Fort de son expérience de scénariste pour le compte de la Paramount (Alice au pays des merveilles en 1933), puis de producteur au sein de la MGM (il finance le Furie de Fritz Lang), Joseph L. Mankiewicz s’est rapidement fait un nom en tant que réalisateur avec des succès tels que L’Aventure de Mme. Muir ou Chaînes conjugales. Frère du légendaire Herman J. Mankiewicz, auteur de Citizen Kane, celui-ci vient d’enchaîner en à peine deux ans Jules César, La Comtesse aux pieds nus et la comédie musicale Blanches colombes et vilains messieurs lorsqu’il décide de s’atteler à l’adaptation d’un roman à succès de Graham Greene. L’ancien critique de cinéma, à la plume sur rien de moins que Le Troisième homme, vit son œuvre plusieurs fois portée à l’écran (La Fin d’une liaison, transposé à deux reprises, sous la direction d’Edward Dmytryk puis de Neil Jordan des décennies plus tard). Un Américain bien tranquille raconte comment à Saïgon, en pleine guerre d’Indochine, Thomas Fowler (Michael Redgrave, Les Innocents, Au cœur de la nuit), un journaliste anglais, fait la connaissance d’un mystérieux ressortissant américain (Audie Murphy). Il découvre peu à peu que le jeune homme travaille pour la CIA. Lorsque ce dernier est retrouvé assassiné, Fowler aide la police à comprendre ce qui s’est passé. Partiellement renié par son cinéaste, désavoué par Greene, le long-métrage, pourtant considéré par Jean-Luc Godard et Eric Rohmer comme le meilleur de l’année 1958, a enfin droit à un support physique digne de ce nom grâce au combo Blu-Ray / DVD proposé par Rimini Editions. Film raté, œuvre malade, ou réussite mal considérée en son temps, le moment est venu statuer sur son sort.
Si l’on ne devait détacher qu’une grande thématique récurrente de la filmographie foisonnante de Joseph L. Mankiewicz, celle du conflit entre générations serait en bonne place. Des deux actrices d’Eve, au face-à-face inoubliable du Limier (dans lequel apparaissait Michael Caine, vedette du remake signé Kenneth Branagh ainsi que, ironie du sort, de la relecture de The Quiet American réalisé par Philip Noyce en 2002), la jeune garde bouscule les anciens dans des jeux de massacre à la fois réjouissants, manipulateurs et anxiogènes. Ici, c’est le duo Audie Murphy / Michael Redgrave qui porte cette tragédie « de la vanité masculine » comme la désigne fort justement le critique et professeur N.T. Binh dans son entretien présent en bonus. Le réalisateur, qui avait initialement envisagé Montgomery Cliff et Laurence Olivier dans les rôles principaux, met en scène un affrontement en apparence feutré et cordial entre le jeune loup, pur produit de l’Amérique triomphante, et le vieux Britannique cynique et désabusé. Dans le rôle-titre, Murphy, soldat le plus médaillé de la Seconde Guerre mondiale, starifié par Hollywood dès 1948, tient ici son premier drame, loin des westerns et films de guerre souvent bâtis à sa seule gloire. Dans un rôle anonyme (son nom, Alden Pyle, ne sera jamais révélé, contrairement au livre), l’acteur se montre hésitant, maladroit, renforçant habilement son statut de poisson hors de l’eau et mal à l’aise. Paradoxalement, cet énigmatique étranger se dévoile par son absence, à l’image de cet ultime enregistrement audio diffusé sur un gramophone. C’est ainsi la vue de son corps sans vie à la morgue, après qu’il ait été retrouvé gisant près d’une allégorique tête de dragon décapitée, qui entraîne le long flashback narré par Fowler. Entre les deux hommes, Phuong, interprétée par l’Italienne Giorgia Moll (vue dans Le Mépris ou Mariti in città) complète le triangle amoureux, véritable axe narratif du récit. La jeune femme se retrouve au centre de toutes les attentions, de toutes les hostilités, dans un duel dont le point d’orgue à la fois absurde et édifiant, demeure une séquence polyglotte de déclaration enflammée traduite en direct, où les trois protagonistes ne sont jamais cadrées ensemble dans un même plan. Une romance tortueuse, rendue plus complexe encore par l’ego des deux mâles, qui porte en elle un écho douloureux à la situation que traverse Mankiewicz au moment du tournage. En effet, l’épouse du cinéaste, Rose Stradner, restée aux Etats-Unis, souffre d’une grave dépression qui la mènera jusqu’au suicide quelques mois plus tard. Difficile ne pas saisir dans le personnage de l’amante de Thomas Fowler et dans la manière dont ce dernier la traite avec condescendance, puis le statut de bien à ravir qu’elle occupe auprès de son nouveau prétendant, une vision mortifère des rapports de couple. Plus encore, les occidentaux, qui considèrent l’amour comme un conflit qu’il faut impérativement gagner, usant de références martiales pour parler de leurs sentiments, sans jamais prendre en compte les désirs de leur chère et tendre, dessinent une métaphore du pouvoir colonial ou néocolonial sur le sol vietnamien.
