Lorsqu’il remporte l’Oscar du meilleur réalisateur en 1991 pour Le Silence des agneaux, Jonathan Demme a déjà à son actif une dizaine de longs-métrages, des épisodes de séries télé (Columbo) et des clips musicaux pour New Order ou Talking Heads, entre autres. À l’instar de Martin Scorsese, Monte Hellman, Francis Ford Coppola ou Joe Dante, c’est auprès du pape de la série B, le légendaire Roger Corman, qu’il débute sa carrière. Pour le producteur, il écrit notamment le scénario du film de bikers Angels Hard as They Come ou de The Hot Box, un WIP (pour Women in Prison, sous-genre bien codifié qui a alors le vent en poupe) avant de passer derrière la caméra afin de mettre en boîte les scènes de kung-fu de Fly Me (coréalisé par un débutant nommé Curtis Hanson) et l’introduction de la comédie érotique Secrets of a Door-to-Door Salesman. Au sein de l’écurie New World Pictures, Demme prend rapidement du galon et rédige un premier jet de ce qui deviendra Black Mama White Mama (relecture bis et féminine de La Chaîne de Stanley Kramer) avant de plancher sur son premier projet en tant que metteur en scène, un thriller intitulé Renegade Girls. Le récit suit l’odyssée de Jacqueline Wilson (Erica Gavin), incarcérée à la suite d’un braquage qui a mal tourné, qui parvient à s’évader du pénitencier en compagnie de Maggie (Juanita Brown). Les deux codétenues en cavale montent, au péril de leur vie, une opération pour délivrer leur amie Belle (Roberta Collins) restée aux mains de geôliers sadiques. Retitré Caged Heat en référence à Caged (Femmes en cage) de John Cromwell et White Heat (L’Enfer est à lui) de Raoul Walsh, le film fut longtemps introuvable sous nos latitudes où seule une VHS avait été éditée. Grâce à The Ecstasy of Films, 5 femmes à abattre (magie de la traduction nonsensique à la française) a enfin droit à un combo Blu-Ray / DVD digne de ce nom. Pur objet d’exploitation racoleur ou matrice d’un auteur, encore trop sous-estimé, l’heure est venue de trancher.
Fidèle aux préceptes de son mentor, Jonathan Demme injecte à son long-métrage les figures imposées du cinéma de drive-in. Du sexe, de la violence et un soupçon de mauvais esprit, telles sont les mamelles d’un divertissement made in New World Pictures. Le metteur en scène fait montre d’un dynamisme typique des années 70 lors des séquences d’action, notamment au détour de la course-poursuite inaugurale saisie sur le vif, ou de la fusillade finale riche en giclées de sang et en ralentis post-Peckinpah. Entre deux séquences de douche dénudées, et une blague graveleuse racontée par Rosemary (personnage campé par Cynthia Songé dont s’inspirera très probablement Shane Black pour son interprétation du soldat Hawkins de Predator), il plonge ses héroïnes au cœur d’instants oniriques. Ainsi, les rêves des prisonnières se retrouvent matérialisés à l’écran à travers des scènes surréalistes où l’extérieur, idéal fantasmé depuis les geôles, s’efface pour ne laisser place qu’à un grand flou lumineux, preuve d’une économie de moyens admirable. Là réside la force de 5 femmes à abattre, dans la faculté du cinéaste à se saisir d’un matériau purement mercantile afin de le valoriser par des partis-pris ingénieux et payants. Le réalisateur fait d’un simple vol de nourriture, un pur moment anxiogène timé à la seconde près. Dans son livret intitulé Jonathan Demme – Les Années Corman, Marc Toullec révèle par exemple que c’est l’auteur de Philadelphia qui insista pour injecter plus de fantasmagorie et d’humour à l’ensemble. L’ouverture et sa voix-off qui détaille ce que réserve l’au-delà avant de se révéler être une publicité pour une entreprise de pompes funèbres, en est un exemple grinçant. La caméra de Tak Fujimoto (chef op talentueux de La Balade sauvage, Sixième sens, et collaborateur régulier du cinéaste), s’affranchit quant à elle des règles de la physique pour franchir symboliquement des grilles ou des murs lors de longs travellings latéraux. Un motif qui hantera toute la filmographie de Demme (tout comme les nombreux gros plans face caméra), jusqu’à la découverte d’Hannibal Lecter par une Clarice Starling apeurée. Car finalement, s’il est adoubé par ses pairs aux oscars en 91, il ne faut pas oublier que c’est grâce à un thriller grandement influencé par le cinéma d’épouvante. Sous des atours d’artiste institutionnalisé, il n’a en réalité jamais totalement abandonné ses racines horrifiques. Pour preuve, il convoque ici la légendaire reine du gothique Barbara Steel, (Le Masque du démon, L’Effroyable secret du docteur Hichcock) afin d’interpréter la directrice McQueen, introduite par sa seule ombre, projection expressionniste et monstrueuse de toute sa cruauté.
