Dans le premier long-métrage de Juan Diego Escobar Alzate, le mal est mis au même niveau que la croyance. Il est à la fois partout et nulle part, voulu et subi, défendu et combattu, incarné par quelqu’un ou quelque chose. Luz, La Flor del mal est ainsi traversé de courants antithétiques propres à la multiplication des sources (et des interprétations), mais sa beauté plastique met tout le monde d’accord. Le résumer à ses seuls magnifiques plans montagneux sursaturés et à ses compositions nocturnes (tendance Rembrandt et Le Caravage) serait une erreur de jugement, car ce film de folk horror sur les hauteurs andines, présenté au Sitges Film Festival en 2019, a plus d’un tour dans son sac.
L’esthétique léchée éduque à cet univers singulier sans nécessiter d’amples explications. Les dialogues sont réduits au minimum afin de laisser l’observateur s’imprégner de ce qui compose la vie des protagonistes et se forger son opinion visuelle. Les plans cadrent le récit, définissent les frontières lointaines du visible et de l’invisible. Tout est question de simultanéité, de découpage et d’ellipses. Regarder, c’est entrevoir. Les images apportent une ouverture, même microscopique vers quelque chose qui pourrait s’infiltrer ou s’échapper. La lumière se focalise sur les visages ou les corps, et c’est bien de là où vient le faisceau ou les rayons que peut résider le salut des âmes égarées. La matière vivante peuple chaque plan : l’extérieur éclate de contrastes de couleurs, tandis que les ténèbres des intérieurs semblent sculptables à mains nues. Rien n’est fini, appelé par un éternel du bien ou du mal, soutenu par une croyance.
Car il est bel et bien question de foi, dans cette communauté de fidèles doutant des idées et des méthodes d’un prédicateur (« El Señor ») qui vit avec ses trois filles. Celui-ci enchaîne de jeunes garçons censés devenir les prochains messies et réfrène le moindre élan de désir de ses fidèles. L’équilibre fragile de la famille se rompt peu à peu après la découverte par l’une des jeunes femmes d’un lecteur de cassettes audio abandonné dans la nature. L’appairage, d’une cassette et du magnétophone, de l’une des sœurs avec un jeune homme du village, de Dieu et du diable, écrit la suite de l’histoire. Le démon, régulièrement fustigé par « El Señor », prend ses quartiers, à travers plusieurs interstices. Aussi bien par la montée de la méfiance envers les villageois, que par la musique du mouvement lent du Quintette avec clarinette de Mozart sur l’appareil abandonné, ou que les regards d’adolescents pleins d’espoir. Chaque élément nouveau incarne une émancipation que le père voit d’un mauvais œil en miroir des desseins supposés du diable.
La vue : on en vient une nouvelle fois aux sens. L’éden qu’illustre Juan Diego Escobar Alzate s’étend jusqu’à l’horizon, tandis que les destins des personnages sont incarcérés par les décisions du prédicateur. Ce dernier dit où regarder, comment penser, où focaliser son regard, dans une immensité naturelle aux possibles pluriels. Au contraire, le réalisateur choisit de superposer le mystique et l’humain : les objets sont filmés à travers le sens supplémentaire auquel ils pourraient faire appel (la rotation des boucles des cassettes, à laquelle s’ajoute le ruissellement sonore du sublime Larghetto de Mozart, lui donne une dimension charnelle), tandis que les tableaux en plans larges sont immédiatement remis à la mesure d’un visage. Le télescopage et la transition s’insurgent donc contre l’ordre établi par El Señor par autant de calques que nécessaire. Le métissage se retrouve également dans les références cinématographiques, aussi dans l’imagerie de western mystique d’Alejandro Jodorowsky (El Topo et La Montagne sacrée), dans l’hystérie organique d’Andrzej Żuławski (Possession), dans le cadre sur-mesure et insidieux de Robert Eggers (The VVitch), que dans le fanatisme de la manipulation tel que vu chez Paul Thomas Anderson (There Will Be Blood).
Si la mise en scène et le jeu d’acteurs (Conrado Osorio et Yuri Vargas en tête) scintillent au firmament, le film a tendance à trop se faire confiance dans son étrangeté au cours du dernier tiers, ce qui atténue sa force. La maîtrise se transforme en exercice de style qui manque sans doute de ressorts dramatiques. La Fleur du mal peine malheureusement à trouver sa raison d’être profonde jusque dans la terre et la roche, ayant malgré tout fait crépiter son feu sacré jusqu’au dernier son, jusqu’au dernier souffle. Mais à ces réserves près qui constituent peut-être le symptôme de la première oeuvre dont la fougue et la sincérité n’excluent pas les maladresses, ce premier long-métrage de Juan Diego Escobar Alzate avec ses images visionnaires et infernales reste suffisamment hypnotique et ambitieux pour que l’on guette la suite avec impatience.
BONUS:
• Making of du film (58 min)
• L’expérience Sitges (49 min)
• Musique du film
• Clip vidéo: The Scum – Dead Eyes
• Film annonce
Blu-ray édité par Le Chat qui fume
© Tous droits réservés. Culturopoing.com est un site intégralement bénévole (Association de loi 1901) et respecte les droits d’auteur, dans le respect du travail des artistes que nous cherchons à valoriser. Les photos visibles sur le site ne sont là qu’à titre illustratif, non dans un but d’exploitation commerciale et ne sont pas la propriété de Culturopoing. Néanmoins, si une photographie avait malgré tout échappé à notre contrôle, elle sera de fait enlevée immédiatement. Nous comptons sur la bienveillance et vigilance de chaque lecteur – anonyme, distributeur, attaché de presse, artiste, photographe.
Merci de contacter Bruno Piszczorowicz (lebornu@hotmail.com) ou Olivier Rossignot (culturopoingcinema@gmail.com).