Fidèle à sa réputation de dénicheur de pépites oubliées, l’éditeur britannique Indicator/Powerhouse a décidé de mettre à lhonneur les années 60 à travers la sortie en Blu-Ray de The Man Who Had Power Over Women. Projet à la gestation mouvementée adapté du roman de Gordon Williams, auteur des Chiens de paille, il est initialement porté par le Canadien Silvio Narizzano, réalisateur de Fanatic pour le compte de la Hammer. Celui-ci quitte le tournage pour cause de divergences artistiques avant de s’atteler à Loot (Le Magot), sélectionné au festival de Cannes en 1970. Il est remplacé en urgence par John Krish qui reprend les rênes après avoir bouclé Decline and Fallof a Birdwatcher (LAmateur), signant finalement le film seul. Mécontents du résultat, les scénaristes de Ne vous retournez pas, Chris Bryant et Allan Scott (futur créateur de la série Le Jeu de la dame), retirent leurs noms du générique et demandent à apparaître sous le pseudonyme dAndrew Meredith. Le script suit Peter Reaney (Rod Taylor), agent dun chanteur à succès qui remet toute son existence en question après avoir accumulé les échecs professionnels et personnels. La sortie dans un nouveau master de cette comédie dramatique est-elle à même de nous apporter des éléments de réponse concernant le désaveu de certains de ses créateurs ? Ou, au contraire, est-elle loccasion parfaite de réhabiliter cette petite curiosité à sa juste valeur ?

(© Capture d’écran Powerhouse)

Une centaine de jeunes filles en liesse samassent devant l’Olympia en une foule que traverse difficilement Peter (motif que rejouera le film dans son ultime séquence) : les premiers plans conduisent habilement le spectateur sur une fausse piste. Contrairement aux apparences, le chanteur de charme Barry Black (Clive Francis) ne sera pas le héros du long-métrage qui prend rapidement ses distances avec le récit pop promis par ces quelques instants. Pure création formatée par sa maison de disque, véritable crétin imbu de lui-même et sexiste qui n’hésite pas à renvoyer une danseuse sous prétexte qu’elle est plus grande que lui, la star est présentée sous son jour le plus négatif. Loin d’être dupe de sa situation et finalement aussi cynique que le monde qui lentoure, il a parfaitement conscience de n’être quun produit marketé, comme le souligne cette séquence où il samuse des producteurs qui parlent de lui derrière la vitre dune cabine d’enregistrement. The Man Who Had Power Over Women se détourne habilement de l’esthétique des poster boys et des vedettes à la mode, se tenant toujours à la lisière du Swinging London. Les sixties y sont dévitalisées, vidées de leur substance. Seule demeure une coquille vide et luxueuse, à l’image de l’appartement du protagoniste. Le cinéaste se plaît à montrer celui-ci errant au milieu de ces intérieurs sans vie, décorés de meubles design trop tendances pour être chaleureux, dans une logique quasiment similaire à celle de Stanley Kubrick dans Orange mécanique lannée suivante. La capitale anglaise paraît obsédée par la tendance, dans un environnement où l’élitisme et le trivial, l’art et lindustrie se côtoient jusqu’à ne plus faire quun. La création y est marchandisée, consommée puis jetée à la poubelle. Un humour à froid typiquement brittish vient parfois soudainement court-circuiter certaines séquences, telle cette mort brutale causée par un camion transportant des sièges de toilettes, poussant encore plus loin la déshumanisation à l’œuvre. Dans cet univers dapparences où tout le monde tente d’être célèbre, ou, a minima, artiste (la voisine créatrice de mode qui drague lagent), Reaney passe pour une anomalie, un grain de sable dans la machine.

(© Capture d’écran Powerhouse)