Les attributs de pure œuvre bis de 5 femmes à abattre cachent en réalité un propos gentiment subversif. Les diverses humiliations, les tortures psychologiques et physiques ou autres violences sexuelles (passages obligés de tout film de Women in Prison, jusqu’à ses itérations les plus déviantes de la nazisploitation) n’ont finalement qu’un but : dépeindre au sein d’un microcosme hyperbolique, le quotidien de n’importe quelle femme. Dans une Amérique encore sclérosée, enlisée dans son archaïsme malgré la récente révolution des mœurs, chacune subit ou a subi, les abus de compagnons violents, parfois haut placés (le fils d’un sénateur), vécu des relations toxiques qui les ont souvent menées derrière les barreaux. Lorsqu’elles se produisent dans un show afin de divertir leurs codétenues, elles se déguisent en hommes rustres, de véritables beaufs obsédés et stupides. Demme n’hésite pas à mettre dans la bouche de l’une de ses héroïnes un cinglant « Men are shit ! » plus que limpide. Au sein d’un univers particulièrement brutal où d’innombrables écriteaux leur rappellent ce qui est proscrit – jusqu’au surréaliste « Interdiction de rire » -, une nécessaire solidarité naît pourtant. Entre les murs, tous les âges, toutes les communautés se côtoient, sans distinction. Ce monde nous est présenté à travers les yeux de Jacqueline, interprété par Erica Gavin, Vixen originelle de Russ Meyer, également vue dans Beyond the Valley of Dolls. Après son procès, que le cinéaste n’illustre que par le visage de la jeune femme sur fond noir accompagné d’une voix off monotone et d’un simple insert sur un marteau scellant son destin, elle est plongée dans l’enfer carcéral. Naïve, elle en découvre les secrets et les codes, préfiguration de la juvénile Clarice, nouvelle recrue idéaliste du FBI, confrontée à l’horreur dans Le Silence des agneaux. Face à elle, une galerie de femmes parmi lesquelles la charismatique Maggie, campée par Juanita Brown, égérie de la blaxploitation (Foxy Brown, Willie Dynamite), ou Lavelle (Cheryl Smith, apparue dans Phantom of the Paradise ou Vice Squad), personnage le plus touchant par sa candeur et son innocence. Entre elles, se tissent des liens et naissent de vraies amitiés ou des histoires d’amour, le réalisateur n’hésitant pas à traiter frontalement la question du désir féminin et les fantasmes de ses protagonistes (la séquence du parloir). Toutes ne sont pourtant pas solidaires, certaines œuvrent pour l’organisation patriarcale en place. Ainsi, la perverse McQueen, qui condamne toute relation intime par pure frustration (en témoigne la scène de rêve burlesque), ferme les yeux sur les agissements du docteur Randolph (Warren Miller). Ce dernier, coupable de faire subir des électrochocs à ses patientes afin de profiter d’elles, ose même déclarer « Ce rituel me déplaît autant qu’à vous » lors d’une fouille au corps, comme pour justifier ses méfaits, les camoufler derrière une procédure légale. Le drapeau américain qui trône dans le bureau de la directrice ou le portrait de Richard Nixon au mur du cabinet du médecin, ne laissent que peu de doute quant à la vision du metteur en scène et son rapport à l’autorité. Marc Toullec aborde d’ailleurs la thématique récurrente dans sa filmographie de l’outsider face au système. Des figures qui s’émancipent d’institutions machistes et capitalistes (l’une d’elles est forcée de travailler dans un bordel après avoir été licenciée de son usine) qui ne se retrouveront pas dans les suites opportunistes et putassières produites par Corman dans les années 90 (Caged Heat : Stripped for Freedom et Caged Heat 3000). Sans être dupe quant à son postulat de pur film d’exploitation qui n’hésite pas à flatter les plus bas instincts de ses spectateurs, il faut reconnaître à ce 5 femmes à abattre une vraie rigueur formelle, et une manière plus que défendable de pervertir son cahier des charges afin d’amener le tout vers une charge misandre et féroce.
Disponible en combo Blu-Ray / DVD chez The Ecstasy of Films.
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