire, accédant au pouvoir par la force des armes (même si l’usage des fusils sert dans un premier temps à défendre les habitants du Kafiristan), volant les ors et les pierres précieuses gigantesques dans la salle du trésor de son nouveau peuple, faisant montre de son autorité illégitime lors d’une scène de doléances populaires où il régit au doigt mouillé le fonctionnement de sa cité, choisissant une femme parmi les plus belles du royaume, cultivant enfin un culte de la personnalité qui n’est pas sans rappeler celle des plus grands figures dictatoriales de l’Histoire. Nous pouvons d’autant plus parler de culte que Dravot emprunte par pur hasard les croyances et icônes des Himalayens (la médaille maçonnique), elles-mêmes inspirées par l’un des symboles de l’expansion impérialiste antique ; d’Alexandre le Grand à la Couronne britannique (dont Carnehan n’enlève que rarement l’uniforme), la soif d’accaparement des terres et des peuples n’a donc jamais été vraiment étanchée.

Le Roi et sa Reine (S. Caine ; S. Connery) (©Wild Side)

Comme toute utopie, l’utopie totalitaire est vouée à la chute, et c’est bien sûr cela qui semble intéresser principalement John Huston, cinéaste fasciné par le crépuscule des êtres. La véritable visée de L’Homme qui voulut être roi, du picaresque de sa première partie à la prise de pouvoir (absolu) mi-héroïque mi-Pied Nickelé de Dravot, semble bel et bien être la perte de contrôle fatale, dans un sens double : à la fois mortifère et inévitable. Mordue par sa promise Roxanne (Shakira Caine), Dravot saigne ; et le pouvoir, d’autant plus lorsqu’il est incarné par ce qu’on considère comme un dieu vivant, ne saigne pas ! Ceci condamne le leader et son acolyte à être ravalés au simple rang d’intrus, l’imposteur à être sacrifié selon les rites autochtones, et son compagnon à être ostracisé.

La célèbre scène de mise à mort recèle une dimension symbolique très forte : durant une partie du film, Carnehan a supervisé la construction d’un pont de cordes reliant deux pans de roches himalayens séparés par un profond précipice. Dravot, redevenu simple mortel, est condamné à être précipité dans ce ravin ; ses anciens sujets le forcent à marcher jusqu’au milieu du pont et tranchent les cordes le retenant à la terre ferme. Par ce geste, les habitants du Kafiristan se débarrassent de l’imposteur, de cet homme si décevant tout en effaçant comme un coup d’éponge sur une ardoise les vestiges arrogants de ces intrus qui ont voulu remodeler leur civilisation à l’image de la leur. Par cette mise à mort, les Himalayens ne font rien d’autre que de supprimer les traces de personnages moyens qui avaient comme seule ambition l’existence aux yeux du monde. Et sans traces visibles de soi, a-t-on jamais existé ?

Kipling et ses personnages (M. Caine ; C. Plummer ; S. Connery) (©Wild Side)

Film qui prend l’allure d’un récit légendaire du fait de son lieu imaginaire (ou du moins non répertorié) et de ses raconteurs multiples (Carnehan revenu handicapé de son épopée himalayenne narrateur de l’histoire ; Rudyard Kipling [Christopher Plummer] écoutant l’histoire et qui en fera la sève de sa nouvelle…), L’Homme qui voulut être roi assume cet effacement, le caractère incertain, évanescent du récit. Huston se fait ici créateur de vanités (le crâne de Dravot récupéré par Carnehan exposé dans le plan final, double de ceux émaillant Au-dessous du volcan ou des regards sans yeux dans Le Malin), philosophe d’ordre presque existentialiste assumant que face à la Nature, face au pouvoir, face à la vie elle-même et face à la mort, sans accomplissement de sa part, l’Homme n’est rien. Il voulut être roi, il n’est plus qu’un crâne.

Suppléments du coffret DVD / Blu-Ray

  • Quand l’aventure tutoie les sommets : Angela Allen, scripte attitrée de John Huston, se souvient du tournage et de cette expérience hors du commun (43’)
  • La Cité magique : le making-of du film (12’)
  • Le Gentil Géant : le fils du réalisateur Danny Huston parle de son père (8’)
  • John, Sean et Michael & Loin d’Hollywood, John Huston Roi du Kafiristan : deux entretiens avec le cinéaste Jean-Jacques Annaud qui évoque ces trois hommes exceptionnels, leur personnalité et cette œuvre impressionnante (21’ & 17’)
  • La Matière dont les rêves sont faits, l’Inde à Marrakech : Le livre de Samuel Blumenfeld sur la genèse du film, illustré de photos d’archives.

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A propos de Michaël Delavaud

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