Une œuvre peut en cacher une autre. Opus mineur dans la filmographie de Julien Duvivier, Le Diable et les 10 commandements dissimule l’amertume de son propos derrière la légèreté du genre, le divertissement populaire. Passé le premier plaisir du défilé de stars que nous nous amusons à reconnaître au fil des histoires, plus ou moins à contre-emploi – Michel Simon, Françoise Arnoult, Micheline Presle, Alain Delon, Jean-Claude Brialy … – cette comédie à sketches drôle et rythmée libère un discours subtilement politique que l’exubérance de la farce ne saurait camoufler.

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L’argument initial ne constitue qu’un prétexte et témoigne de la manière dont Duvivier injecte de la subversion dans une œuvre qui n’avait a priori pas cette ambition. Au cours de huit histoires, le Diable raille les 10 commandements, prenant la voix off délicieuse de Claude Rich, qui commente l’action et fait le lien entre les sketches. Cette intervention exceptée, ces petits contes moraux entretiennent finalement peu de rapport avec l’infernal ou le fantastique, mais relèvent d’habiles tableaux du monde moderne, où les individus s’ébattent comme des marionnettes, avec leurs petits travers, leurs mesquineries plus que leurs qualités humaines, et surtout à la destinée indissociable du déterminisme social. Mieux, et c’est là que ressort la puissance d’un Duvivier un peu déguisé, ce sont toujours les plus humbles qui s’en sortent le moins bien, malmenés par la vie. Avec un thème qui risquait d’aboutir à une morale chrétienne, Duvivier et ses scénaristes/ dialoguistes (Henri Jeanson, René Barjavel, Michel Audiard) s’en donnent à cœur joie pour se moquer des préceptes religieux – très pratiques pour canaliser les masses – inséparables du fonctionnement des institutions et du ridicule des commandements. Nous pourrions même arguer que concernant les règles imposées par l’Église, le film est plutôt du côté du Diable. Le diabolique mythologique se manifeste finalement fort peu, cédant la place à un mal nettement plus prosaïque, spectacle d’une triste époque, constat social effrayant. Le Diable et les 10 commandements a beau se donner pour mission de faire rire, le spectateur ne cesse de lire entre les lignes. Les petits jeux entre dominants, divins ou aristocrates, se font toujours aux dépens des plus faibles.

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La position de Duvivier du côté des candides et des opprimés ne souffre aucune ambiguïté. Il suffit de voir dès les premières minutes Michel Simon, ne parvenant pas à s’empêcher de dire des « nom de Dieu » au milieu d’un couvent face aux bonnes sœurs effarées, et se relier d’amitié avec son ex camarade de classe – à l’heure où ils n’étaient que de vilains garnements – devenu évêque pour comprendre quelles sont les connexions, les inclinations du cinéaste : la vraie vie, les vrais êtres, ceux qui ne réfléchissent pas au jeu social et dont on méprise la voix spontanée, jugée choquante ou scandaleuse. Les histoires se révèlent souvent d’une cruauté inattendue, respirant un désenchantement troublant. On retiendra notamment parmi les scènes les plus saisissantes, l’arrivée impromptue de « Dieu » dans une modeste maison, qui vient assister à l’agonie d’une vieille dame lui refusant le miracle de sa jeunesse retrouvée, effrayée par l’idée de vivre deux fois le même calvaire. Le « Dieu » (Fernandel) se met en colère contre l’incompréhension des humains, tandis que la vieille n’espère qu’une chose : en finir.

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Dans une autre histoire, après maints quiproquos qui voient un pitoyable braqueur de banque (Louis de Funès) se faire duper par l’employé braqué qui venait d’être licencié (Jean-Claude Brialy), la valise contenant l’argent finit malencontreusement entre les mains d’un pauvre hère qui croyait découvrir sa bouteille de vin et son pain quotidiens. Mais plutôt que de le mener vers une fortune inattendue, il est immédiatement arrêté par la police. Avec de telles conclusions, le rire s’étouffe dans la gorge. Le film courtise la misanthropie, se révèle même un soupçon misogyne lorsqu’il sacrifie aux règles du vaudeville, même si l’on se demande, lorsque le Diable ne cesse d’évoquer le démon des femmes, s’il ne se moque pas autant des poncifs qu’il ne les illustre. Avec ses deux héroïnes vénales, choisissant leurs maris et leurs amants selon les bijoux dont elles pourront se parer, « L’œuvre de chair ne désirera qu’en mariage seulement » est un peu serti d’archétypes et d’effet de surprise qu’on voit arriver de loin. Mais le duo – ou plutôt duel – Françoise Arnoult / Micheline Presle reste particulièrement savoureux.