Premier long-métrage américain tourné au Vietnam, en partie financé par un producteur local Vinh Noan, The Quiet American s’ancre dans une phase de transition particulière de la carrière de Joseph L. Mankiewicz. N.T. Binh revient sur ces bouleversements en évoquant l’envie de ce dernier de sortir des carcans des studios, de filmer en extérieur et à l’étranger. Une ambition qui sera de courte durée, sa rencontre avec Liz Taylor le menant à retourner vers le système hollywoodien classique (Soudain l’été dernier), précipitant malgré lui la fin de l’âge d’or avec le monumental Cléopâtre. Ici, son désir d’ailleurs se retrouve retranscrit à l’écran dès l’introduction. En quelques minutes, le réalisateur et son chef-opérateur Robert Krasker (à la photo sur Brève rencontre, Le Troisième homme ou The Concrete Jungle) capte la ferveur d’une foule en pleine célébration du Nouvel An Chinois au détour d’une poignée d’instants pris sur le vif dans un style quasi documentaire. Le maelström d’images et de sons, fruit du travail du monteur William Hornbeck (La Vie est belle) accentue le sentiment de perte de repères perçu par certains des personnages au cours du film. Ainsi, bien que conquérants voire méprisants avec les autochtones, les occidentaux sont dépeints comme totalement extérieurs à la vie bouillonnante de Saïgon. Quadrillée par les troupes françaises alors que la guerre d’indépendance est sur le point d’être déclarée, la ville demeure mystérieuse, labyrinthique, le temps présent se déroulant uniquement de nuit pour accentuer son étrangeté. Sur place, les colons imposent leur manière de vivre en veillant à ne pas se mêler à la population, à l’instar de cet hôtel de luxe uniquement peuplé de Blancs ou de cette soirée dansante, à laquelle le cinéaste fait succéder une séquence dans un baraquement militaire spartiate. Les Saïgonnais eux, en sont réduits à la pauvreté, à la criminalité, à la prostitution ou au terrorisme. Sur ce dernier point, Mankiewicz trahit le roman originel en disculpant le personnage d’Audie Murphy de toute implication dans l’attentat qui intervient en milieu de métrage (puissante séquence où les deux protagonistes règlent leur compte au milieu des décombres) au grand dam de Graham Greene. Le metteur en scène lui-même avoua d’ailleurs qu’il n’avait pas su capter l’essence du matériau original. En découle pourtant une vision nuancée de cet Américain, certes naïf, chantre de la « troisième force », que les Etats-Unis souhaitent apporter au pays, en opposition au colonialisme et au communisme (avec les conséquences historiques que nous connaissons), mais néanmoins brave, en témoigne ce sauvetage spectaculaire, écho aux prouesses véritables de l’acteur. L’impérialisme à l’œuvre dans cette poudrière prête à s’embraser n’est pas qu’idéologique, politique, mais également culturel, au travers du soft power yankee qui s’étend insidieusement à travers le monde entier et se retrouve moqué au détour d’une conversation. S’il simplifie quelque peu les écrits de Greene, l’auteur d’Eve réussit avec Un Américain bien tranquille un surprenant mélange de romance et de complot politique maîtrisé et incarné, dans laquelle, à la guerre comme en amour, « Tôt ou tard, on doit prendre parti, n’est-ce pas ? » comme se demande Fowler. Une réussite à redécouvrir dans le master HD en tous points parfait proposé par Rimini Editions.
Disponible en combo Blu-Ray/DVD chez Rimini Editions.
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