Bien que reconnu et respecté au sein de la cinéphilie française, John Sayles reste finalement peu connu sous nos cieux au regard de sa filmographie riche d’une vingtaine de longs métrages dont nous ne connaissons qu’une petite partie. Film que l’on peut considérer comme l’une de ses œuvres de jeunesse, Matewan, réalisé en 1987 et aujourd’hui édité en Blu-ray par Intersections Films, ressemble à s’y méprendre à une pièce majeure tant la densité classique de son récit impressionne, sorte d’équivalent filmique de ce qu’on a pu appeler le « roman américain », portrait en coupe de la Nation américaine et histoire de ses origines et de sa formation à partir de l’ample description de la communauté de mineurs contestataires qui les nourrissent.
Car à l’origine (du récit, des Etats-Unis, qu’importe) était un conflit. En l’occurrence celui, réel, des forçats du charbon de la ville de Matewan en Virginie-Occidentale qui, au début des années 20, se sont opposés pour de meilleures conditions de travail et de vie à leur employeur exploitant tout autant la mine que les hommes. Dans ce contexte explosif intervinrent de concert une vague de nouveaux ouvriers issus des minorités (italiennes, afro-américaines…) ainsi que Joe Kennehan (interprété par un encore méconnu Chris Cooper, acteur-fétiche de John Sayles), représentant syndical poussant les grévistes à s’agréger autour de sa cellule politique, amenant les travailleurs en colère à choisir entre l’action pacifique et raisonnée ou une violence révolutionnaire armée. Et le riche employeur de toutes ces personnes noircies par le minerai et la rancoeur d’avoir recours à des briseurs de grèves, nervis inquiétants ayant tout autant l’allure des gentlemen anxiogènes des pièces d’Harold Pinter que celle des gangsters à chapeau et violence explosive des films du genre des années 30, eux-mêmes redoublant la figure du hors-la-loi westernien traversant la mythologie littéraire et filmique de la fondation américaine.
La première séquence de Matewan s’avère programmatique : dans l’obscurité des conduits de la mine, armés de leurs outils et de bâtons de dynamite, des mineurs font leur boulot en faisant sauter la roche contenant le charbon. De façon naturaliste, sorte de reprise quasi-documentaire empreinte de classicisme américain du Germinal zolien, Sayles donne tout autant à voir les conditions de travail pénibles et dangereuses de ces hommes de l’ombre (au sens propre du terme) que leur dangerosité potentielle, susceptible de tout faire exploser. Le récit de la fresque en vase clos de Sayles est conditionné par ladite explosion, tout autant celle, politique, visant à annihiler un système asservissant de façon inique des travailleurs ravalés au rang d’esclaves (de ce point de vue, Matewan n’est pas sans évoquer une manière, certes formellement moins brute et plus ample, de cinéma loachien) que celle, narrative, misant sur l’idée de prolifération. Le film superpose en effet les arcs narratifs constituant le récit global, finalement immense ; il multiplie les personnages, les thèmes brassés pour créer au final une mosaïque sur l’état de l’Amérique moderne d’une force romanesque impressionnante. De ce point de vue, le film de Sayles cousine quelque peu avec Ragtime, certes le film de Milos Forman (1981), mais surtout le roman d’E. L. Doctorow (1975), auteur n’ayant rien fait d’autre que de dépeindre l’Histoire et la complexité sociale américaines dans une succession de fresques toutes plus foisonnantes les unes que les autres. La parenté du film de Sayles avec le système d’écriture de Doctorow se trouve dans cette façon d’utiliser le genre et l’idée de foisonnement pour radiographier l’Amérique moderne au regard de ses origines fondées tout autant sur l’idée d’un œcuménisme attaché à la notion de fraternité communautaire que sur un rapport dysfonctionnel à la violence et à la dimension seulement utopiste de ce même œcuménisme.
En ce sens, Matewan n’est pas si éloigné des ambitions du western, genre américain par excellence cherchant à raconter avec constance la construction de la Nation et les problématiques qui l’entourent : violence fondatrice, loi du plus fort, cohabitation des diverses communautés faisant littéralement les Etats-Unis, importance donnée au culte. C’est en cela que l’on peut encore une fois parler de « roman américain », l’Histoire de la Nation américaine suivant un fil retors, emberlificoté, chaotique et dense comme peut l’être le film de John Sayles, constitué de l’espoir de toucher du doigt le triomphe de l’esprit communautaire et de la profonde désillusion de son impossibilité du fait de la traîtrise par certains des leurs et des idéaux au profit d’un individualisme d’ordre capitaliste qui constitue aussi l’un des fondements de la société américaine.
Oeuvre imposante, presque intimidante par sa richesse et par son sens mélancolique du tragique, Matewan se fait progressivement l’archiviste de la perte généralisée des illusions ancrée au sein de la société américaine, ou tout du moins dans sa société prolétaire, que ces croyances et autres espoirs soient d’ordre idéologique, religieux (le personnage du jeune prêcheur incarné par le futur folk singer Will Oldham, passant des paraboles devant ses ouailles à la rebellion armée, nouvelle occurrence de prêtre-soldat) ou tout simplement humain. Cette désillusion sera concrétisée par le final de ce film si rigoureusement écrit, réitération de l’explosion du bâton de dynamite de son ouverture, bain de sang inévitable au regard de la mise sous pression que John Sayles aura savamment organisée durant les deux heures qui le précéderont. Tel est certainement le propos le plus important de ce Matewan aux allures majeures : l’Amérique moderne, recherchant à tout prix à exporter le fameux modèle de l’american way of life, à imposer une suprématie presque arrogante sur l’ensemble du monde, à atteindre coûte que coûte cette utopie communautaire dépeinte tant par le film que par nombre de cinéastes tout au long de l’Histoire du cinéma américain et ceci jusqu’aux plus contemporains, reste fondamentalement bâtie sur une terre encore et toujours humide du sang du peuple qui l’a littéralement façonnée. Oeuvre capitale !
Outre le film restauré 4K, le coffret Blu-ray de Matewan édité par Intersections Films contient :
-
le Blu-ray du film
-
un livret contenant un essai deDamien Bonelli sur le film (22 pages)
-
Commentaire audio de John Sayles & Haskell Wexler (VOST)
-
Entretien avec John Sayles (63′, VOST)
-
Entretien avec Maggie Renzi (26′, VOST)
-
« Le Cinéma de John Sayles », par Murielle Joudet (24′)
-
« Matewan et la contre-histoire », par Nathan Reneaud (23′)
-
Bande-annonce (VOST)
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).