John Irvin – « Les Chiens de guerre » (1981)

Chef opérateur de légende, Jack Cardiff a officié soixante-dix ans, de 1935 à 2005. Pionnier de l’utilisation du Technicolor (on lui doit les images du Narcisse Noir et des Chaussons rouges de Michael Powell et Emeric Pressburger), il a collaboré avec certains des plus grands : Alfred Hitchcock, Joseph Mankiewicz ou John Huston. Il est aussi le réalisateur de plus d’une dizaine de long-métrages (il obtint même un Golden Globes pour Amants et Fils en 1961) dont Le Dernier Train du Katanga avec Rod Taylor en 1968, l’un des premiers films à mettre en scène la figure du mercenaire et à la faire jouer par une tête d’affiche. Il n’est ainsi pas anodin de le retrouver en tant que directeur de la photographie près d’une décennie plus tard, sur Les Chiens de Guerre de John Irvin, œuvre documentée scrutant cet antihéros peu commun. Il s’agit de l’adaptation d’un roman homonyme de Frederick Forsyth publié en 1974, auteur prisé par le monde du cinéma après Chacal de Fred Zinnemann et Le Dossier Odessa de Ronald Neame. Produit par Norman Jewison, le projet est un temps confié à Don Siegel, finalement insatisfait du script, puis passe entre les mains de Michael Cimino qui envisage dans les rôles principaux Clint Eastwood et Nick Nolte, avant d’abandonner afin de se consacrer à son monumental et maudit, La Porte du Paradis. John Irvin, cinéaste anglais ayant fait ses armes à la télévision en signant notamment des reportages de guerre pendant le conflit au Vietnam, est alors embauché. Il réunit un Christopher Walken en pleine ascension, fraîchement oscarisé pour Voyage au bout de l’enfer, un jeune acteur remarqué dans À la recherche de Mister Goodbar, Tom Berenger, mais aussi des profils plus surprenants tels que Jean-François Stevenin. Échec en salles malgré un accueil critique positif, le film se fait une solide réputation chez les initiés, ce qui ne l’empêche malheureusement pas de sombrer dans un relatif oubli. Réédité deux ans en arrière outre-atlantique chez Ronin Flix, il demeurait inédit en haute-définition sous nos latitudes. Il bénéficie aujourd’hui d’une mise en avant bienvenue par L’Atelier d’images qui dégaine une nouvelle édition DVD et un premier Blu-Ray. Jamie Shannon (Christopher Walken) est un mercenaire de renom. Son job : parcourir le monde et participer à toutes les guerres qui peuvent l’enrichir. Il vient d’accepter la mission la plus dangereuse de toute sa carrière : organiser un putsch au Zangaro, État africain gouverné par un dictateur sanguinaire. Pour remplir son contrat, il doit recruter une équipe…

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Copyright 1981 Juniper Films

« Criez carnage et lâchez…les chiens de guerre ». Cette accroche explicite figurant à la fois sur l’affiche et en ouverture annonce la couleur. Musique martiale, entrée dans le vif du sujet sur la base d’une contextualisation minimale (Amérique centrale, 1980, sont les seules données concrètes à disposition), des hommes en fuite à bord d’un véhicule tandis que des bombardements sévissent en arrière plan. Pas d’humanité ni de sentiments au moment de décoller, ces mercenaires n’ont d’autre objectif que de sauver leurs peaux et leurs intérêts, au détriment de toute autre forme de considération. Ce prologue musclé et violent, tient une promesse formulée dès le titre, dont le réalisateur va pourtant longuement se détourner, jusqu’à son spectaculaire climax final, un morceau de bravoure aux images apocalyptiques stupéfiantes. Toutes proportions gardées, il préfigure formellement des œuvres qui le supplanteront en termes de reconnaissance et notoriété, telles que Platoon d’Oliver Stone ou La Chute du Faucon noir de Ridley Scott. Entre ces deux temps forts, John Irvin opère un retour au calme et s’attache à nous familiariser au quotidien peu ordinaire de son héros, Jamie Shannon. Les Chiens de guerre reprend les figures de style du film d’espionnage (rencontre nocturne, existence clandestine, faux nom, paranoïa) rappelant Scorpio de Michael Winner avec lequel il partage une même noirceur désespérée à la lisière du nihilisme. Dans sa mission de reconnaissance au Zangaro, Shannon est d’ailleurs pris pour un agent de la CIA. Sous sa couverture de Keith Brown, il doit se faire passer pour un ornithologue, il est amusant de se rappeler que le patronyme de James Bond, vient de celui d’un ami de son créateur Ian Fleming, justement spécialiste des oiseaux. Ce jeu de dupes occasionne une scène de test à la fois savoureuse et tendue, où les rôles et rapports de forces s’inversent progressivement, trahissant et servant d’un même élan la tonalité sérieuse de l’entreprise. Le long-métrage ne manque pas de touches d’ironie : la « taxe d’aéroport » prétextée à la douane pour justifier les sommes d’argent subtilisées au personnage à son entrée sur le continent africain, ou encore la présence massive d’affiches de propagandes, « la force à travers la justice », en décalage avec les constats effroyables effectués sur le terrain. Cependant, celles-ci ne servent aucunement à désamorcer une tension croissante, plutôt à amplifier sans excès, la peinture crédible d’une dictature au sein d’un pays fictif (Frederick Forsythe s’était inspiré de l’histoire récente de la Guinée équatoriale pour son ouvrage). Le cinéaste fait montre d’une efficacité redoutable en distillant un maximum d’informations à la faveur de ses mouvements, cadrages et choix de décors signifiants, optant ainsi pour une économie de mots. Entre réalisme hérité de ses antécédents dans le reportage et maîtrise des genre à l’intérieur desquels il s’inscrit, l’immersion est totale.