Agent à succès, homme daffaires surbooké, ce dernier semble néanmoins détaché de tout. De son travail tout dabord, dont il s’éloigne à mesure que les bitures s’enchaînent et qu’il sombre dans la dépression. Sa femme résume parfaitement la situation en lui assénant « You hate yourself because you hate your job » (« Tu te détestes parce que tu détestes ton boulot »). Tout est dit, la superficialité de son milieu a eu raison de lui. Présenté comme un jouisseur, qualifié de dépravé par certains, il profite de sa position, drague le jour même de son anniversaire de mariage une jeune groupie avec qui il déambule dans les rues de Paris durant le générique en forme de paparazzade. Campé par un excellent Rod Taylor (vu entre autre dans Les Oiseaux et Zabriskie Point), le personnage, capable de prendre sur un coup de tête un taxi pour rejoindre Londres depuis la France, cache pourtant difficilement son mal-être derrière son rôle de tombeur (pour reprendre le titre français du film). Nostalgique d’une époque révolue où il éprouvait encore du plaisir dans son quotidien, du désir pour son épouse (et inversement), il revit ses souvenirs fantasmés lors de séquences oniriques. C’est au détour de scènes a priori anodines qu’il dévoile son vrai visage. Quand il rend visite à son père dans un quartier miteux et que ce dernier lui claque la porte au nez, ou lorsqu’il esquisse enfin un geste de tendresse envers la compagne de son meilleur ami. Jody (interprétée par Carol White) est dailleurs celle qui lui fait prendre conscience de sa torpeur en lui posant une simple question (« What do you want ? ») à laquelle il ne sait pas répondre (« I don’t know »). Perdu et indécis, il rejoint les grands antihéros tels que le Nouvel Hollywood aiment à les dépeindre de lautre côté de lAtlantique. Bien que marqué par son ère et les dérives ou abus qui en découlent, le long-métrage n’hésite pourtant pas à pointer du doigt le comportement irresponsable des personnages masculins. Loin d’être érigés en modèles, ces derniers sont croqués comme des enfants qui refusent de grandir, se voyant même intimer lordre suivant par une juge : « Be your age ! », illustrant à elle seule le regard féminin posé sur le protagoniste. Il mettra finalement ce conseil en application en assumant ses choix et en refusant toute compromission dans un final jouissif où il trouve enfin ce qu’il a toujours cherché, sa liberté.

(© Capture d’écran Powerhouse)

Pur produit de son époque, The Man Who Had Power Over Women prend en compte les bouleversements de la société, en premier lieu la révolution sexuelle qui bat alors son plein, entre émancipation féminine et tentation adultère. Ainsi, lorsque Angela (Penelope Horner, vue dans Holocaust 2000) se plaint de la libido de son mari, elle est floue à l’image alors que la caméra effectue un zoom révélant le visage de sa meilleure amie en proie à une excitation irrépressible. Le drame de l’épouse est d’être considérée frigide dans un monde où la recherche de plaisir est au centre de toutes les discussions. Sans accabler cette dernière, John Krish démontre que la situation est délicate dans tous les foyers. Val (James Booth, lun des braqueurs de Robbery de Peter Yates) reproche quant à lui à sa femme de se comporter en commandant en chef. Chacun est frustré, insatisfait, condamné à un individualisme mortifère que viendra mettre à mal l’idylle naissante entre Peter et Jody. Étonnante conclusion qui pourrait sapparenter à un retour aux valeurs traditionnelles si tout le film, portrait d’un homme mal à l’aise dans son environnement, ne cherchait pas à questionner l’hypocrisie dun société encore gangrenée par la misogynie sous ses aspects progressistes et féministes. En effet, la prise de conscience du protagoniste survient lorsque la maison de disque décide de forcer une groupie de dix-sept ans enceinte de Barry d’avorter. Ce personnage, de loin le plus bouleversant du film, le cinéaste le représente à mille lieues de la vie mondaine de la haute. Seule dans une rue grise après avoir accepté le chèque du manager, ou dans un moment horrifique au sein dune salle de cinéma qui diffuse un cartoon (écho à son enfance volée), alors qu’un cut soudain enchaîne sur une danseuse topless durant un réception. Le montage de Thom Noble (à l’œuvre sur Thelma et Louise, Fahrenheit 451 ou Le Règne du feu) met en parallèle deux univers qui ne se côtoient finalement que peu et où les classes populaires sont toujours perdantes. Les figures féminines s’inquiètent pour l’adolescente, là où les décideurs masculins discutent entre eux de la somme à débourser pour un IVG, sans jamais demander son avis à l’intéressée. Seule compte la réputation de cet « homme qui avait le pouvoir sur les femmes ». Car le titre nous trompe lui aussi. Ce n’est pas de Reaney, pourtant macho et conscient de son pouvoir de séduction, quil est question, mais dune vedette qui, passé son quart dheure de gloire, deviendra rapidement has been. Le héros lui, aussi agaçant quattachant, ne tend qu’à devenir un individu nouveau, au cœur d’un long-métrage surprenant et imparfait qui prend à rebrousse-poil toutes les attentes et mérite bien mieux que sa réputation.

Suppléments : 

Le Blu-Ray proposé par Indicator/Powerhouse, et uniquement disponible sur le site de l’éditeur, fait la part belle à John Krish. Le cinéaste se retrouve ainsi au cœur de nombreux suppléments tels ses deux documentaires Break-In et Let My People Go, ou encore des interviews enregistrées entre 1994 et 2004 condensées en un bonus audio de quatre-vingt dix minutes. Un entretien avec le scénariste Allan Scott et un livret de 40 pages signé Vic Pratt complètent le tableau.

Disponible en Blu-Ray chez Powerhouse

© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).

A propos de Jean-François DICKELI

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.