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Un sketch fait contraste avec le reste « Tu ne tueras point » dans lequel un séminariste (Aznavour), apprenant la mort de sa sœur, abandonne la soutane pour préparer sa vengeance contre le proxénète et trafiquant de drogue (Lino Ventura) qui la conduisit au suicide. Il constitue une magnifique mini tragédie, petit film noir coincé au milieu du burlesque. On s’amusera également d’entendre le Diable tacler une certaine Nouvelle Vague, drôle d’allusion recontextualisant la génération de Duvivier et le cinéma de quartier de l’époque face à la révolution en cours, identifiée quelque peu à celle d’une nouvelle génération arrogante et opportuniste, plus bourgeoise que franchement rebelle :

Toi avec ta jolie petite gueule, je te retrouverai ! Parce que ta génération, elle est très prometteuse. J’y ai beaucoup d’amis. J’aime la nouvelle vague, moi, tous ces gaillards qui pensent que la vie est un voyage et qu’il vaut mieux le faire en première classe.

Même lorsque Duvivier cherche à divertir, il éveille la conscience du spectateur et libère son regard noir plein de colère rentrée. Dans « Tes père et mère honoreras et Tu ne mentiras point », il offre peut-être l’une des séquences les plus virulentes, lorsque Pierre, un jeune homme de 20 ans (Alain Delon), apprend le même jour que ni sa mère ni son père de modeste condition ne sont ses vrais parents, mais que sa génitrice n’est rien d’autre que la célèbre actrice (Danielle Darrieux) née Solange Beauchon, rebaptisée Clarisse Ardant comme nom de scène.

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Il s’empresse d’aller voir celle qui l’a abandonné à la naissance alors qu’elle avait 16 ans. Très sûre de ses charmes, comme toute diva sûre d’elle, elle entame illico un jeu de séduction avec le beau Pierre et s’apprête à l’embrasser avant qu’il ne lui dise qu’il est son fils. Fabuleux moment où le rire n’étouffe pas la rage, dans lequel le pouvoir suprême de l’apparence et l’arrogance de la caste annihile tout sentiment d’amour. Pas une once de culpabilité ni même de prise de conscience chez Clarisse, qui appelle son fils « mon chéri », comme si elle l’avait vu la veille, et lui prodigue des conseils sur la manière de mener sa vie. La conclusion – le retour aux parents adoptifs, victoire des vraies gens contre les vrais parents – pourrait résumer à elle seule toute la philosophie du Diable et les 10 commandements où ça n’est finalement pas sa truculence – bien présente – qui importe le plus mais son éthique, sa bienveillance pessimiste et le spectacle implicite de la lutte des classes. Dans son meilleur, le film hérite de la charge satirique d’un Flaubert ou d’un Maupassant. Alors, Le Diable et les 10 commandements est-il vraiment mineur ?

 

La restauration 4K proposée par Coin de Mire est somptueuse, superbe définition, aucun défaut perceptible. Le film est présenté pour la première fois dans sa version intégrale, alors qu’à l’époque de sa sortie française, le film jugé trop long avait été amputé de « L’œuvre de chair ne désirera qu’en mariage seulement ». Un vrai bonheur. Comme toujours la collection « La Séance » nous propose un luxueux objet, avec un livret 24 pages reproduisant des archives sur le film, 10 photos d’exploitation format 120 x 150, la reproduction de l’affiche originale en format 215 x 290. Quant aux suppléments, ils nous permettent de revenir en 1962 avec une séance de cinéma complète proposant actualités et réclames publicitaires d’époque, et films annonces avant la projection.

Le Diable et les 10 commandements (France-Italie, 1962) de Julien Duvivier, avec Françoise Arnoult, Charles Aznavour, Maurice Biraud, Jean-Claude Brialy, Jean Carmet, Louis de Funès, Mel Ferrer, Michel Simon … Combo DVD-Blu-Ray édité par Coin de Mire.

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A propos de Olivier ROSSIGNOT

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