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À travers ce récit en trois parties assez clairement définies (mission solitaire au Zangaro, élaboration d’un plan et constitution d’une équipe, puis enfin exécution de l’objectif initial), Les Chiens de guerre brosse le portrait captivant d’un héros ambivalent. Personnage sans éthique autre que l’argent, sans attaches (ses rapports à autrui sont quasi systématiquement biaisés), menant une existence condamné à la marginalité, Jamie Shannon est en proie à une remise en question de son monde. Isolé dans le cadre dès sa première apparition post-prologue, le film observe une impasse existentielle et une absence d’issue. Cet individu, qui excelle à mener des guerres qui ne le concernent pas, échoue à mener ses propres combats (l’échec de son mariage en est l’illustration criante). John Irvin parsème son métrage de digressions loin d’être anodines, comme ce rapprochement avec un enfant de la rue, qu’il prend peu à peu sous son aile jusqu’à l’inviter chez lui. Ce regard innocent est en quelque sorte le seul s’abstenant de juger le personnage, tandis que la culpabilité ronge ce dernier de manière croissante. Protagoniste utilisé par plus puissants que lui, bien heureux de profiter de ses services et son professionnalisme tout en n’ayant aucun scrupules à l’idée de le sacrifier (« Don’t worry, he’s expendable »/« ne vous inquiétez pas, c’est un pantin »), son parcours se double d’une quête de rédemption. Sa prise de conscience progressive et sa volonté in fine de ne plus rester passif face aux événements auxquels il prend part ainsi qu’à leurs portées, évoquent autant un geste partiellement suicidaire qu’un regain de morale inattendu. Ce salut tardif et salvateur, aux conséquences laissées en suspens, lui permet de retrouver une forme de paix intérieure après laquelle il court inlassablement. Christopher Walken, outre son inflexible charisme et l’intensité de son interprétation, traduit parfaitement les tourments et contradictions de Shannon. Sa superbe prestation rappelle qu’il fut l’un des immenses acteurs américains de la période 70/90, un peu trop souvent relégué dans l’ombre des mastodontes que sont Robert De Niro, Al Pacino, Jack Nicholson ou Dustin Hoffman. En résulte, un divertissement ultra efficace et intelligent, qui prend son sujet au sérieux, autant pour se mettre au service de son postulat que s’interroger subtilement autour de la figure qu’il met en scène. Référence oubliée, spectaculaire, haletante, réflexive et sans concessions, Les Chiens de guerre, mérite incontestablement d’être redécouvert. L’édition concoctée par L’Atelier d’image propose une copie restaurée de qualité accompagnée d’un supplément incontournable : la version longue (un quart d’heure de plus) disponible uniquement en VOST, à préférer au montage américain (également présent) nettement plus soft et policé. Le disque inclut aussi la bande-annonce originale et Quand les mercenaires attaquent, une discussion avec Philippe Lombard, revenant de manière consciencieuse et complète sur l’histoire du mercenaire, son apparition au cinéma, avant de se focaliser sur le film de John Irvin.

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A propos de Vincent Nicolet

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