Avec A Chiara, son troisième long-métrage, Jonas Carpignano se confronte au sujet ô combien épineux de la mafia italienne, en filmant une petite ville calabraise gangrenée par les affres de la pègre. Evitant les redites et les lieux communs sur cette thématique prisée par le cinéma, le réalisateur parvient à offrir un nouveau regard sur ce phénomène ravageur en s’ancrant dans le quotidien d’une famille liée au trafic. En adoptant le point de vue de la cadette, Chiara, une jeune adolescente de quinze ans, il nous donne à voir une vue presque documentaire sur cet univers interlope tout en racontant le récit d’apprentissage de cette héroïne en quête de repères et de moralité dans un monde qui en est dépourvu. Couronné du prix du meilleur film européen par le Label Europa Cinemas à la Quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes 2021, le film, sorti en avril dernier, est déjà disponible en DVD, édité par Blaq Out.
Refusant de suivre les codes imposés par son sujet, Carpignano décide dans un premier temps de nous embarquer dans une chronique familiale avec sa vie ordinaire, composée d’activités sportives et de soirées passées à se chamailler sur le canapé, et ses rituels, l’anniversaire de Giulia, la fille aînée. Mais sous cette apparence d’heureuse tranquillité une menace subsiste, visible par les nombreuses mises au point opérées par l’objectif qui découpe l’espace en plusieurs strates – l’arrière-plan, peuplé d’hommes sombres à l’expression belliqueuse y apparaît comme le lieu des menaces qui vient démentir l’harmonie de surface. De même, il suffit d’un léger déplacement entrepris par la jeune fille pour que le foyer chaleureux se métamorphose en un espace de tensions. Quittant la chambre où elle s’amusait avec ses sœurs, Chiara se rend dans le salon où elle aperçoit son père converser vivement avec des inconnus. En un mouvement a priori anodin, on passe des jeux d’enfants aux disputes adultes, le tout enveloppé par un silence soudain qui révèle toute la dangerosité qui sous-tend la sphère domestique et qui fait disparaître les exclamations insouciantes de l’instant précédent. Ce mystère, sur lequel repose le film, assure sa réussite car il nous conduit à partager la quête de vérité de son personnage et sa découverte progressive de la réalité qui l’entoure. L’écriture mêle donc finement l’exploration d’un milieu social avec le passage vers l’âge adulte, liant ces deux lignes parallèles par une même métamorphose du regard.
Pour ce faire, le cinéaste épouse le point de vue de sa principale protagoniste, celui de l’adolescente tenue à l’écart des enjeux qui lui sont adjacents. Loin d’être original, ce choix narratif n’en reste pas néanmoins judicieux car c’est toujours aux yeux les plus innocents qu’apparaissent avec le plus d’acuité les distorsions et les laideurs du réel. En s’arrimant au parcours de Chiara, avec une caméra à l’épaule qui la suit dans ses moindres faits et gestes, la mise en scène nous dévoile peu à peu ce hors-champ qu’elle aspire à connaître. Quittant l’espace illusoire de la maison familiale, la lycéenne avance dans sa recherche au sein d’un paysage calabrais délabré, marqué par la pauvreté et soumis au racket. Ce faisant, elle se construit sa propre identité et son propre système de valeurs, constatant par elle-même l’injustice et la violence de cette société sur laquelle prospère son entourage. Le dilemme qui se pose à elle, entre ce que lui commande sa loi morale et l’amour qu’elle porte à sa famille, permet ici d’appréhender avec davantage de profondeur et de netteté la complexité de ces situations où il est bien difficile d’échapper à ce que l’on a toujours connu.
À ce titre, le réalisateur s’amuse à rendre compte de cette « loi de silence » qui régit l’univers mafieux et qui participe au renouvellement de la tradition. Les nombreuses interrogations de l’héroïne sont toujours recouvertes par un son plus important, qu’il s’agisse du bruit de la machine à café ou d’une musique dont on augmente la volume. Ce silence forcé, que l’on prend d’abord pour une tentative de protection, témoigne de la manière dont on cherche à étouffer la moindre quête de vérité pour conserver les structures en place. Le trajet vers l’affranchissement de Chiara suppose donc qu’elle parvienne à se défaire de cet aveuglement et de cette surdité imposés pour être la seule maître de sa perception du monde. Saluons ici la performance de Swammy Rotolo, la jeune interprète, ainsi que celle des autres acteurs non-professionnels, puisque Carpignano a choisi ici de filmer une véritable famille, pour mieux rendre à l’écran le naturel de leurs relations et le lien qui les unit.
Plus qu’un film sur la mafia aux vertus documentaires, A Chiara est donc d’abord le portrait d’une émancipation et de la perte douloureuse qu’elle implique. Ce parcours vers la liberté est résumé, aux deux extrémités du récit, par une métaphore un peu lourde puisque l’on nous montre la jeune fille passer d’une course sur un tapis roulant, synonyme de surplace, à une course en extérieur, vers l’horizon. Aussi, on lui préférera ce plan au miroir situé quelques instants auparavant, qui nous rappelle que la construction de soi n’efface jamais l’empreinte de notre milieu d’origine, de ce monde premier qui ne cessera jamais de nous hanter.
En plus du film, présenté dans une belle copie, l’édition DVD nous propose également un agréable échange entre le réalisateur et l’actrice, enregistré à l’occasion du Festival de Cannes.
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